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Nous retrouvons à nouveau, dans la théorie de la connaissance de l’âme par elle- même de Thomas d’Aquin, les acceptions multiples d’essence. L’essence dans la chose matérielle se distingue d’une certaine façon de son essence pensée dans l’es- prit. De plus, l’essence de l’âme singulière que nous connaissons d’une connaissance habituelle est à distinguer de l’essence de l’âme en général dont on cherche à attein- dre la connaissance par l’appréhension et le jugement. Pourtant, affirme Thomas, ce n’est pas autre chose que l’essence même de la chose extramentale que l’on connaît

145 Cf. Augustin, De Trinitate, lib. 9, c. 6, nº 9, p. 90-93 dans la trad. de P. Agaësse, Œuvres de saint

Augustin, vol.  16  : «  La Trinité, livres VIII-XV  », Turhout, Institut d’études augustiniennes,

lorsqu’on connaît cette chose146. Thomas reprend en effet le schéma néo-platonicien

de l’essence ante rem, in rem et post rem, selon lequel une même essence est consi- dérée (1) avant son individuation dans la chose, c’est-à-dire comme forme séparée ou dans l’intellect divin, dans l’optique qui est celle de l’Aquinate147, (2) en tant qu’indi-

viduée dans la chose existante ou encore comme (3) connue dans l’intellect connais- sant148. Mais de quel type d’essence s’agit-il alors? Nous avons en effet vu que l’es-

sence peut être considérée comme constitutive de l’étant ou encore comme signifiant ce qu’il est. Lorsqu’elle est dans la chose, l’essence est un principe constitutif. Lors- qu’elle est intelligée, elle a un être intentionnel dans l’esprit, sans toutefois être un principe constitutif d’un étant ayant un être réel. De façon similaire, l’essence d’une chose qui se trouve dans l’intellect divin n’est pas le principe essentiel constitutif d’un étant particulier; elle se trouve en effet incluse, d’une certaine façon, dans l’es- sence même de Dieu, étant en lui comme en un principe selon le mode de l’unité. Si elle se trouve de différentes façons selon ces différents états, l’essence d’une chose désigne cependant les mêmes caractéristiques dans l’intellect divin, réalisée en acte dans la chose ou au terme de l’appréhension dans l’intellect. On doit cependant dis- tinguer la considération de l’essence quant à sa réalisation dans la chose de la consi- dération des déterminations relatives à cette essence. En effet, ce que le latin rend par « forma » dans le texte des Physiques où Aristote pose ces distinctions ne correspond pas à la figure (morfh/), mais à l’équivalent de « formule », qui exprime le contenu quidditatif de la chose.

Or on peut entendre la forme-formule de deux façons. La forme de la partie, par exemple l’humanité, entre dans la composition de la forme du tout, l’homme, qui comprend aussi la désignation de la matière et se prédique ainsi d’un individu homme. L’humanité ne se prédique pas d’un homme singulier puisqu’elle dit ce par

146 « la vision intellectuelle ne se termine pas à quelque similitude de la chose, mais à l’essence même

de la chose. De même en effet, dans la vision corporelle, on voit le corps lui-même et on ne contem- ple pas quelque similitude du corps, bien qu’on contemple par quelque similitude du corps, de même dans la vision intellectuelle on contemple l’essence même de la chose sans s’arrêter à la contempla- tion de quelque similitude de la chose, bien que parfois on contemple cette essence par le biais d’une similitude, ce qui est évident par expérience. En effet quand nous intelligeons notre âme, nous ne for- geons pas quelque simulacre de l’âme que nous verrions, comme cela a lieu dans la vision imaginaire, mais nous considérons l’essence de l’âme. Cependant, il n’est pas exclu par là que cette vision ait lieu par le biais de quelque species. », DV, q. 10, a. 8, ad sed contra 2, op. cit., p. 119.

147 L’essence de toute chose se trouve ainsi contenue comme dans un principe dans l’intellect divin, à

l’instar de ce qui a été indiqué pour l’être, cf. supra, p. 34.

quoi l’homme est homme, abstraction faite de la désignation de la matière. Or un homme singulier n’est jamais sans matière. Par conséquent, son essence totale, for- mule définitionnelle correspondant au tout qu’il est, inclut la considération de la ma- tière. Ce qui est d’abord connu dans la connaissance des réalités matérielles n’est donc pas l’essence en tant que forma partis, mais en tant que forma totius. La forme de la partie pourra être considérée, une fois la forme du tout connue, comme l’on connaît ce en quoi consiste l’humanité même (ce par quoi l’homme est homme en propre), une fois connu ce qu’est l’homme.

Cette distinction entre forma partis et forma totius doit s’entendre d’une tout autre façon lorsqu’on l’applique à la forme-figure. En effet, la forme de la partie correspond alors à la forme du composé hylémorphique, par exemple l’âme rationnelle pour l’homme. La forme de la partie se trouverait être ce par quoi Socrate est homme, mais dans un sens existentiel. En effet, en tant qu’acte du composé hylémorphique, l’âme est le principe formel ultime de Socrate. Cela manifeste pourquoi ce n’est pas l’humanité qui est donatrice d’être dans l’ontologie thomasienne. En effet, c’est la forme de la partie entendue dans le sens de figure qui fonde l’être du tout au niveau formel149. La formule définitionnelle rend compte de l’essence-figure en prenant le

genre, pour notre exemple « animal », de la matière « corps physique organique », et la différence spécifique « raison » de la forme, « âme raisonnable ».

Mais l’essence n’a-t-elle pas un certain être dans l’esprit qui la connaît? Thomas dis- tingue encore la raison de la chose considérée en soi de la raison de la chose en acte dans l’intellect. On peut en effet considérer l’essence de l’homme en elle-même sans qu’elle soit pensée en acte dans une âme singulière. Elle peut en revanche être con- sidérée comme ayant un être de raison dans l’esprit de qui la considère. L’essence considérée en soi fait abstraction de l’être, ne l’incluant ni ne l’excluant. Il s’agit de l’essence considérée en tant qu’elle n’est ni figure d’un individu, ni dans l’âme150.

L’essence en tant que formule peut encore être conçue comme ayant un certain être dans l’intellect. En effet, l’intellect se trouve apte à recevoir la détermination des es-

149 Cf. ibid., p. 278-279.

150 Il s’agit de l’essence indifférente d’Avicenne qui lui conférait un certain être, l’esse essentiæ, alors

que Thomas ne voyait pas nécessaire de poser un être à l’essence en tant qu’on la considère en raison et non en tant qu’elle est réalisée dans une réalité extramentale ou dans l’intellect en acte. Cf. ibid., p. 281.

pèces intelligibles abstraites des images sensibles. Les espèces intelligibles se trouvent alors à informer l’intellect, de manière similaire aux formes sensibles qui déterminent la matière sensible. Cependant, la forme sensible individualise une matière lui confé- rant l’être d’une façon stable, alors que les espèces intelligibles ne sont pas en acte dans l’intellect de façon définitive. Telle est la propriété de l’intellect possible qui, puisqu’il est immatériel, est apte à la détermination de toute forme, sans néanmoins recevoir les formes de façon permanente comme la puissance de la matière. Cela n’empêche pas que les espèces intelligibles informant l’intellect produisent l’essence pensée, terme de l’appréhension. Aussi, la préhension de l’essence par la conjonc- tion de l’espèce intelligible et de l’intellect possible rendu en acte par la réception de l’espèce est singulière en tant qu’elle se produit de façon unique dans tel sujet con- naissant précis, par des espèces intelligibles qui lui sont propres. En effet, lorsqu’une même chose est considérée par plusieurs sujets, les espèces par lesquelles chacun connaît la chose lui sont propres, lui étant parvenues au terme de l’abstraction à par- tir d’une image constituée par ses perceptions sensitives propres. Par exemple, la cou- leur d’une pomme considérée par différents sujets sera perçue au moyen de la simili- tude de cette couleur  reçue dans l’organe de la vision. Or chacun des sujets a ses yeux propres qui recevront la similitude de la couleur selon leur capacité. La même couleur sera observée par tous, mais chacun l’aura observée au moyen d’une sensa- tion qui lui est singulière. Cependant, l’essence conçue au terme de l’appréhension, si elle est un acte singulier d’un intellect singulier, sera l’essence universelle de la chose extramentale connue. En effet, puisqu’elle se trouve dans l’âme dépourvue de toute condition individuante conséquente à la détermination de la matière, elle ex- prime la nature d’une pluralité.

Ainsi, lorsque l’on connaît l’âme par ses opérations propres que l’on observe dans leur réalisation en acte ou dans la connaissance habituelle de leur réalisation, c’est une forme (morfh/) singulière, acte du corps organique, que l’on connaît. Quant à l’appréhension de l’essence de l’âme, ce que l’on vise est, comme dans le cadre de la connaissance des choses matérielles, la connaissance de l’essence universelle de la chose, donc la formule. La source de la connaissance est néanmoins la chose par- ticulière dont on cherche à exprimer l’essence au terme de l’appréhension. Cepen- dant, comme l’âme n’est pas en acte comme la forme de la réalité matérielle, on la

connaît de manière réflexive par ce qui l’actualise, l’espèce intelligible, similitude dépourvue des conditions individuantes de la matière. La connaissance de la nature de l’espèce intelligible actualisant l’âme apte à la recevoir et produisant ainsi le con- cept de la réalité matérielle appréhendée nous conduit à connaître ce qu’est l’âme. L’appréhension de la nature de l’âme se réalise ainsi dans le cadre de l’observation du processus de connaissance dans une âme singulière, mais tend à découvrir ce qui se rapporte à toute âme. Aussi, dans le jugement, le contenu quidditatif universel conçu dans l’appréhension (formule) est mesuré à l’âme singulière dont nous avons la connaissance habituelle. Ainsi l’essence de l’âme singulière entendue dans le sens de morfh/n’actualise pas l’intellect possible de sorte que nous connaissions la nature de l’âme par soi, mais ce que nous concevons de l’essence universelle de l’âme (for- mule) est vérifié à l’aune de la connaissance habituelle que nous avons des opéra- tions de l’âme singulière.

III. Incidences de la théorie de la connaissance de l’âme sur la compré-