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2.2 Le mouvement régionaliste et ses genres de prédilection

2.2.2 Les genres de prédilection des régionalistes

2.2.2.2 Le récit bref régionaliste

Si les romans régionalistes sont très en vogue dans les premières décennies du XXe siècle, c’est toutefois sous la forme de récits plus courts167 au thème caractéristique « vieilles choses, vieilles gens » que la thèse terroiriste s’illustre le mieux. Quoiqu’ils appartiennent à un genre mineur, ces récits brefs régionalistes (nommés récits narratifs brefs, textes brefs rustiques, « contes du terroir168 » ou « contes paysans », indistinctement) feront néanmoins la fortune du mouvement régionaliste. « Le vieux hangar » inaugure le genre en 1913169. Avec nostalgie, Camille Roy y présente un ensemble d’objets abandonnés qui rappellent l’ancien temps, suggérant par-là l’attention qui doit être accordée aux « vieilles choses » dans la prose régionaliste. En plus des objets sacralisés (le ber, le poêle, le rouet, les instruments aratoires, la charrette, la croix de chemin…), le récit bref régionaliste cherche à sauver de l’oubli les coutumes du monde traditionnel (la criée pour les âmes, la corvée, l’heure des vaches…). Par ailleurs, c’est toute une galerie des personnages conventionnels qui défile sous les yeux du lecteur. Il s’agit beaucoup plus de types que de protagonistes individuels. Par exemple, le personnel clérical (le curé, le maître-chantre, le bedeau, la ménagère du presbytère…), les travailleurs du milieu agricole (le vieux terrien, le forgeron, le maquignon, le laboureur, le semeur…), les membres de la famille traditionnelle (le père, la mère, les enfants, les voisins…), sans oublier les animaux de ferme (le cheval, la vache…). Ces derniers sont d’ailleurs souvent personnifiés, ce qui fait d’eux un support sémiotique de plus pour véhiculer l’idéologie de

167 Ces récits ne dépassent jamais plus de trente pages, selon Lucie Desaulniers. L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, f. 150.

168 Au sujet de cette terminologie, les auteurs de La vie littéraire au Québec écrivent : « On a pu nommer par exemple "contes du terroir" ou "contes paysans", mais aucun de ces textes, que leurs auteurs eux-mêmes qualifient indifféremment de récits, de chroniques, de billets ou de scènes du terroir, ne semble correspondre à la définition la plus courante du conte, soit celle d’un récit fictif mettant en scène un ou des personnages qui accomplissent des exploits extraordinaires et qui dépassent par leur invraisemblance l’entendement humain. » D. Saint-Jacques et M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec, tome V (1895-1918), p. 403.

169 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XXII.

169 conservation, en plus de nous les rendre attachants. Sur le plan énonciatif, il s’agit d’un récit à la première personne où est fait un usage abondant du pronom personnel « nous » et du déterminant possessif « nos » employés dans le but d’éveiller chez le destinataire un sentiment d’appartenance. De plus, comme attendu de tous les écrits de la série, le récit bref est agrémenté des trésors de la langue du pays et des expressions typiques du registre familier campagnard170. Ces mots fétichisés sont souvent mis en italique171 ou placés entre guillemets de manière à signaler leur statut iconique au sein du discours. Publiés dans nombre de périodiques, mis à l’honneur dans les concours littéraires qu’organise la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal de 1915 à 1918 (« La croix du chemin », 1916; « La corvée », 1917; « Fleurs de lys », 1918; « Au pays de l’érable », 1919), rassemblés en recueils par plusieurs animateurs du mouvement régionaliste qui les donnent en exemple172, ces textes plus descriptifs que narratifs, livrés sur le ton de la confidence173, se présentent sous diverses formes : souvenirs d’enfance, croquis de scènes champêtres, portraits de mœurs rurales. De ces historiettes et de ces tableaux figuratifs se dégage un sentiment de nostalgie. Le temps qui fuit emporte tragiquement avec lui les reliques précieuses d’un âge d’or déjà révolu. En somme, le récit bref régionaliste apparaît comme « une sorte de musée du temps ancien où prédomine l’attachement à la terre, à la foi et aux traditions des ancêtres174 ».

À la lumière des pratiques littéraires de la première série culturelle, Maurice Lemire explique la raison pour laquelle le récit bref régionaliste a pu jouer un rôle si capital au sein de la deuxième série :

170 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 151. 171 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, f. 150. 172 D. Saint-Jacques et L. Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, tome VI (1919-1933), p. 407. 173 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 150. 174 D. Saint-Jacques et M. Lemire (dir.), La vie littéraire au Québec, tome V (1895-1918), p. 403.

170 [L]a littérature régionaliste se distingue de celle du XIXe siècle par sa rupture avec l’histoire. Les prédécesseurs s’étaient tous plus ou moins inspirés de François-Xavier Garneau. Louis Fréchette en particulier avait donné à l’histoire du Canada un sens nouveau dans La légende d’un peuple. Mais au tournant du siècle, les écrivains renoncent à faire l’éloge des héros au profit des habitants anonymes. Maintenant ce sont le mode de vie, les pratiques, les coutumes et les traditions que l’on veut illustrer. Pour vraiment se nationaliser, la littérature doit mettre en valeur la particularité des mœurs canadiennes. Dans ce dessein, le récit bref convient mieux, car il se fonde la plupart du temps sur le souvenir : l’anecdote en soi reste étrangère la plupart du temps à toute forme d’intrigue. De plus, pour bon nombre de ces auteurs, fils de cultivateurs ou de campagnards, le récit prend la forme de souvenir, associant enfance et tradition. Le passé traditionnel se confond avec elle, comme l’illustrent Les rapaillages de Lionel Groulx. Pour ces écrivains, qui ont rompu avec l’homogénéité sociale traditionnelle en se faisant instruire et en accédant à des postes élevés, il importe de témoigner de leur fidélité à leurs origines. Cette forme simplifiée de récit se prête plus facilement à l’application de la théorie régionaliste. La quotidienneté se substitue à l’histoire pour mettre en valeur l’anonymat. Présentée de façon idéale pour dénoncer la mutation, elle provoque la nostalgie et le regret du lecteur175.

Quoi qu’il en soit, ici comme dans le roman de la terre, l’intention derrière l’acte de langage demeure la même : « CONVAINCRE de la mission providentielle de la nation, ÉDIFIER par l'exaltation de la race, ÉCLAIRER par le culte du héros [les aïeux, habitants anonymes]176. » Dans sa préface du premier recueil de Georges Bouchard, Premières semailles (1917), Camille Roy ne dit pas autre chose : « Puissent les "Premières Semailles" mises en bonne place au foyer de l’habitant canadien, lui redire souvent leurs utiles conseils, lui faire mieux comprendre la dignité de sa mission, et accroître en son âme robuste l’amour du sol177. » Cela dit, on ne peut qu’être frappé par l’immobilisme qui se dégage de ces textes. Selon Maurice Lemire, il s’agit là d’une manière de résister, de se préserver : « Au lieu de prôner une adaptation au changement, le récit bref tente de la soustraire aux diverses influences, comme si l’isolement était encore

175 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 149-150.

176 L. Francoeur, « Quand écrire c’était agir : la série culturelle québécoise au XIXe siècle », p. 461. L’auteur souligne. 177 Camille Roy, « Au lecteur », dans Georges Bouchard, Premières semailles, Québec, Imp. L’Action Sociale Limitée, 1917, p. 8.

171 possible. En se situant hors du temps, la classe paysanne assurerait sa pérennité178. » Faute d’un répertoire riche en thèmes, le genre versera peu à peu dans le stéréotype, ce qui le conduira à sa perte après avoir connu une quinzaine d’années de gloire179. Viendra ensuite racheter la pauvreté littéraire de ces écrits de propagande (récits brefs et romans de la terre confondus)180 un groupe d’œuvre de facture réaliste qui fera de la paysannerie une source d’inspiration désormais valable sur le plan esthétique.

Enchaînons avec la présentation du recueil de Lionel Groulx, Les rapaillages (1916), qui constitue le principe codant de la deuxième série culturelle. L’étude du personnage la Grise du récit « Les adieux de la Grise » nous permettra par la suite de dégager les traits caractéristiques de notre deuxième archétype chevalin, La Grise.

178 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 158.

179 D. Saint-Jacques et L. Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, tome VI (1919-1933), p. 407. M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XXII-XXIII.

180 En introduction de son ouvrage sur le mouvement régionaliste au Québec, Maurice Lemire s’interroge : « Jusqu’à quel point peut-on traiter du régionalisme comme d’un mouvement littéraire qui aurait influencé la littérature québécoise près d’un demi-siècle? Plusieurs historiens l’ont tout simplement ignoré parce qu’il n’aurait produit aucune œuvre de valeur. Surtout idéologique, il n’appartient pas à la littérature. Aussi la question porte moins sur la valeur littéraire, que sur la place à lui accorder dans l’histoire littéraire. […] quelle place faut-il accorder au mouvement régionaliste dans la littérature québécoise? » M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 7. En admettant avec d’autres « la rareté des chefs-d’œuvre » régionaliste, il juge néanmoins qu’il importe d’accorder une place privilégiée à ce mouvement étant donné « l’ascendant du mouvement sur la production littéraire de l’époque. » Ibid, p. 245. Pour ce qui est du récit bref régionaliste en particulier, Lemire écrit : « Sans se hisser au niveau de la grande littérature, il a au moins le mérite d’une certaine originalité. » M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XXII-XXIII. Pour sa part, Lucie Desaulniers écrit : « Si ce genre n’a pas été un genre littéraire remarquable en soi, il constitue un document précieux pour l’établissement d’une histoire des idées au Québec. » L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, f. du résumé.

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2.3 Le principe codant de la deuxième série culturelle : Les rapaillages de