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Collin « abandonne » l’ouvrage

PREMIÈRE PARTIE : DÉCOUVRIR LA CORÉE, UN PAYS MÉCONNU : 1887-1894

II.2.1.3. Collin « abandonne » l’ouvrage

En juin 1891, Victor Collin de Plancy quitte Séoul pour Tokyô. Il poursuit sur place la rédaction des notices promises et les fait parvenir à Maurice Courant, ainsi qu’un plan de l’ouvrage, à la fin de l’été416. Mais, sans doute trop pris par ses fonctions à la légation de France, il annonce au début de l’année 1892 à Maurice Courant qu’il renonce à signer l’ouvrage, et même à en rédiger l’introduction qui devait lui revenir selon le programme initial. Maurice Courant s’insurge alors de ce choix :

« Mais je ne puis accepter ce que vous me dites de ce tableau de la littérature coréenne : vous vous plaisez à rabaisser et diminuer ce que vous avez fait d’une manière vraiment étrange. (…)

Pourquoi renier l’ouvrage que vous avez fait ? Pourquoi vouloir m’en laisser tout le poids ? Si l’ouvrage est bon, je ne puis accepter pour

414 Francis Macouin, « Victor Collin de Plancy et les livres », op.cit., 2019, p. 24 415

Francis Macouin, « Victor Collin de Plancy et les livres », op.cit., 2019, p. 25 416

Bouchez, Daniel. « Un défricheur méconnu des études extrême-orientales : Maurice Courant, 1865-1935 ». op.cit., 1983, p. 7

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moi seul l’approbation qu’il obtiendra ; et s’il était mauvais … ? S’il était mauvais, il me semble que nous devrions partager les responsabilités. Mais je ne m’arrête pas sur cette dernière hypothèse, où m’a seule entraîné la force du dilemme. Je vous retourne une phrase de votre lettre : serait-il juste que je me donnasse comme seul auteur d’un livre où vous avez travaillé au moins autant que moi ? En admettant que j’acceptasse cette combinaison, elle semblerait étrange aux personnes à qui j’ai parlé de l’ouvrage en disant ce qui est, c’est-à-dire que nous y avons travaillé ensemble ; cette combinaison, vous me la proposez maintenant : mais si j’y consentais, ne s’élèverait-il pas un jour en vous, à votre insu même, quelque voix m’accusant d’indélicatesse ? Ce à quoi je ne saurais m’accommoder. Et enfin, tout cela ne serait-il pas, ce serait me mentir à moi-même que de mettre mon nom seul sur le titre, alors que seul vous avez conçu le plan et que vous avez largement contribué à l’exécution417 ».

Malgré la véhémence de son ancien subordonné, Victor Collin de Plancy ne revient pas sur sa décision, et confie intégralement le devenir de l’ouvrage conjoint aux bons soins de Maurice Courant. Celui-ci ne manque d’ailleurs pas d’informer son maître des moindres avancées de l’ouvrage. Car, contrairement à ce qu’il écrit en 1892, la

Bibliographie est alors loin d’être achevée.

Il profite d’un congé en France pour avoir accès aux ouvrages conservés à la Bibliothèque nationale de France (notamment les ouvrages royaux rapportés par le contre-amiral Roze suite à l’expédition militaire de 1867), ainsi qu’au British Museum de Londres. Nommé à Tôkyô en 1892, Maurice Courant y poursuit ses achats et ses recherches. En 1894, il écrit ainsi à Collin de Plancy :

« J’ai, pour mon malheur, fait la connaissance des bouquinistes et leur ai déjà laissé pas mal de piastres ; outre les ouvrages purement japonais, j’ai trouvé quelques belles éditions d’historiens chinois et quelques ouvrages coréens curieux et longtemps cherché. »

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AMAE, Papiers d’agents, Fonds Victor Collin de Plancy, PAAP 50. Maurice Courant à Collin de Plancy, 26 février 1892

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En 1894, l’ouvrage est enfin prêt, et l’impression commence. Maurice Courant choisit un imprimeur japonais, capable de rendre les inscriptions, et d’imprimer les caractères chinois, japonais, coréens et mongols.

« Comme je vous le disais, la Bibliographie en est à la page 160 pour l’impression et plus avant pour les placards ; ces 160 nous mènent au n°247 et vers la fin du livre III (Confucianisme), le premier volume aura environ 600 pages et sera suivi d’un ou deux autres ; j’ai mis des culs de lampe et des planches nombreuses tirées des dessins, ouvrages et atlas coréens. Je vous enverrai quelques spécimens de tout cela pour vous en donner une idée418. »

Collin s’intéresse de prêt aux avancées de la Bibliographie. Même s’il refuse de rédiger l’introduction, il fait des remarques à son ancien interprète, qui prouve son degré d’implication, mais aussi son érudition et l’intérêt qu’il porte à l’histoire de la langue et de la littérature coréennes. Les lettres échangées entre les deux hommes sont d’ailleurs emplies de caractères chinois ou coréens, signes que Collin de Plancy, bien qu’ayant délaissé la carrière d’interprète pour celle de diplomate, n’a pas totalement abandonné la maîtrise et l’étude du chinois. L’échange à propos de la date d’introduction du hangûl, l’alphabet coréen, en est un bon témoignage :

« Je vous suis reconnaissant de m’avoir fait remarquer que le之綱 qui date de 1432 contient du諳文, je ne saurais expliquer le fait ; les textes officiels, dont je donne des traductions exactes, emploient à propos du 世宗 des expressions qui ne peuvent s’appliquer qu’à une invention nouvelle : impossible de traduire autrement. L’autorité du lettré coréen de M. Devéria me semble contestable ; vous savez combien les Coréens sont en général ignorants de leurs antiquités ; le Tai tong oun ok ni le Tjo tour ok ne parlent de ce 金春澤. Je ne puis accorder grande valeur à l’opinion qui attribue l’invention des caractères à 檀 君 , personnage absolument légendaire et qui est descendu du ciel.

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Médiathèque Jacques Chirac, Troyes. Papiers Collin de Plancy, carton 9. Maurice Courant à Victor Collin de Plancy, 3 mai 1894

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Je me rappelle, en effet, le fragment de porcelaine, pourriez-vous m’envoyer copie des caractères ? Je connais, en effet, aujourd’hui trois ou quatre caractères coréens qui ne sont plus usités et que j’ignorais alors. L’affirmation de Klaproth me paraît bien hasardée et, pour ma part, j’admets l’introduction des caractères chinois en Corée pour cette fin du Ive siècle, à laquelle Klaproth rapproche l’invention du en moun. Cette question se rattache à celle de l’extension de la domination des en Corée, laquelle me semble très obscure et que je n’ai pu encore élucider à ma satisfaction. Quoi qu’il en soit, pour l’alphabet coréen, je vais donner dates, 1446 et 1432, et j’y insisterai dans la préface. 419. »

Deux ans sont nécessaires à l’impression de l’ouvrage. Si Courant suit lui-même l’impression des deux premiers volumes, il est par la suite nommé en Chine, à Tientsin, en juin 1895, alors même qu’il avait demandé à retourner à Séoul où Collin de Plancy vient d’être nommé. Courant lui adresse les épreuves pour relecture. En témoigne cette lettre de mai 1896, rédigée à bord du bateau « Natal » qui ramène Maurice Courant en France après un douloureux séjour en Chine (il vient de perdre, le même jour, ses deux fils, suite à une épidémie de choléra) :

« Mon premier soin à bord, maintenant que je suis débarrassé de la correction des épreuves et des emballages, c’est de vous donner de nos nouvelles. Réellement mon séjour à Tôkyô a été écrasant d’occupations : après cinq ou six heures de correction d’index, les chiffres et les caractères me tourbillonnaient devant les yeux ; pendant ce temps, j’ai fait imprimer 21 feuilles, soit 168 pages : restent environ 16 feuilles d’index que M. Tronquois420, un ami à moi, qui connait bien M. Devéria, va achever : il en est tout à fait capable et m’a déjà suppléé pendant une partie de mon séjour à Tientsin. D’ici à 2 mois ½ ou 3 mois, j’espère que nous aurons vu

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Médiathèque de l’agglomération troyenne, Papiers collin de Plancy, carton 9, Maurice Courant à Victor Collin de Plancy, 3 mai 1894

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Emmanuel Tronquois (1855-1918), voir Marquet Christophe. « Emmanuel Tronquois (1855-1918), un pionnier des études sur l'art japonais. Sa Collection de peintures et de livres illustrés d'Edo et de Meiji ». In: Ebisu, n°29, 2002. pp. 115-165

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la fin de ce travail. J’ai recommandé à M. Tronquois de vous envoyer toute la collection des épreuves, dès que l’impression sera finie421. »

Même s’il refuse de signer l’ouvrage et d’en rédiger l’introduction ou la préface, Collin de Plancy veille ainsi attentivement sur la publication de la Bibliographie coréenne.

II.2.2. Un outil de valorisation de la culture coréenne

De simple « tableau synthétique de la littérature coréenne », l’ouvrage s’est transformé en vaste Bibliographie, contenant des notices détaillées et une somme extrêmement complète des connaissances coréennes dans tous les domaines, de la littérature populaire aux codes législatifs, en passant par les manuels d’astronomie ou d’art militaire. C’est en réalité un portrait très précis de la Corée de la fin de l’époque Joseon que dresse Maurice Courant dans son ouvrage. La Bibliographie porte comme sous-titre « Tableau littéraire de la Corée contenant la nomenclature des ouvrages publiés dans ce pays jusqu’en 1890 ainsi que la description et l’analyse détaillées des principaux d’entre ces ouvrages. » Recenser l’ensemble des livres coréens publiés, voilà l’ambition – énorme – de Maurice Courant et Victor Collin de Plancy.

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