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Partie I. Revue de la littérature 29!

Section 1. Réflexion épistémologique 131!

La posture épistémologique de toute recherche pose un certain nombre de questions. Cherchant à répondre à la question générale : « qu’est-ce que la science ? », l’épistémologie va discuter de la nature, de la méthode d’acquisition et de la valeur de la connaissance. Une réflexion est nécessaire quant au choix du paradigme épistémologique retenu dans le cadre de cette recherche, dans le but d’en asseoir la validité et la légitimité (Perret et Séville, 2007). On distingue généralement trois grands paradigmes en sciences de gestion : le positivisme, le constructivisme et l’interprétativisme. Cette recherche s’inscrit dans le paradigme constructiviste.

Le point de départ de cette recherche doctorale est de comprendre comment la pratique du tri des déchets se construit parmi les familles. La question de recherche est centrée sur la pratique sociale ; nous cherchons à comprendre comment la pratique spécifique du tri des déchets se structure et se construit au sein des foyers. A la différence d’autres recherches ancrées dans la théorie de la pratique sociale (Hand, Shove et Southerton, 2005 ; Arsel et Bean, 2013), nous faisons face ici à une pratique qui est imposée par les Pouvoirs Publics aux citoyens et non à une pratique construite à l’échelle microsociale pour former une pratique macrosociale. Face à cette particularité jusqu’alors non prise en compte dans les recherches sur les théories de la pratique sociale, peut-on embrasser le paradigme constructiviste avancé dans quelques rares recherches antérieures sur la pratique sociale (Bourdieu, 1980 ; Halkier et Jensen, 2011) ?

Le constructivisme a une négation du présupposé ontologique (Bergadàa et Nyeck, 1992) ; le « réel » est au contraire composé d’interprétations qui se construisent au travers d’interactions. Comme le précisent Charreire et Huault (2008), la réalité n’existe pas en dehors du système d’acteurs qui la produit. Par ailleurs, ils argumentent que ce n’est pas tant

le statut de vérité de la réalité observée qui importe, mais plutôt les conditions et les processus sociaux de son émergence. La réalité est dans cette perspective un construit social. Ce paradigme marque en cela une rupture avec le paradigme positiviste. Les positivistes argumentent l’existence d’une réalité indépendante de ce que les individus perçoivent (Hudson et Ozanne, 1988) ; l’objet de la science étant de connaître cette réalité (Bergadàa et Nyeck, 1992). Pensée à l’échelle macrosociale, la pratique sociale du tri des déchets ne peut correspondre à cette posture positiviste, car la réalité n’est pas indépendante du contexte social dans laquelle elle est produite. De plus, la connaissance est générée par l’ensemble des « actants », des éléments constitutifs de la pratique sociale (Lamy, 2005). En cela, une co- construction des savoirs existe entre les acteurs du terrain mais également entre les acteurs et le chercheur.

Cette vision du statut de la connaissance et de la relation objet/sujet est cependant partagée avec le paradigme interprétativiste. Pourquoi ne pas alors retenir une approche interprétativiste dans le cadre de cette recherche ? Théorie de la pratique sociale et interprétativisme se rejoignent dans les travaux menés par Askegaard et Linett (2011). Les auteurs se situent dans le courant de la Consumer Culture Theory et sont inscrits plus précisément dans une épistémologie phénoménologique existentielle. Ils argumentent en faveur d’une contextualisation des expériences vécues des consommateurs et ainsi la prise en considération du contexte du contexte. Leur objectif est de connecter la perspective macrosociale avec la phénoménologie des expériences vécues, ce au travers de la théorie de la pratique sociale. Mais ce courant de recherche initié par les travaux de Thompson (Thompson, Locander et Pollio, 1989) s’inscrit dans l’expérience vécue des consommateurs et la majorité des articles de recherches produits est centrée sur les projets identitaires des consommateurs (e.g. Regany, 2012 ; Özçağlar-Toulouse, 2009). Dans ses fondements théoriques, la théorie de la pratique sociale va à l’encontre de la consumer agency (Schatzki, 1996). Son objectif est de dépasser le clivage entre individu et société, mettant en avant la pratique comme entité intermédiaire de compréhension du social (Schatzki, 1996). En cela, l’unité d’analyse de cette recherche, guidée par la théorie (Lecocq, 2012) est la pratique portée par la famille. La théorie de la pratique sociale n’a pas pour objectif de donner un sens aux discours des consommateurs, mais de comprendre le maintien et la reproduction de l’action sociale. Dans notre recherche sur le tri des déchets, nous ne cherchons pas à donner un sens aux discours des consommateurs et n’adoptons pas en conséquence l’individu comme unité d’analyse ; nous cherchons une compréhension de la structure de la pratique et la

manière dont les familles rejoignent cette pratique. En cela nous écartons le paradigme interprétativiste comme épistémologie de cette recherche.

Revenons sur le statut de la connaissance en constructivisme qui n’est pas sans poser de questions dans cette recherche. N’ayant pas une représentation unique du monde réel, il convient dès lors de comprendre la connaissance produite comme étant adéquate si elle permet « d’expliquer ou de maîtriser suffisamment finement une situation » (Charreire et Huault, 2008, p. 37). Cela constitue le premier critère de scientificité du paradigme constructiviste. La réalité est en quelque sorte ici créée par l’expérience du chercheur sur le terrain. Ce critère d’adéquation suggère le recours à de l’observation comme méthode de recueil des données (e.g. Arsel et Bean, 2013 ; Halkier et Jensen, 2011 ; Truninger, 2011). Le second critère de scientificité propre au constructivisme est l’enseignabilité. La connaissance produite doit être transmissible. Par ailleurs, la présente recherche répond au critère d’idiographie ; les données nécessitant d’être recueillies sans a priori théorique et nécessitant une description du phénomène observé (Charreire et Huault, 2008).

De part les arguments développés ci-dessus et cherchant une compréhension de la construction de la pratique sociale du tri des déchets, le paradigme constructiviste est le plus à même de répondre aux enjeux de la théorie de la pratique sociale. Cependant, l’épistémologie constructiviste avancée par la théorie de la pratique permet une réflexion macrosociale du phénomène étudié, comme c’est d’ailleurs le cas dans les recherches passées (e.g. Hand, Shove et Southerton, 2005). Le niveau d’analyse est le collectif : les recherches précédentes adoptent toutes un point de vue collectif, à l’échelle de la société (e.g. Shove et Pantzar, 2007). Or, nous inscrivons notre recherche dans une réflexion microsociale du phénomène observé. Notre objectif est une compréhension de la construction et de l’organisation de la pratique du tri des déchets à l’échelle de la famille, soit un niveau d’analyse microsocial. Définir avec certitude le courant épistémologique auquel appartient cette recherche n’est donc pas chose aisée compte tenu du niveau d’analyse choisi.

Au-delà de la posture épistémologique du chercheur, guidée ici par l’ancrage théorique de la pratique sociale, une réflexion doit être menée sur le mode de raisonnement de la recherche. Deux idéaux existent (Bergadàa et Nyeck, 1992) : l’induction et la déduction. Notre objectif de recherche est une compréhension de la manière dont la pratique sociale du tri des déchets se construit au sein des familles pour former une pratique socialement partagée à l’échelle collective. Dans cette perspective, ce qui est important est le positionnement méthodologique,

soit ici une observation de la réalité dans les familles. Nous optons pour une démarche analytique, dont l’objectif est de décomposer la réalité pour une compréhension du phénomène observé. Nous situons ce travail dans une logique inductive, en partant des observations et du terrain dans le but de produire une contribution théorique (Chalmers, 1987). La théorie de la pratique sociale étant au cœur de notre cadre conceptuel, ce travail de recherche est ponctué par des allers retours entre littérature et données collectées pour interpréter les données recueillies. Pour mener cette phase empirique, nous justifions du cadre d’analyse retenu, à savoir le cadre proposé par Schatzki (1996).

Section 2. Choix du cadre d’analyse de Schatzki pour l’étude du tri des