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L’indistinction de l’être et de l’essence en Dieu

L’un de ces principes est l’essence, qui dans la créature est autre que son être. Nous abordons, dans cette section, les arguments opposant la distinction de ces principes dans les étants créés à leur indistinction que l’on conçoit en Dieu.

Un premier argument qui consiste à montrer que l’être n’est pas autre que l’essence même de Dieu procède ainsi85 : tout ce qui se trouve dans quelque chose, hormis

l’essence, est causé, soit par les principes de l’essence, soit par quelque chose d’exté- rieur à la chose. Admettant que l’être d’une chose diffère de son essence, cet être est soit causé par les principes essentiels de la chose, soit causé par quelque chose d’ex- térieur. Mais l’être d’une chose dont l’essence n’est pas son être est causé par quel- que chose d’extérieur puisqu’il n’appartient à aucune essence qui a un être causé de causer l’être de son sujet. La raison de cela a été exposée précédemment : une cause produit son effet propre en vertu d’une ressemblance à sa nature. Or une cause dont la nature serait autre que l’être ne peut être cause suffisante d’être pour elle-même. Thomas conclut que l’être de la chose dont l’être diffère de l’essence doit, par consé- quent, être causé par quelque chose d’extérieur auquel l’être convient par essence, à savoir Dieu.

Thomas emploie aussi l’argument dit de l’essence intelligée pour conclure qu’il est impossible que Dieu soit dans un genre en raison de la composition d’être et d’es- sence inhérente aux choses qui sont dans un genre86. Thomas montre par cet argu-

ment, attribué à Avicenne, que l’être n’appartient pas de soi à l’essence d’une chose qui est dans un genre. On peut, dit-il, penser l’essence d’une chose, par exemple l’humanité, et ignorer si une chose qui présenterait cette essence existe, dans ce cas, qu’un homme soit. En effet, ce qui est commun, à savoir le genre et l’espèce, prédi- que la quiddité, se rapportant à ce que la chose est. Or l’être n’est pas conséquent à la quiddité, « si ce n’est, affirme Thomas, parce qu’elle est reçue en ceci ou cela »87.

Nous avons cependant vu que l’être est aussi dit « commun » d’une certaine façon. En effet, « étant » se prédique de tout ce qui est, admettant l’ajout d’une nature qui

85 Cf. ST, Iª, q. 3, a. 4, co., p. XLVII-XLVIII.

86 Cf. In I Sent., d. 8, q. 4, a. 2, co., 3e argument, p. XXVII. Pour un aperçu de la discussion sur l’inter-

prétation de cet argument, cf. Wippel, The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas, p. 137 et sqq.

soit distincte de l’être. Or Thomas ne signifie pas ici l’être en tant qu’il est commun à tout ce qui est, mais l’être en tant qu’il est celui de la chose existante. Il ne s’agit pas de la notion de l’être que l’on prédique de ce qui est et qui convient à tout étant en raison qu’elle exprime que l’étant est, mais de l’être même de cet étant qui n’est pas commun, mais propre à chaque étant. C’est ainsi que Thomas dit que l’être de l’étant n’est pas dû à la quiddité de l’étant, si ce n’est qu’en tant que la quiddité est reçue en un sujet particulier. En effet, l’être de l’étant est alors configuré par cette quiddité qui devient cause secondaire de l’être en tant que façon dont l’être se trouve dans l’étant. L’Aquinate conclut à l’évidence, par cette considération, de la distinction de l’être et de la quiddité de la chose qui est dans un genre. Par conséquent, comme en Dieu l’être et la quiddité sont identiques, Dieu ne se trouve pas dans un genre. En effet, si l’être de Dieu n’était pas sa quiddité, son être adviendrait à sa quiddité et lui serait alors acquis d’un autre. Or comme Dieu a l’être par essence, ce que Thomas démon- tre ailleurs, on doit conclure à l’identité de l’être et de la quiddité en Dieu.

Dans l’article de In I Sent., d.  8, q.  1, a.  1, alors que Thomas entend montrer que « Celui qui est » est le nom qui convient le mieux à Dieu, il distingue la quiddité et l’être en indiquant que la quiddité est ce par quoi l’étant subsiste dans une nature dé- terminée et que son être est ce par quoi l’on dit de l’étant qu’il est en acte88. Repre-

nant les distinctions d’Avicenne, l’Aquinate affirme que le nom « chose » est imposé à partir de la quiddité et le nom « étant » ou « ce qui est » à partir de l’acte d’être même de l’étant. Comme en toute chose l’être et la quiddité sont distincts, on nomme proprement une chose à partir de sa quiddité et non à partir de son être, par exemple l’homme à partir de l’humanité. En effet, le propre d’une chose la distingue d’une autre, puisqu’il suit des principes de la chose même. Or l’être, bien qu’il soit propre à chaque étant, ne distingue pas les différents étants les uns des autres, mais leur est une caractéristique commune. Par conséquent, on ne peut nommer propre- ment une chose en vertu de son être; son propre se trouve plutôt exprimé par sa quiddité, qui elle diffère selon les différentes espèces des étants. Cependant, comme en Dieu l’être est sa quiddité, le nom qui exprime l’être le nomme proprement. En effet, si « ce qui est » ne nomme pas proprement les étants en lesquels l’être n’est pas

la quiddité, il nomme proprement Dieu dont l’être est la quiddité. Comme l’être n’est la quiddité de rien sinon de Dieu, l’être substantiel se trouve par conséquent le pro- pre de Dieu et « Celui qui est » est le nom qui convient le mieux pour le nommer. La cinquième solution de l’article du De potentia traite plus spécialement de la ques- tion de l’indistinction de l’être et de l’essence en Dieu sous l’angle de son individua- tion et de sa distinction des autres étants. L’objection qu’elle résout pose que des choses ne diffèrent pas sans que leur être diffère. En effet, lorsque nous avons un homme et un cheval, nous avons aussi deux êtres, à savoir l’être homme et l’être cheval. Or l’être d’une chose ne diffère pas en tant qu’il est être, mais en tant qu’il est tel, selon la nature de la chose. On retrouve de fait l’être dans tout étant, mais les étants diffèrent entre eux par leur nature. L’être est ainsi à distinguer quant à la nature de l’étant dans lequel on le trouve. Mais si une chose n’est pas dans une nature qui diffère de l’être, elle s’identifiera à tout être. Si la substance divine est son être, on doit conclure, selon l’objectant, que Dieu est l’être commun à tout étant89. Thomas

répond en référant au Livre des causes, où l’on affirme que Dieu n’est individué par rien d’autre que soi, puisqu’il est l’être subsistant. Contrairement à tout autre être, l’être de Dieu n’est pas individué par une nature qui est autre que l’être, mais se trouve individué par cela même qu’il est l’être par soi. Tout autre être se trouve indi- vidué par la nature ou la substance qui subsiste dans cet être. L’être se trouve alors déterminé au mode formel en lequel l’essence consiste. Or, l’être de Dieu n’est pas commun à tous les étants, mais il se distingue parce qu’il est en Dieu son essence. On distingue donc aussi Dieu des autres étants par son essence, mais quant à la mo- dalité de l’être qu’on trouve en lui, pour la raison qu’aucun autre étant que Dieu n’est son propre être. C’est ainsi que l’on peut dire que l’être se trouve dans l’étant fini selon le mode de l’inhérence, puisqu’il est distinct de la nature de l’étant. En re- vanche, l’être divin est selon le mode de la subsistance, étant l’essence même de Dieu. Tel serait le cas de la chaleur qui, si elle existait de façon subsistante, se distin- guerait de toutes les chaleurs qui existent dans un sujet. En effet, celles-ci se distin- guent entre elles par le sujet dans lequel elles existent. Par conséquent, Dieu ne se

trouve pas composé, comme les autres étants, de son être et de sa nature, mais ces deux principes sont en lui indistincts.

C’est dans un sens semblable que Thomas interprète l’axiome de Boèce posé comme objection à l’identité de l’être et de l’essence divine. Le principe de Boèce est le sui- vant : « Tout ce qui est participe de ce qui est l’être afin d’être. En revanche, il parti- cipe d’autre <chose> pour être quelque chose  »90. Et comme Dieu est, l’objection

conclut à la distinction de l’être et de l’essence en Dieu. Thomas répond en indiquant que l’être par participation des étants finis dont il est question dans cet axiome s’op- pose précisément à l’être qui est par essence l’être même. On peut entendre la diffé- rence entre avoir une perfection par participation et avoir une perfection par essence quant à la modalité selon laquelle la perfection est possédée91. Aussi quand une

chose possède une perfection, la perfection n’est pas en elle comme si cette chose était l’extension complète de la perfection, mais se distingue de la perfection totale en tant que ne présentant qu’une partie de cette perfection. En revanche, quand on dit qu’une chose est une perfection, on l’identifie à l’extension entière de cette per- fection. Cette chose est alors dite être cette perfection par essence. Dans le cas de l’axiome de Boèce, Dieu ne participe pas de l’être pour être et quelque chose pour être quelque chose, mais il est purement et simplement, s’identifiant à l’être duquel rien ne participe alors, mais qui tout à fait identique à Dieu.