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Réfutation de la matérialité des formes simples

D’entrée de jeu, Thomas entend réfuter la matérialité des formes simples. Certains, dit-il, posent dans la forme simple une matière qui serait spirituelle. L’enjeu est ici de garantir l’individuation des formes simples qui, en vertu de leur immatérialité, ne sau- raient être autres que Dieu96. En effet, la matière est pensée, dans les substances ma-

térielles, principe de l’individuation de la forme. De fait, il n’appartient pas à la forme, qui est commune en raison aux individus qui la partagent, de se déterminer à tel ou tel individu. On peut considérer la matière de trois manières. Lorsqu’on la conçoit comme cause universelle en puissance de toutes formes, on la nomme « ma- tière première  ». Lorsqu’elle est déjà déterminée par une forme substantielle, mais apte à recevoir des accidents, on l’appelle matière seconde. Elle correspond alors au sujet. On la nomme finalement matière propre ou désignée (signata) lorsqu’on l’en- tend comme « disposée à recevoir telle forme plutôt que telle autre »97. Elle est prin-

96 Quelque chose est individué lorsqu’il est indivis par soi et distinct des autres. Cf. ST, Iª, q. 29, a. 4 et

In Bœth. De Trinitate, q. 4, a. 2, Corpus thomisticum, op. cit., et la section « La conception thoma-

sienne de l’individuation  », dans Tiziana Suarez-Nani, Les anges et la philosophie  : Subjectivité et

fonction cosmologique des substances séparées à la fin du XIIIe siècle, Paris, J. Vrin, coll. Études de

philosophie médiévale, nº 82, 2002, p. 35-39.

97 Cf. Jean-Marie Vernier, Les anges chez saint Thomas d'Aquin : Fondements historiques et principes

philosophiques, Paris, Nouvelles Éditions Latines, coll. Collection Angelologia, nº 3, 1986, p. 49-50.

Vernier caractérise de façon générale chez Thomas la matière comme privation de ce à quoi elle est ordonnée, en puissance et tendant à recevoir la détermination d’un agent et, finalement, en tant que substance « dans la mesure où elle est le sujet de la forme substantielle et subsiste par elle. », p. 49.

cipe d’individuation en ce sens que, ayant reçu la détermination de la forme substan- tielle, elle est le sujet des accidents propres à l’étant ainsi constitué. La matière est alors par exemple de telle dimension et de telle couleur, accidents qui déterminent la forme à tel étant singulier. Ainsi, si elle comprend implicitement la couleur par la rai- son de corps incluse en elle, l’essence « homme » est déterminée à une couleur par- ticulière dès lors qu’elle détermine une matière précise. Elle est ainsi individuée par la matière qui lui confère l’accident «  blanc  » du sujet Socrate98. Ceux qui posent

une matière spirituelle pour la forme simple entendent résoudre le problème de son individuation; l’essence de la forme simple serait alors individuée par les accidents propres à la matière spirituelle et serait ainsi distinguée des autres réalités spirituelles. Dans les deux articles, Thomas avance cependant des arguments démontrant l’impos- sibilité de poser une matière spirituelle dans les formes simples, en raison, d’une part, de leur intellectualité et, d’autre part, de leur incorporalité.

Le premier argument concerne la connaissance immatérielle de la forme simple. L’ange, comme l’âme rationnelle, considère en effet les espèces des choses alors qu’elles sont dépourvues de matière individuelle. L’âme rationnelle reçoit d’abord la connaissance des choses par les sens. La ressemblance des choses se trouve alors re- produite dans l’âme sans la matière individuée, mais selon les formes des accidents perceptibles par les sens. Une image particulière de la chose est ainsi formée dans l’âme. Socrate est debout, court et blanc. L’intellect doit alors abstraire de ces don- nées des sens, consignées dans cette image du singulier, les espèces universelles qui s’y trouvent enfouies. Au terme de cet exercice, l’essence de la chose singulière est constituée dans l’âme rationnelle, sans la représentation des accidents qui la déter-

98 Dans l’article du Commentaire aux Sentences, Thomas distingue trois types d’accidents : « il y a cer-

tains accidents qui n’ont pas vraiment l’être, mais <qui> sont seulement les intentions de choses natu- relles. Les espèces des choses qui sont dans l’âme sont de cette sorte. De même, parmi les accidents ayant un être de nature, certains sont conséquents à la nature de l’individu, à savoir <conséquents> à la matière, par laquelle la nature est individuée, comme le blanc et le noir en l’homme. De là vient aussi qu’ils ne sont pas conséquents à toute l’espèce. [...] D’autre part, certains <accidents> ont un être de nature, mais résultent des principes de l’espèce, comme <le> sont les propriétés conséquentes à l’espèce. [...]  Les puissances de l’âme <à savoir les facultés cognitives et volitives> sont de tels accidents. », ad sed contra 1, p. XXXV.

minent dans la réalité extramentale99. De même, les espèces des choses se trouvent

dans l’intellect angélique selon ce mode intentionnel. L’ange reçoit cependant direc- tement de Dieu les espèces immatérielles par un influx. Celui-ci consiste en la res- semblance des créatures telles que Dieu les appréhende en connaissant son essen- ce100. Or Thomas affirme que si la matière entrait dans la composition de la forme

simple, il faudrait que celle-ci reçoive les formes selon un mode convenant à la ma- tière, en vertu du principe que ce qui est reçu doit se trouver dans le recevant selon le mode du recevant. L’ange et l’âme rationnelle ne connaîtraient alors que le parti- culier, c’est-à-dire que leur connaissance se limiterait à la forme reçue réellement. Ce que Thomas refuse puisque la substance séparée ou l’âme rationnelle ne connaî- traient pas les principes universels, la forme reçue de cette manière ne pouvant être principe de connaissance universelle.

La question ne serait pas résolue en posant que la matière des formes simples est spi- rituelle puisque ce qui fait problème dans la conception de la composition hylémor- phique de la forme simple, c’est l’individuation résultant de l’union de la forme à la matière. En effet, la forme individuée par la matière se trouve alors particularisée par des déterminations la distinguant des autres individus présentant la même forme. Or la réception des formes par l’intellect est d’une tout autre nature que celle de la ma- tière première. En effet, si l’intellect peut être dit en puissance de toute chose, il de- vient formellement les choses qu’il connaît, mais non selon l’être qu’elles ont dans la réalité101. En revanche, la matière première, lorsqu’elle reçoit une forme, se trouve

constituée une substance, ou un accident, ayant un être dans la réalité extramentale par cette forme et les déterminations conséquentes à la conjonction de la forme et de la matière. Si la forme simple recevait sa forme comme la matière première reçoit la sienne, elle deviendrait cette forme, mais ne serait plus apte à connaître les autres

99 Pour la connaissance des choses matérielles par l’âme rationnelle, cf. ST, Iª, q. 84-86, p. 729-757

dans Somme théologique, éd. A. Raulin, 4 vol., Paris, Éditions du Cerf, 1984, t. 1. Notons par ailleurs que l’essence de la chose matérielle est représentée dans l’âme avec les principes de la forme et de la matière qui entrent dans la définition de la chose. Ce qui est appréhendé est cependant la raison de la matière, et non la matière même. Par exemple, lorsqu’on appréhende l’homme, on ne conçoit pas son essence seulement en vertu de son âme rationnelle, mais selon le composé entier dont le principe ma- tériel est l’animalité incluant elle-même la raison de corps organique physique.

100 Pour la connaissance angélique, cf. ibid., q. 54-58, p. 529-556.

formes. Aussi Thomas conclut, à la suite d’Aristote et d’Averroès, que la connaissance intellective n’est possible qu’à ce qui est dépourvu de matière.

L’argument concernant l’incorporalité de la forme simple procède du principe selon lequel l’individuation des choses matérielles vient de l’étendue de la matière. Toutes les choses matérielles divisent en quelque sorte la matière première. Celle-ci se trouve distinguée en diverses parties selon les diverses formes qui la déterminent. Chacune des formes matérielles détermine ainsi une partie de la matière première qui se trouve dès lors désignée par la forme qui la détermine. Deux formes ne peu- vent par conséquent informer la même matière désignée, la forme «  pierre  » infor- mant cette matière, la forme « cheval », une autre.

Or la diversité des parties, dit Thomas, ne peut être intelligée dans la matière sans qu’une division <ne soit> intelligée, ni la division, sans que de dimension <ne soit> intelligée parce qu’une fois la quantité soustraite, la substance demeure indivisible, comme il est dit en Physique I102.

L’individuation résultant de l’union de la forme avec la matière n’est donc pas due à la matière en tant que matière, mais en tant que la forme définit l’étendue consécu- tive à la matière. De cette détermination résulte l’étendue propre de l’étant qui est ainsi constitué distinct d’un autre étant dont l’étendue diffère. Et comme les formes simples sont incorporelles, et donc sans dimension, postuler qu’elles soient compo- sées d’une matière spirituelle n’assure pas leur individuation. En effet, sans la corpo- ralité qui suppose une étendue, aucune individuation ne résulte d’une composition de forme et de matière.