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Aperçu de la théorie de la connaissance de l’âme

L’Aquinate distingue d’abord la connaissance de l’existence singulière de l’âme de la connaissance universelle de la nature de toute âme. Il est de fait différent de connaî- tre qu’une âme est et ce qu’est l’âme. Le premier type de connaissance est certain, mais concerne chaque âme de façon particulière. En effet, tout homme, dès lors qu’il porte son attention sur son âme, constate qu’elle existe. S’il est manifeste que l’âme

141 Il indique que la question formulée « L’esprit se connaît-il lui-même par essence ou par quelques

species? » porte sur ce par quoi l’âme est connue et non ce qui est connu. On signifie par exemple

que quelque chose est connu par son essence, entendant la chose connue lorsque c’est l’essence même de cette chose qui est connue et non seulement ses accidents. On connaît à l’inverse une chose par ses accidents lorsque l’on saisit les traits accidentels d’une chose sans pour autant saisir ce que la chose est en soi. Par exemple, on pourrait percevoir une masse sombre de grande taille, tout en igno- rant qu’il s’agit d’une pierre. Cf. DV, q. 10, a. 8, co., op. cit., p. 108-109.

existe dès lors que l’on s’interroge, c’est que la considération d’une question est un acte propre à l’âme. Aussi, l’acte de considérer fait état de la présence de l’âme ra- tionnelle dans le sujet où il a lieu. La connaissance de cette sorte n’est donc ni due à quelque espèce intelligible, ni est le fait de l’essence de l’âme, si ce n’est dans la me- sure où nous connaissons que l’âme est par une des opérations propres de cette âme. En effet, si les opérations d’une chose suivent de son essence, l’âme ne connaît pas comme telle qu’elle est par son essence, mais par son acte. De même, si l’âme con- naît en acte les choses matérielles par abstraction des espèces intelligibles, elle ne connaît pas qu’elle est par une espèce, mais par ses opérations dont elle est témoin. En cela consiste la connaissance actuelle de l’être de l’âme.

L’esprit connaît cependant aussi qu’il est de manière habituelle. Comme il est présent à lui-même, il connaît ses opérations et s’en sait la source, sans devoir réaliser en acte l’une d’elles pour intelliger qu’il est. Lorsque quelqu’un a l’habitus d’une cer- taine science, il est apte à percevoir l’objet de cette science. De même, l’âme est apte à se percevoir, sans habitus cependant, puisqu’elle est déjà présente à elle-même. En ce sens, Thomas considère que la connaissance habituelle de l’être de l’âme se fait par son essence.

Pour ce qui est de la connaissance de la nature de l’âme, Thomas la considère en deux moments : quant à l’appréhension de laquelle résulte la connaissance quiddita- tive de l’âme et quant au jugement par lequel la notion issue de l’appréhension est prédiquée de l’âme. L’âme rationnelle connaît en acte lorsqu’elle est informée par les espèces intelligibles qui consistent en les similitudes formelles des réalités matériel- les.

L’âme n’est pas connue par une species abstraite des sens comme si l’on comprenait que cette species était une similitude de l’âme, mais c’est en examinant la nature de la spe-

cies abstraite des sens qu’on découvre la nature de l’âme en laquelle [...] est reçue une species de ce type, de même qu’on connaît la matière à partir de la forme142.

L’âme se trouve de fait par rapport aux espèces intelligibles comme la matière pre- mière quant aux formes. En tant qu’apte à recevoir toute forme, elle est exempte de toute forme et ne peut, par conséquent, être forme ni principe de la connaissance d’elle-même en acte143. L’appréhension de la nature de l’âme se fait par les espèces

142 Ibid., ad sed contra 9, p. 121.

intelligibles et par la connaissance de leur nature dans la mesure où l’âme se connaît par la réception de ces formes. Thomas illustre son propos en indiquant que de l’im- matérialité de l’espèce intelligible peut être déduite l’immatérialité de l’âme. Les phi- losophes, dit-il, observant que nous connaissons les natures universelles des choses, conclurent à l’immatérialité de l’espèce intelligible, sans quoi elle serait individuée et ne conduirait pas à la connaissance de l’universel. Comme l’espèce intelligée est immatérielle, c’est-à-dire dépourvue de déterminations matérielles individuantes, elle est proportionnée à informer une puissance immatérielle. De l’actualisation de l’in- tellect possible par l’espèce intelligible advient, dans l’intellect, l’essence de la chose appréhendée. En effet, l’espèce intelligible seule ne produit pas la connaissance uni- verselle. Il faut encore qu’elle soit reçue de façon immatérielle pour que résulte une connaissance de l’essence telle qu’elle corresponde à toutes les choses en lesquelles cette essence est réalisée. Suivant Aristote et Averroès, Thomas affirme donc que l’âme se connaît elle-même par les espèces intelligibles qui actualisent l’intellect, et non alors qu’elles sont en puissance dans les réalités matérielles. Si l’intellect possi- ble n’est en acte d’aucune façon avant de recevoir les espèces et ne peut ainsi s’ac- tualiser lui-même, il forme de manière réflexive, par l’observation et le raisonnement à partir de la nature de l’espèce intelligible, la notion d’âme144.

Quant au jugement par lequel nous attribuons la notion d’âme, formée au terme de l’appréhension, à l’âme, nous savons s’il convient ou non à l’âme de façon immé- diate puisque nous avons directement accès à celle-ci. Nous la voyons disposer de premiers principes par lesquels elle considère la vérité des choses. Si les premiers principes ne lui sont pas innés, ils sont connus dès que l’âme appréhende des réalités matérielles. En ce sens, nous voyons une vérité inviolable, ne pouvant nous tromper en comparant la connaissance issue de l’appréhension et l’objet dont nous possédons une vision immédiate. Cependant, nous tentons, autant que nous le pouvons, de dé- finir l’essence de l’âme non telle qu’elle se trouve dans tel ou tel individu, mais telle qu’elle doit être selon les raisons éternelles. Thomas essaie ici d’intégrer un passage où Augustin, affirmant aussi que nous avons directement accès à l’âme pour approu-

144 « L’âme n’est pas connue par quelque species abstraite à partir d’elle-même mais par la species de

son objet qui devient alors sa forme en ce qu’elle intellige en acte », DV, q. 10, a. 8, ad sed contra 5, p. 121.

ver ou refuser le jugement posé sur l’âme, entend cet accès immédiat à l’âme comme à la vérité même. Par la vision de l’âme, nous aurions accès, selon l’évêque d’Hip- pone, à une éternité immuable, en opposition à la connaissance d’une chose particu- lière dont la connaissance varie en fonction de la variation de ses changements dans le temps. On ne connaît pas l’âme, dit-il, en considérant différentes âmes avec les yeux du corps, mais on considère plutôt la vérité inviolable que nous tentons de dé- finir non comme elle se trouve dans l’esprit de quelque homme que ce soit, mais comment elle doit être selon les raisons éternelles145. Thomas, pour sa part, ne con-

çoit pas que l’âme soit elle-même la vérité inviolable, mais seulement une similitude de cette vérité. En effet, l’essence de l’âme individuelle ne peut être la vérité même de l’essence « âme rationnelle », sans quoi on ne retrouverait pas cette essence mul- tipliée dans plusieurs individus. Le jugement se rapporte ainsi à une vérité inviolable, non comme si, par le jugement, nous en saisissions l’essence même, mais selon que nous pouvons vérifier si la connaissance obtenue dans l’appréhension de l’âme est conforme à la nature de l’âme singulière qui est la nôtre et qui est une similitude de la perfection divine.