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Partie I. Revue de la littérature 29!

Section 2. La construction de la Théorie de la Pratique Sociale 73!

1. L’influence de Wittgenstein 73!

Même si Wittgenstein n’a pratiquement « rien écrit directement concernant la nature des pratiques sociales » (Schatzki, 1996, p. 54), il a été d’une influence diffuse dans la construction de la pratique chez les théoriciens actuels de la pratique sociale.

Les apports essentiels de Wittgenstein dans la construction de la théorie de la pratique reposent sur quelques concepts qui ont contribué à inspirer les sociologues contemporains dans l’élaboration de la pratique sociale. Parmi ces concepts, on retrouve la notion de règle et de son interprétation ainsi que dans la dichotomie entre esprit et action.

Wittgenstein défend l’idée que les règles ne sont pas interprétables par l’individu. Même si chaque individu a la possibilité d’interpréter la règle, cette interprétation constituerait en soi une nouvelle règle, ouverte alors à des applications déviantes. Dans cette vision, la règle n’est pas possible à l’interprétation. Il s’agit de la recevoir et de lui « obéir » ou d’aller à son encontre. Le challenge est dès lors de savoir caractériser la manière de s’approprier la règle,

sans l’interpréter (Rouse, 2001). Ce point est sujet à critique par les théoriciens de la pratique : si agir en accord avec la norme équivaut à suivre une règle et que suivre la règle peut être fait correctement ou incorrectement, alors les règles rendent l’accord impossible entre l’action et la norme (Rouse, 2001).

Cette critique amène ainsi l’idée qu’il existe un niveau ou une dimension plus fondamentale exprimée chez les individus permettant une interprétation explicite de la compréhension de la règle. Emerge alors la pratique pour identifier le locus de cette compréhension ou compétence, qui rend possible le suivi de la règle, l’obéissance aux normes et l’articulation des significations.

A noter que l’existence de cette pratique comme lieu de la compréhension ou compétence va à l’encontre de la pensée behavioriste, suspicieuse d’une telle approche mentale ou intentionnelle. Pour les behavioristes, le comportement est conçu comme des mouvements publiquement observables, en contraste avec des représentations ou interprétations mentales de celui-ci. Le comportement se doit d’être décrit en des termes non intentionnels, non normatifs, de manière à ce que la vie sociale humaine puisse être caractérisée en termes empiriques stricts. Ainsi, lorsque le comportement est compris, les concepts faisant intervenir la conscience ou un état mental sont secondaires, voire non scientifiques (Howard, 1965 ; Skinner, 1974).

Dans cette perspective, l’apport de Wittgenstein est une tentative de réconciliation entre les approches de l’esprit et celles de l’action. Être un individu, c’est avoir un esprit et performer une action. Wittgenstein considère que ce qui est accompli par les activités mentales permet à l’individu d’articuler ses actions. Les phénomènes mentaux (comme croire, espérer, attendre et voir) sont des aspects de cet esprit. Ces aspects mentaux sont traduits en activités corporelles. Les activités du corps font référence aux manières de dire et d’agir mais également aux nuances fines du comportement, comme les manières de porter les choses ou les intonations de la voix. La structure de l’esprit est donc établie dans les pratiques et ne dérive pas de la nature intrinsèque des substances, des domaines ou attributs traditionnellement mis en avant dans les autres théories sociales. Même si les activités mentales et corporelles peuvent être d’origine biologique, elles et leurs interrelations sont pour grande partie instituées socialement.

Alors même que de nombreux théoriciens avancent l’idée d’une relation causale entre les activités mentales et corporelles, Wittgenstein défend l’idée que l’esprit est une collection sur les différentes façons d’être des objets, qui sont exprimées par les activités du corps (faires et

dires). Une seconde différence porte sur la conception de l’esprit dans les théories contemporaines : les activités du langage sont responsables des activités du corps. Pour Wittgenstein, le comportement et les expressions d’une part et la compréhension et le langage d’autre part sont réunis ensemble dans le concept de pratique sociale.

L’esprit réfère donc à la manière dont les choses se tiennent et sont articulées pour un individu. Ces points sont exprimés au travers des activités corporelles et formulés par le langage (état mental). L’esprit est donc constitué et porté au sein des pratiques, dans lesquelles les locutions mentales sont utilisées par les individus qui acquièrent la capacité à performer et à comprendre un certain nombre de comportements corporels (faires et dires). Le corps joue ainsi un rôle central dans l’analyse wittgensteinienne de l’esprit. Le corps est une entité, qui au travers de ses gestes, dires et sensations, manifeste et signifie des états psychologiques (Schatzki, 1996).

Dans sa vision, Wittgenstein ne fait plus alors de distinction entre le dedans et le dehors de l’individu, mais rassemble les deux approches : tant les activités mentales, les attitudes intellectuelles que les actions sont des aspects à prendre en considération pour comprendre l’individu et son action. De plus, elles sont toutes les trois exprimées de la même manière par les dires et les gestes du corps. Les expressions du corps permettent d’unifier les différents aspects du corps et de l’esprit. Le corps est le lieu de l’esprit. Et le corps reflète l’esprit : « Le corps humain est la meilleure image de l’esprit humain » (Wittgenstein, in Schatzki, 1996, p. 54).

Les théoriciens de la pratique, s’inspirant de cette influence wittgensteinienne, mettent alors l’accent sur les performances « publiquement » accessibles et observables (dans une perspective behaviouriste) plutôt que des états mentaux seuls. Le but des théoriciens de la pratique est double : (1) ne pas éviter les locutions normatives ou intentionnelles et (2) les rendre accessibles et compréhensibles. Ainsi, règles, normes et concepts ont une signification grâce à leur ancrage dans la performance des comportements individuels (Rouse, 2001). Dans cette conception, esprit et corps sont rassemblés pour comprendre l’action sociale.

Cependant, la nature de cette pratique et sa structure même diffèrent selon les théoriciens de la pratique. Nous examinons ci-après les conceptions et l’organisation de la structure de la pratique chez Bourdieu, Giddens et Schatzki.