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L’Aquinate distinguait déjà, dans son Commentaire aux Sentences, la connaissance que nous avons de l’être de Dieu de celle de ce qu’il est, qui nous fait défaut71. Nous

avons aussi vu, dans le premier chapitre, que l’être signifiant l’acte d’être s’entend d’une tout autre façon que l’être qui lie les termes d’un énoncé logique72. Thomas

reprend ces distinctions afin de résoudre une objection du De potentia tendant à nier l’identité de l’être et de l’essence en Dieu73. Toujours selon les paroles de Damascène

qui affirme que l’être de Dieu nous est manifeste alors que son essence nous est in- compréhensible et inconnue, l’objection conclut que, puisqu’une même chose ne peut être à la fois connue et inconnue, l’être et l’essence ne peuvent être une même chose en Dieu. Thomas réfute l’argument en indiquant que l’être que nous connais- sons de Dieu est à prendre dans le sens de la vérité de la proposition et non dans ce- lui de l’acte d’être : « nous savons que Dieu est puisque nous concevons cette propo- sition dans notre intellect à partir de ses effets »74. Contrairement à Dieu dont nous

n’avons aucune connaissance directe puisqu’il est immatériel et que nous connais- sons par l’abstraction des essences des réalités matérielles, l’être des réalités matériel- les est connu dès lors que nous les considérons. En effet, pour connaître une chose, l’esprit procède de ce qui est le plus commun jusqu’à saisir l’essence propre à la chose qu’il considère. C’est ainsi que les réalités matérielles sont d’abord appréhen- dées comme des choses corporelles, et ainsi de suite, jusqu’à la saisie de leur es- sence spécifique. Mais comme la chose corporelle est appréhendée parce qu’elle est — en effet on ne l’appréhenderait pas si elle n’existait pas — l’appréhension de l’être vient de pair, quoique de façon confuse, avec l’appréhension de toute chose corpo- relle. Dieu, qui n’est pas corporel, ne peut être appréhendé selon ce mode de con- naissance. Lorsque nous affirmons qu’il est, c’est que nous avons inféré cela de notre connaissance des réalités matérielles, alors que nous découvrons Dieu comme la

71 Cf. In I Sent., d. 8, q. 1, a. 1, co., 2e argument et ad 4, p. XXII et XXIV-XXV. 72 Cf. supra, p. 21-23.

73 Cf. DP, arg. 1, p. L et ad 1, p. LIV. 74 Ibid., ad 1.

cause des perfections que nous percevons être en elles. Nous n’affirmons donc pas que Dieu est comme si nous le constations par nos sens; cela consisterait en un ju- gement d’existence dans lequel l’acte d’être ou sa modalité est affirmé d’un étant. Notre connaissance de l’être de Dieu est un jugement logique. Lorsque nous formons le jugement « Dieu est (sous-entendu : un étant) », « est » signifie par conséquent la vérité de la proposition, à savoir que ce que nous prédiquons du sujet s’attribue véri- tablement au sujet75. À la solution de la même objection dans la Somme théologique,

Thomas oppose d’ailleurs l’acte d’être à « la composition de la proposition que l’âme réalise en unissant le prédicat au sujet »76. Ce n’est donc pas l’être de Dieu même

que nous connaissons lorsque nous disons qu’il est, ni ce qu’il est. En effet, l’être et l’essence en lui s’identifient et, puisque nous ignorons son essence, nous ne connais- sons pas davantage son être. Par conséquent, l’objection ne tient pas puisqu’elle pro- cède de la contradiction entre ignorer l’essence de Dieu et connaître qu’il est. La connaissance que Dieu est se trouve alors confondue avec celle, directe, de son être. Puisque Thomas admet notre ignorance quant à l’être même de Dieu, l’objection n’est pas concluante. Il reste cependant à préciser de quelle façon il faut entendre l’identité de l’être et de l’essence en Dieu.

À la onzième objection de notre article du De potentia, on nie que la proposition « Dieu est » exprime l’identité du sujet et du prédicat puisqu’elle n’est pas connue par soi. En effet, toute affirmation où une même chose est prédiquée d’elle-même est connue par soi. Mais la proposition « Dieu est » n’est pas connue par soi, puisqu’elle peut faire l’objet d’une démonstration.  Or être connu par soi signifie précisément, pour une proposition, ne pas nécessiter de démonstration en vertu de l’évidence in- hérente à l’énoncé. Thomas répond qu’une proposition de soi connue par soi, lors- que le prédicat appartient à la raison du sujet, peut ne pas être connue par soi pour quelqu’un qui ignorerait la raison du sujet. Par exemple, la proposition connue par soi « le tout est plus grand que sa partie » n’est pas connue par soi pour quelqu’un qui ignorerait la raison de tout. Or si la proposition « Dieu est » est connue par soi dans l’absolu, le prédicat étant inclus dans la raison du sujet, elle n’est pas pour au- tant connue par soi pour nous qui ignorons ce que Dieu est. L’argument objecté ne

75 « Étant » est ici entendu de façon analogique puisque le terme est prédiqué de Dieu. 76 ST, Ia, q. 3, a. 4, ad 2, p. XLIX.

conclut donc pas car, si cette proposition où une même chose est dans le prédicat et dans le sujet «  Dieu est  » doit être démontrée, ce n’est pas parce qu’elle n’est pas connue par soi, mais parce que la connaissance de l’un des termes nous fait défaut. Si ce que nous connaissons lorsque nous démontrons cette proposition « Dieu est » n’est pas l’essence même de Dieu, Thomas précise comment l’être peut proprement être dit de Dieu dans sa solution à la première objection de l’article 1 de In I Sent., d. 8, q. 177. L’objection pose que l’être n’est pas le propre de Dieu, puisqu’on l’attri-

bue aussi à toute créature. Or le propre se définit comme ce qui ne convient qu’à la chose à laquelle il est attribué. L’Aquinate résout la difficulté en distinguant deux ac- ceptions de « propriété ». Dans un sens, quelque chose est propre à une chose lors- qu’il est exclu de toute chose extérieure à la nature du sujet auquel il est attribué. Par exemple, la capacité de rire est propre à l’homme puisqu’il ne se trouve que dans l’homme, étant conséquent aux principes de l’espèce «  homme  »78. Dans un autre

sens, est dit le propre de quelque chose une perfection qui se trouve sans défaut dans le sujet duquel il est prédiqué. Thomas donne l’exemple d’un métal qu’on dirait pro- prement de l’or en raison qu’aucun autre métal ne lui est mélangé. L’être n’est donc pas propre à Dieu dans le premier sens, puisque l’être se trouve aussi dans les étants qui ne sont pas de nature divine. Il est cependant propre à Dieu quant à la nature du prédicat puisqu’on ne trouve rien, en Dieu, qui soit autre que l’être, contrairement à la créature dont l’être est mélangé à de la privation ou de la potentialité.

C’est ainsi que l’être divin est signifié imparfaitement par le nom «  Celui qui est  » puisque ce nom exprime proprement l’être de la créature qui se trouve selon le mode de la concrétion et de la composition79, alors que l’être n’est pas en Dieu selon ces

modes. En effet, l’être ne se prédique pas par soi de la créature, mais se trouve en elle reçu par le sujet. L’être n’est donc pas en la créature de manière subsistante comme en Dieu, dont l’être est identique à sa substance, mais de manière inhérente. Cependant, comme on n’attribue que ce dont on a la connaissance, c’est l’être des créatures que l’on attribue à Dieu lorsque l’on prédique de lui le nom «  Celui qui

77 « L’être est-il proprement dit de Dieu? », p. XXI.

78 Pour pouvoir rire, il faut en effet disposer d’un corps, mais pouvoir aussi saisir l’incongruité d’une

situation ou d’un énoncé, ce qui ne peut advenir qu’à un être doué d’intelligence. Or seul l’homme est un étant corporel doué d’intelligence. Il est donc propre à l’homme d’être apte au rire.

est ». C’est pourquoi on doit encore transcender « le mode de signifier, attribuant à Dieu ce qui est signifié, mais non le mode de signifier »80, c’est-à-dire nier le mode

de concrétion et de composition que le nom « Celui qui est » suppose81.

La deuxième objection du In I Sent., d.  8, q.  1, a.  1 affirme que puisque nous ne pouvons nommer Dieu qu’à partir des créatures, et que «  ce qui est  » ne dit pas quelque chose des créatures, il ne nomme pas proprement Dieu. Thomas répond que Dieu est nommé à partir des créatures de trois façons :

1. selon que le nom exprime ce qu’est Dieu en fonction de son rapport à la créature, par exemple créateur ou seigneur;

2. selon que le nom exprime dans la créature ce qui est au principe d’un acte divin, par exemple, « sagesse », « puissance » et « volonté »;

3. d’une troisième façon, le nom divin exprime la perfection divine représentée dans les créatures. Telle est le cas de toute vie, modelée à partir de la vie divine, tout comme de l’être des créatures modelé à partir de l’être divin.

Par conséquent, « ce qui est » exprime pour la créature ce qui correspond en Dieu à la perfection de l’être. Si Dieu est nommé à partir de ses effets dans les créatures, c’est qu’il crée lui-même les créatures à sa ressemblance.