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La distinction de l’étant commun et de l’être divin

Thomas d’Aquin répond à la question « L’être est-il proprement dit de Dieu? »62 par

quatre arguments tirés d’autorités. Tirant le deuxième argument de la pensée de Jean Damascène, il affirme que « Celui qui est » exprime l’être de manière indéterminée, c’est-à-dire abstraction faite de toute autre perfection. Or, dans notre état actuel, nous connaissons seulement de Dieu qu’il est et non ce qu’il est63. En effet, ce que nous

connaissons de l’essence de Dieu, nous le connaissons par ses effets dans les créatu- res, attribuant à Dieu leurs perfections selon que nous les découvrons causées par lui. Mais comme ces perfections ne conviennent pas à Dieu de la façon dont nous les connaissons dans les créatures, nous ne pouvons nommer Dieu qu’en niant de lui les déterminations que nous trouvons dans les étants créés, jusqu’à ne pouvoir qu’affir- mer qu’il est. Et puisque nous ne pouvons nommer qu’en tant que nous connaissons, Dieu se trouve donc nommé par nous de la meilleure façon par le nom « Celui qui est ».

Le nom « Celui qui est » signifie cependant, toujours selon l’expression de Damas- cène, « une mer infinie de substance ». Comme l’infini n’est pas compréhensible et, par conséquent, ne peut être nommé, il ne peut être un nom divin. Tel est l’argument en lequel consiste la quatrième objection du même article. Cette difficulté appelle une précision de la notion d’indétermination selon laquelle Thomas entend l’infini dans l’expression de Damascène. Tout autre nom que « Celui qui est » ajoute une rai- son déterminée à l’être. En effet, explique Thomas, lorsque l’on appose le nom « sa- ge » à quelqu’un, on sous-entend que quelqu’un est sage, et l’être est par conséquent affirmé de pair avec le nom ajouté. En revanche, le nom « Celui qui est » exprime l’être en tant qu’il n’est pas déterminé par un ajout, ce que signifie la formule « mer infinie de substance ». Et comme il n’exprime pas ce qu’est Dieu, mais l’être même de Dieu, il convient proprement à Dieu. En effet, on ne prétend pas, en nommant Dieu « Celui qui est » et « mer infinie de substance », exprimer son essence dont on

62 In I Sent., d. 8, q. 1, a. 1, p. XXI.

63 On oppose, au moyen-âge, l’état de l’homme dans le monde à l’état béatifique où la connaissance

que nous aurons de Dieu ne sera plus médiatisée par la connaissance des créatures, mais sera une vision de l’essence même de Dieu. Cf. CG III, c. 51, p. 189-192 dans la trad. V. Aubin, Somme contre

les Gentils : Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles, trad. V. Aubin, C.

ne connaît pas les termes, mais seulement en affirmer l’être. Cela s’explique, selon Thomas, parce que nous connaissons Dieu en retranchant successivement les déter- minations des choses que nous connaissons; nous retranchons d’abord celles qui ont trait au corps, puis celles qui ont trait à l’intellect telles qu’on les trouve dans les créatures, pour finir par nier l’être même, tel que nous le connaissons dans les créa- tures. C’est ainsi que « Celui qui est » est le nom que nous pouvons attribuer à Dieu le plus proprement, mais que nous attribuons dans le sens d’une indétermination dont nous ignorons jusqu’au mode.

Thomas formule cette indétermination autrement dans le deuxième argument qui constitue sa réponse à la question « Dieu est-il dans la catégorie de la substance? »64.

Une substance se trouve dans un genre et se distingue de lui en ajoutant quelque chose à ce genre. Mais comme Dieu est simple au plus haut point, la composition résultant de l’ajout d’une différence spécifique qui le distinguerait d’autres éléments d’un genre commun est par conséquent exclue de lui. Cependant, l’étant commun est aussi dit sans ajout. Doit-on identifier l’étant caractérisé dans le premier chapitre avec l’être indéterminé de Dieu?

Deux passages parallèles des articles des Questions disputées sur la puissance de

Dieu et de la Somme théologique répondent à cette question65. L’étant ou l’être

commun (ens ou esse commune), considéré en lui-même, est un étant ou un être sans ajout. Cependant, sa nature même n’exclut pas qu’il lui soit fait un ajout. En re- vanche, l’être divin (esse divinum) est l’être sans ajout auquel ne se fait pas d’ajout. Thomas illustre cette distinction d’un exemple. «  Animal commun  », en tant que genre, est sans ajout, c’est-à-dire qu’on le considère sans différence qui le spécifie. Cependant, il est de nature à ce qu’un ajout puisse lui être fait. « Animal commun » peut en effet être spécifié par la différence « raison », ajout duquel résulte l’espèce « homme ». En revanche, la différence spécifique « raison » ne peut être ajoutée à « animal irrationnel » puisque la négation de la raison est constitutive de son essence et ne peut, par conséquent, recevoir l’ajout « raison ». De même, l’étant commun est indéterminé, mais apte à la détermination, alors que l’être divin est indéterminé sans pouvoir être déterminé de quelque façon que ce soit, puisque son essence exclut la

64 In I Sent., d. 8, q. 4, a. 2, p. XXVI.

réception de quelque détermination que ce soit. Cela précise les termes des argu- ments tirés de Damascène. En effet, dans les créatures, ce qui est ne se trouve jamais sans un ajout. Il correspond à l’ens commune qui exprime l’être sans exclure d’ajout. En revanche, Dieu est dit un « ce qui est » indéterminé par un ajout, ce qui corre- spond à la notion d’esse divinum identifiée.