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Un récit de voyage « amélioré » dans la veine des écrits orientalistes fantaisistes

PREMIÈRE PARTIE : DÉCOUVRIR LA CORÉE, UN PAYS MÉCONNU : 1887-1894

II.2.3.2. Un récit de voyage « amélioré » dans la veine des écrits orientalistes fantaisistes

Plusieurs épisodes relatés dans le récit de voyage relèvent de la pure invention fantaisiste et sont probablement dûs à Claire Vautier.

Ils témoignent d'une méconnaissance évidente de la Corée de l'époque et doivent plus aux clichés répandus au XIXe siècle sur l'Orient en général qu'à une observation fine et censée. C’est le cas par exemple de la piquante anecdote sur le

450 Monsieur le Marquis. Histoire d’un prophète, paru en 1886. La synarchie est un principe de gouvernement où le pouvoir est exercé collégialement. Cette théorie politique a été développée par le Marquis Saint-Yves d'Alveydre aux travers de plusieurs ouvrages parus dans les années 1880.

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mandarin chinois en visite en France qui souhaite loger dans un hôtel favorable au feng-shui (présenté à tort comme une déesse de l'eau et du vent à satisfaire) Ne trouvant aucun logement convenable, l'entourage de l'ambassadeur fait venir un sorcier et le convainc, avec l'aide de l'alcool, de pratiquer une cérémonie pour rendre l'endroit choisi acceptable. Le récit mêle bizarrerie et exotisme (le sorcier utilise des boulettes de fiente de chameau) et clichés sur l'ivrognerie des Chinois.

De même, le passage sur les religions coréennes peut difficilement être attribué à un diplomate instruit ayant séjourné en Corée. En effet, le bouddhisme est considéré comme la religion la plus importante de Corée et présenté dans des termes énigmatiques : « Il appert (sic) de l'étude de ces doctrines que le bouddhisme se greffe sur le sivaïsme (…). D'après la doctrine monothéiste, Tout est compris dans ces trois termes : Dieu, l'âme, la matière. Issouara, Ilva ou Dieu est la cause efficiente. Il meut la matière passive et sans fin et lui seul la féconde. » Cette description nébuleuse est très éloignée de la réalité des pratiques religieuses coréennes de l’époque, telles qu’elles peuvent être décrites par d’autres voyageurs français et qui toutes s'accordent sur la prééminence du confucianisme et la survivance de pratiques chamaniques.

Un autre passage du livre En Corée semble être également le fruit de l’imagination de Claire Vautier. Il s’agit de l’histoire de Li Chin :

« Une danseuse attachée à la maison royale se distinguait de ses compagnes par son indiscutable beauté, telle même pour des yeux européens. Un jeune chargé d'affaires (il vit encore et je ne puis divulger son nom) fut particulièrement frappé par la grâce et le charme de cette jeune femme. Il la demanda au roi Li-Hi, qui, très généreusement, lui en fit don. La danseuse, étant essentiellement esclave, dut, sans protester, suivre son nouveau maître. »

C'est dans ces termes que débute le récit que Hippolyte Frandin et Claire Vautier consacrent à cette jeune danseuse de la cour qui aurait été l'épouse de Victor Collin de Plancy. Si le récit ne désigne pas nommément le diplomate, il est aisé de le reconnaître dans la description de ce « jeune chargé d'affaires ». Cette histoire éminemment romanesque se poursuit avec le départ du couple de Corée pour Paris,

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où la jeune femme devenue l'épouse du diplomate reçoit une instruction française mais finit par dépérir. « Les brumes de l'Occident ennuageaient son front bronzé par le chaud soleil oriental. » Rappelé en Corée, Collin y serait naturellement retourné avec son épouse.

Or « Li-Tsin avait laissé un ennemi à Séoul. [...] Le mariage avec un étranger n'affranchit pas l'esclave coréenne. Li-Tsin, reprise à son mari [...] fut réintégrée au collège royal des danseuses et dut reprendre son ancien métier. Mais, à jamais conquise aux moralités de la civilisation, incapable de meurtrir à nouveau sa chair des chaînes rejetées, Li-Tsin se suicida en avalant des feuilles d'or. »

Ce récit comporte de nombreux éléments propres à séduire le public parisien de l’époque. Le roman qu’avait tiré Pierre Loti de son mariage avec une jeune Japonaise dans Madame Chrysanthème en 1888 avait ainsi remporté un immense succès, et le destin de Li Chin semble s’inscrire dans cette tendance. La jeune femme décrite est une danseuse de la cour, une esclave, figure dans laquelle se mêlent charme, exotisme et interdit. L’histoire d’amour qui la lie au diplomate est d’abord idyllique – il l’aime dès le premier regard, obtient sa main sans difficulté, la ramène en France et l’épouse – avant de sombrer dans le tragique. La description du séjour parisien de la jeune femme relève du pathétique : « Elle devint si menue, la pauvre petite Coréenne, qu'elle ressemblait, dans son large fauteuil à oreilles, à un petit singe que, pour plaisanter, on aurait costumé en femme. » Enfin, la fin tragique devait être propre à enflammer l’imagination : l’esclave, retournée à sa situation initiale, met fin à ses jours d’une façon étonnante et qui devait frapper l'imagination des lecteurs (bien que cela ne corresponde aucunement à une pratique coréenne) : en « avalant des feuilles d’or ». Un tel récit eut pu inspirer à Puccini un second volet à son Madame Butterfly.

Collin, bien que n’étant pas nommé, y joue un rôle négatif, puisque les auteurs lui reprochent d'avoir délaissé sa compagne lors de son séjour en France, de l'avoir cantonnée au « gynécée coréen », et de l'avoir, une fois rentrés en Corée, abandonnée à son triste sort. S’il est difficile de savoir si cette histoire fit du tort à Collin de Plancy en France au début du XXe siècle, elle marque encore les esprits aujourd’hui, et notamment en Corée où des auteurs contemporains ont consacré des romans à la

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jeune Li Chin. C’est le cas par exemple de Shin Kyung Sook et de son roman Li Chin paru en Corée en 2007 et traduit aux éditions Picquier en 2012. La romancière y raconte une histoire d’amour tragique entre deux mondes et deux époques. Elle n’hésite pas à inscrire son héroïne dans l’histoire en la faisant participer à des événements réels en Corée : la révolte de 1884 pendant laquelle la reine dut fuir le palais et les assassins envoyés par son beau-père, ou l’attaque du palais en 1895 par les Japonais, qui coûta la vie à la Reine Min et à ses suivantes. La vie parisienne de Li Chin y est également décrite avec précision, et la jeune femme fait même la rencontre de Maupassant… Li Chin est présentée comme une danseuse à la beauté idéale, d’une grande sensibilité et possédant une intelligence aiguisée. Elle ne laisse indifférent aucun des protagonistes masculins, à commencer par Collin de Plancy qui s’éprend d’elle au premier regard. Au travers de ce roman, comme du récit de Frandin et Vautier, c'est une légende qui s'incarne, bien loin semble-t-il de la vie rangée que mena Collin de Plancy.

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