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Un pays menacé tentant de se moderniser

PREMIÈRE PARTIE : DÉCOUVRIR LA CORÉE, UN PAYS MÉCONNU : 1887-1894

1.1.1.2. Un pays menacé tentant de se moderniser

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la politique coréenne est marquée par des oscillations permanentes entre volonté de moderniser le pays ou de conserver intact son système confucéen, entre isolationnisme et volonté d’ouverture, entre influence de la Chine, suzeraine historique, et du Japon dont la modernisation accélérée à l’école de l’Occident doit pour certains lettrés servir de modèle et dont les appétits territoriaux s’éveillent. Cette opposition est incarnée par la lutte qui oppose au sommet de l’état le régent Daewongun, père du roi Gojong, et le clan de la reine Min, épouse du Roi60.

En 1863 lors du décès du roi Cheolchong sans héritier, le pouvoir échoit à un jeune garçon de onze ans, le roi Gojong (1852-1919). C’est en réalité son père qui l’exerce, sous le titre de régent, Daewongun. Le Régent prend plusieurs mesures pour rétablir l’autorité d’un Etat menacé : réformes des examens ouvrant l’accès aux fonctions officielles, interdiction des écoles confucéennes qui constituaient des contre-pouvoirs et des lieux de corruption, élargissement de l’assiette fiscale aux aristocrates lettrés, introduction d’une nouvelle unité monétaire 61 . Il décide également de faire reconstruire le palais Gyeongbokgung, le palais royal détruit lors des invasions d’Hideyoshi à la fin du XVIe siècle et resté à l’abandon au centre de la capitale62. Cette décision est lourde de conséquences : les frais de reconstruction sont très élevés, le finances de l’Etat, qu’avaient pourtant contribué à rétablir les réformes

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Jean-Jacques Matignon : L'Orient lointain. Au pays du calme matinal, 1902 in Voyageurs au pays du matin calme, op.cit., 2006, p.172

60 Pascal Dayez-Burgeon, Histoire de la Corée, op.cit., 2012, p. 117 61

Samuel Guex, Au pays du matin calme. Nouvelle histoire de la Corée des origines à nos jours, Flammarion, Paris, 2016, p. 198

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précédentes ne suffisent pas à couvrir les dépenses et le Régent doit recourir aux « contributions volontaires », c’est-à-dire aux corvées pourtant abolies au siècle précédent63.

Cette politique ambitieuse mais parfois incohérente provoque des mécontentements dans de nombreuses parties de la population, et notamment chez les aristocrates qui jugent que le Régent les prive de leurs privilèges. En 1873, les clans aristocratiques se liguent avec la Reine Min, épouse du roi Gojong. Le Daewongun est contraint de céder le pouvoir à son fils, et surtout au clan Min64. C’est le parti de la Reine qui décide d’ouvrir le pays en signant – sous la menace – le traité de 1876 avec le Japon et d’engager la Corée sur la voie de la modernisation en s’inspirant des efforts menés par la Chine voisine, où le Roi dépêche une ambassade chargée de rapporter des techniques occidentales utilisées en Chine, notamment en matière d’armements65. Des réformes modifient également l’administration avec la création d’un département chargé des relations extérieures, sorte de ministère des affaires étrangères qui négocie des traités avec d’autres puissances pour tenter de rétablir un équilibre avec le Japon66.

Malgré les réformes, les conditions matérielles restent difficiles pour les paysans et les soldats. Une révolte éclate en 1882. Des violences visent les Japonais présents en Corée et les ministres partisans des réformes. La Chine est appelée en renfort, les Japonais ripostent et le Daewongun est rétabli provisoirement à la tête de l’Etat67.

Mais la révolte la plus importante a lieu en 1884 lors du « coup d’état de Gapsin ». Des réformistes parmi lesquels Kim Ok-Gyun (1851-1894) prennent le contrôle du palais royal avec l’aide de troupes japonaises. Ils espèrent accéder au pouvoir et imposer des réformes modernisatrices, en refondant notamment l’administration. La situation dégénère rapidement, la population se retournant contre la légation japonaise. Les troupes chinoises rétablissent l’ordre, les meneurs du coup d’Etat sont obligés de fuir, mais des troupes japonaises ne tardent pas à

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Pascal Dayez-Burgeon, Histoire de la Corée, op.cit., 2012, p. 175 64Samuel Guex, Au pays du matin calme. op.cit., 2016, p. 206 65

André Fabre, Histoire de la Corée, op.cit., 2000, p. 180 66

Samuel Guex, Au pays du matin calme. op.cit., 2016, p. 208 67 André Fabre, Histoire de la Corée, op.cit., 2000, p. 181

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intervenir en représailles. C’est finalement une convention entre la Chine et le Japon, ignorant la Corée, met fin au désordre, la convention de Tianjin signée en 188568.

On le voit, la situation politique du pays dans lequel débarque Collin de Plancy est complexe. Aux intrigues de palais qui faisaient toute la vie politique de la Corée au début du XIXesiècle s’ajoutent les intérêts chinois et japonais, suivis par les appétits occidentaux. A cela s’ajoute un climat social agité : les révoltes paysannes sont fréquentes, en raison des mauvaises conditions de vie provoquées par des sécheresses ou des pluies trop abondantes et entretenues par des mouvements de pensée subversifs à l’image du mouvement donghag (savoir oriental). Ce mouvement né d’une synthèse entre bouddhisme, confucianisme et chamanisme excite la xénophobie et le rejet de l’Occident tout en critiquant les inégalités sociales causées par le système sclérosé. Ses dirigeants sont régulièrement arrêtés et condamnés, mais ses idées restent vives dans la population69.

La situation du pays n’a cependant pas de quoi faire peur à Collin de Plancy, que son expérience en Chine, à une époque tout aussi troublée, a préparé. Ainsi, en septembre 1884, alors qu’il exerce la gérance du consulat de Shanghaï dans l’attente de l’arrivée du nouveau titulaire, une flambée de xénophobie conduit les autorités à instaurer un blocus du port. Les menaces se font plus précises, notamment envers le Français et en février 1885, Collin de Plancy décide d’accord avec le ministre russe de faire amener le pavillon français et d’arborer le drapeau russe sur le consulat et les édifices municipaux de la concession. Le 20 mars 1885, le sous-préfet cesse toutes relations et correspondances avec le consulat général français, tout passant par l’intermédiaire du consul russe. La signature du traité entre la France et la Chine en juin 1885 vient mettre un terme à une situation difficile70. Le sang-froid et le sens de la diplomatie dont fait preuve Collin de Plancy dans une situation délicate ont sans doute encouragé ses supérieurs à lui confier la gestion du poste diplomatique à Séoul.

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Pascal Dayez-Burgeon, Histoire de la Corée, op.cit., 2012, p. 114 69 Samuel Guex, Au pays du matin calme. op.cit., 2016, p. 270 70

Nicole Bensacq-Tixier, Histoire des diplomates et consuls français en Chine (1840-1911) : histoire des relations avec le gouvernement impérial et les puissance présentes en Chine, évolution des postes, des carrières et des conditions de vie, Paris : Les Indes Savantes, 2008, p. 264

42 1.1.1.3 Les délicates relations franco-coréennes avant la signature du traité de 1886

Outre la situation politique coréenne, déjà fort compliquée, une difficulté supplémentaire réside pour Collin de Plancy dans la nature des relations entre la France et la Corée. En effet, les premiers contacts entre les deux pays sont marqués par la violence et l’incompréhension mutuelles. Les premiers Français à pénétrer (de manière illégale) sur le territoire coréen sont en effet des missionnaires catholiques arrivés par la frontière terrestre avec la Chine. Leur ministère s’effectue dans le plus grand secret, le christianisme ainsi que la présence des étrangers étant prohibés par le régime coréen. Les missionnaires sont ainsi cachés chez les Coréens convertis, et ne se déplacent que rarement, dissimulés sous l’ample costume de deuil traditionnel, décrit par les voyageurs71.

Le Daewongun, régent et père du roi Gojong, s’inquiète de ces pressions et tolère mal la présence des missionnaires étrangers. En 1866, il ordonne l’exécution de chrétiens. Trente convertis coréens sont mis à mort, et neuf missionnaires catholiques dont huit Français72. L’un d’eux, le Père Felix-Claire Ridel, échappe à la répression et parvient à fuir le pays pour la Chine où il se rend immédiatement à la Légation de France à Pékin pour réclamer au chargé d’affaire français une intervention militaire en représailles. Henri de Bellonet, représentant de la France en Chine, voit dans cette demande une opportunité de renverser le roi de Corée, perçu comme très faible politiquement et militairement, et de faire du pays une colonie française à moindres frais73. L’opération cependant ne rencontre pas l’aval du ministère des affaires étrangères, tardivement consulté, et qui voit d’un mauvais œil cette tentative, alors que les efforts de la France se concentrent alors plutôt sur la péninsule indochinoise74.

Malgré ces préventions, le contre-amiral Roze (1812-1883), est chargé par Bellonet de cette opération militaire. Une première expédition de reconnaissance

71 Charles Dallet, Histoire de l’Eglise de Corée, op. cit., Paris, 1874 72

Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 188 73

Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 190 74 Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 194

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permet au contre-amiral de repérer une île permettant d’effectuer le blocage de la rivière Han, voie d’accès fluvial à la capitale Séoul. Entre octobre et novembre 1867, le contre-amiral Roze et ses troupes effectuent le blocage en occupant l’île de Ganghwa75. L’objectif de Roze est d’obtenir de la Corée la signature d’un de ces traités inégaux auparavant imposés à la Chine et au Japon. Il l’indique lui-même : « Si je parvenais à conclure un traité basé sur les immunités habituelles entre nations civilisées, le coup de main de Kanghwa aurait rendu, sans coûter un seul homme, un grand service au commerce et à la civilisation76. » Mais le ton insultant des messages français, l’incompréhension entre Coréens et Français font échouer ces tentatives de pourparlers. La démonstration de force qui suit – incendie des bâtiments gouvernementaux de l’île de Kanghwa, pillage de la bibliothèque royale (manuscrits, argent, armes) – ne parvient pas plus à convaincre les Coréens et conduit au contraire à de nouvelles exécutions de chrétiens77. Le régime coréen réussit également à rassembler des troupes et à les envoyer à Ganghwa. Bien qu’insuffisamment équipée et préparée, l’armée coréenne inflige une cuisante défaite aux Français, peu nombreux et affaiblis par une épidémie de variole, au mont Chongjok78. L’amiral Roze rebrousse chemin, emportant le butin obtenu par pillage. L’incident est vite oublié côté français, d’autant plus que l’opération n’avait pas fait l’objet d’une autorisation formelle79.

Côté coréen, la victoire de Chongjok est perçue comme un événement important, une démonstration de force contre une puissance considérée comme menaçante depuis la prise de Pékin en 1860. La victoire politique et militaire des Coréens est même inscrite dans les annales chinoises de la dynastie des Qing80.

Après l’ouverture forcée du pays par le Japon, la France décide finalement à son tour d’entamer des négociations pour signer un traité d’amitié, mais les événements de 1867 sont encore bien présents à l’esprit des dirigeants coréens et rendent la mission des diplomates français très délicate.

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Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 191 76

Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 191 77 Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 195 78

Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 258 79

Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 259 80 Pierre-Emmanuel Roux, La croix, la baleine, le canon, op.cit., 2012, p. 265 et 267

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I.1.2. La Corée vue de France : entre velléités coloniales et fantasmes exotiques

L’intérêt des Français pour la Corée se conçoit dans le vaste espace extrême-oriental et à l’aune de la constitution d’un empire colonial dans la seconde moitié du XIXe siècle. A l’image de ses voisins occidentaux, la France cherche à faire valoir ses intérêts commerciaux dans les pays récemment ouverts à l’Occident, en Chine et au Japon, et bientôt dans la péninsule indochinoise qui devient la pièce maîtresse de l’empire français en Asie. La Corée est un des pions dans ce vaste échiquier et l’intérêt que lui portent les dirigeants français est fonction du succès français dans d’autres territoires.

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