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Approche externe : de la notion de culture à celle de discours culturel

1.2 La représentation du cheval dans les récits québécois

1.2.3 Cadre théorique : chevauchée dans l’espace culturel transhistorique québécois

1.2.3.2 Approche externe : de la notion de culture à celle de discours culturel

Qu’entend-on par « histoire culturelle »? Avant de répondre à la question, quelques détours s’imposent. Examinons d’abord chacun des termes individuellement. Dans une optique anthropologique, Micheline Cambron précise que, bien plus qu’une simple « nomenclature d’objets et de pratiques154 », la culture renvoie « à l’action médiatrice de la parole », autrement dit, à « l’ensemble du "narrable" et de l’"argumentable"» qui se trouve disséminé dans le « brouhaha de nos pratiques quotidiennes ». Ces opérations rhétoriques de narration et d’argumentation comme composantes inhérentes au concept de culture nécessitent quelques éclaircissements, ce que nous offre la linguistique saussurienne155.

Venant au monde « sans mots », l’humain surgit in media res dans un univers de langage qui lui préexiste. Les mots qu’il s’approprie graduellement au cours de la vie, en tant qu’éléments du système de la langue, sont des essences qui se font écho entre elles, en vase clos. Cependant, lorsqu’un sujet (locuteur) les tisse entre eux en une sorte d’écheveau de sa création à l’intention d’un autre sujet (allocutaire), ces mots intriqués ne renvoient plus uniquement à eux-mêmes156; ils sont « au sujet de quelque chose157 », signifiant par là qu’ils font advenir dans et par le langage un autre monde, ici et maintenant. Dès lors, on peut dire que les unités minimales de sens que sont les mots dépassent les frontières du code linguistique pour accéder à un statut supérieur, celui de « discours », comme l’explique Paul Ricœur : « Alors que le signe ne renvoie qu’à

154 M. Cambron, Une société, un récit […], p. 39. Les trois autres citations se trouvent à la même page.

155 « Cette notion de discours […] s’impose dès que l’on prend en considération le passage d’une linguistique de la langue […] à une linguistique du discours […]. La distinction vient, comme on sait, de Ferdinand de Saussure […] [qui] distingue la "langue" et la "parole" […]. » Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essai d’herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1986, p. 115.

156 « [L]e langage n’est pas seulement expression, mais aussi réservoir de signes. La parole la plus singulière et la plus neuve s’appuie sur le langage, en explore les possibilités, en manifeste la logique, en exprime et en comble aussi les indéterminations. Le langage a déjà nommé les choses avant que je les dise à mon tour. » Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, [Éd. originale : Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1968], Montréal, Bibliothèque québécoise, coll. « Sciences humaines », 1994, p. 37.

41 d’autres signes dans l’immanence d’un système, le discours est au sujet des choses. Le signe diffère du signe, le discours se réfère au monde158. »

Ce changement de statut des mots, de matière neutre et inerte qu’ils étaient à matière vive, vivante, voire vivifiante, est un « événement159 » qui fait sens, selon le philosophe : « De même que la langue, en s’actualisant dans le discours, se dépasse comme système et se réalise comme événement, de même, en entrant dans le procès de la compréhension le discours se dépasse, en tant qu’événement, dans la signification160. » C’est donc dire que ce « discours » tissé de faisceau de mots, surgissant d’un coup à la fois comme événement et comme dépassement, se voit dès lors chargé d’une signification qui n’est autre chose qu’une énigme à résoudre, un mystère à élucider. « La toute première distanciation est donc la distanciation du dire dans le dit161, poursuit Ricœur.

158 Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1975, p. 273.

159 « [L]’événement, […] c’est la venue au langage d’un monde par le moyen du discours. » P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 116.

160 P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 117.

161 Sur la notion de distance comme mécanisme propre à la culture, M. Cambron en parle lorsqu’elle évoque le « discours social » (Marc Angenot), qu’elle nommera pour sa part le « discours culturel » : « [L]a fécondité du concept de discours social me paraît tenir dans la possibilité qu’il offre de rassembler les pratiques participant à l’élaboration d’un système de représentation du monde, c’est-à-dire instaurant une distance entre la trivialité de l’expérience et un sujet […]. » (M. Cambron, Une société, un récit […], p. 38) Le sociologue Fernand Dumont fait aussi état de la « distance » dans son essai Le lieu de l’homme (1968) lorsqu’il définit la notion de culture. Selon sa thèse, on peut identifier deux types de culture. Dès notre entrée dans le monde, nous bâtissons en nous-même une « culture première » à partir d’une multitude de signes de notre univers familier : « Dès le premier éveil de ma conscience, l’environnement était un univers humain, peuplé de signes culturels qui se sont progressivement diversifiés. » (F. Dumont, Le lieu de l’homme, p. 76) Cette culture première est selon lui un « donné » : « Les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’actions, de coutumes, tout un réseau par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde comme dans sa maison. Fermée habituellement sur elle-même, [elle] m’enferm[e] avec elle pour me conférer le sentiment de ma consistance […]. » (Ibid, p. 73) La culture seconde s’élabore selon Dumont au contact d’objets culturels divers qui ont la propriété d’instaurer, à l’intérieure de la conscience, une distance entre le moi et le monde : « Du journal du matin à la peinture, du livre à l’image filmique, l’objet culturel prend donc naissance dans une disjonction de la conscience qui peut bien en un sens ramener le monde à moi, mais qui, plus profondément, introduit en moi une fissure qui me fait naître à un autre monde et à un autre moi dont l’objet culturel est le témoignage. » (Ibid, p. 80) Ainsi, « [l]a conscience se trouve prise dans les jeux de la culture, se découvrant dans la distance qu’elle instaure et dans la pressante nostalgie de la réconciliation qui l’anime par ailleurs. » (Ibid, p. 28) L’objet littéraire, comme toute autre forme d’art, est source de disjonction : « Dans sa quête familière du donné, ma conscience croyait spontanément, quand je tirais le livre du rayon, qu’il allait seulement me transmettre des pensées et des songes et les agglomérer à ceux que j’avais déjà formés. Mais, de prétexte de ma conscience, le livre est devenu la concrète rupture. » (Ibid, p. 79, l’auteur souligne.)

42 Mais qu’est-ce qui est dit162? », s’interroge-t-il enfin. De son côté, Micheline Cambron se demande « comment ces objets et ces pratiques [discursives] deviennent, par la médiation de la parole, l’occasion d’un surgissement de sens163 »?

Le concept de « discours culturel » offre une réponse à ce double questionnement. Cambron le définit comme « l’ensemble des règles de construction du sens consolidant à rebours les représentations du monde qui sont nôtres et ouvrant la voie à la profération d’autres paroles participant, selon des modalités diverses, des mêmes règles topiques et rhétoriques164 ». De la notion de discours culturel générateur de « représentations du monde » en vertu de règles de composition à celui d’histoire culturelle, il n’y a qu’un pas. Comme l’explique Alex Gagnon,

[l]’analyse des représentations et des systèmes de représentations se trouve […] aujourd’hui […] portée par la vague et par la vogue de l’« histoire culturelle ». Issue à la fois de la « Nouvelle histoire » française des années 1970 et 1980 et des cultural

studies, l’histoire culturelle est définie par ceux qui la pratiquent comme une

« histoire sociale des représentations » (Ory, 2004, p. 13), ou encore comme une histoire visant à comprendre le social « dans l’infini des représentations et des interprétations qui le composent » (Kalifa, 2005, p. 82). Cette démarche suppose l’analyse croisée et transversale d’ensembles discursifs et représentationnels composites, mais tient compte, en même temps, de l’irréductibilité des formes et des types de discours qu’elle étudie. En un mot, l’enquête culturaliste vise à faire l’histoire des ensembles de représentations en rapportant celles-ci aux spécificités génériques qui les déterminent de même qu’aux conditions, matérielles et intellectuelles, de leur production, de leur circulation et de leur réception (Melançon, 2006, p. 114)165.

L’histoire culturelle est donc une « histoire carrefour166 », selon l’expression de Jean-Yves Mollier, qui dialogue avec d’autres champs de savoir, notamment avec les études littéraires, ces dernières « [étant] par définition l’étude des représentations littéraires du monde et des modes de

162 P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 118. 163 M. Cambron, Une société, un récit […], p. 39. 164 M. Cambron, Une société, un récit […], p. 39.

165 Alex Gagnon, « Représentation », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique Socius [En ligne].

166 J.-Y. Mollier, « Histoire culturelle », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 341.

43 représentation propres à la littérature167 ». À la lumière de ces définitions, on comprend bien qu’il est tout naturel d’envisager l’étude de la représentation du cheval dans les œuvres littéraires dans une optique d’histoire culturelle. Il nous reste encore à définir précisément ce qu’il faut entendre par « représentation littéraire », ce qui nous amènera à expliciter par le fait même un concept qui lui est intimement lié, celui d’« image littéraire ».

Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), Paul Ricœur rappelle la description que fait Roger Chartier de « la structure bipolaire de l’idée de représentation ». Il s’agit d’une part de « l’évocation d’une chose absente par le truchement d’une chose substituée qui en est le représentant par défaut168 » et, d’autre part, de « l’exhibition d’une présence offerte aux yeux, la visibilité de la chose présente tendant à occulter l’opération de substitution qui équivaut à un véritable remplacement de l’absent ». Alex Gagnon, qui souligne lui aussi à la suite de Chartier l’existence des deux familles de sens de la représentation, explique avec clarté ce qui les distingue l’une de l’autre. Dans un premier sens, la représentation signifie « la présentification d’une absence au moyen d’un langage169 », c’est-à-dire qu’elle consiste concrètement à « rendre médiatement présente ou sensible une chose absente, que cette chose soit empiriquement inexistante, immatérielle ou matériellement présente ailleurs, dans l’espace ou dans le temps », ce que font couramment, précise-t-il, les « représentations littéraires de tel ou tel phénomène, de tel ou tel événement, de telle ou telle figure ». Dans le cadre de la présente étude, c’est dans ce sens, bien sûr, qu’il faut envisager dans un premier temps la représentation de la figure du cheval. Par exemple, nous avons découvert à la lecture des Rapaillages de Lionel Groulx un cheval de papier nommé la Grise qui agit en quelque sorte à titre de remplaçant de ce cheval de poils et de crins

167 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne].

168 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Point Essais », 2000, p. 297. La prochaine citation se trouve à la même page.

169 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne].Les deux prochaines citations se trouvent à la même page.

44 présent ailleurs à une certaine époque, possiblement dans un pâturage du rang des Chenaux de la paroisse de Vaudreuil à l’été 1888. En effet, on peut très bien s’imaginer que Lionel Groulx, à l’âge de dix ans (à l’époque où il faisait ses études primaires au Collège Saint-Michel) ait vu ce « vrai » cheval sur la terre paternelle, en ait gardé un souvenir prégnant et l’ait « re-présenté » en 1915 dans la nouvelle « Les adieux de la Grise »170, texte qui sera publié en recueil en 1916, comme on le sait.

Dans un deuxième sens, poursuit Gagnon, la représentation consiste en la « "monstration d’une présence", la "présentation publique d’une chose ou d’une personne" (Chartier, 1998 [1994]171 », au sens où la chose, la personne est mise en scène, exhibée, rendue spectaculaire (entendu comme mettant plein la vue). Selon cette acception, la représentation « ne désigne plus une substitution du présent à l’absent, mais une "intensité", une modalité de la présence, une manière d’attirer l’attention sur celle-ci […]172 ». Selon cette seconde définition de la représentation, les discours littéraires « non seulement représentent (au sens où ils ont des objets et parlent du monde extérieur), mais se présentent comme des représentations en faisant apparaître les codes qui les définissent173 ». Autrement dit, de manifestation qu’elle était en premier lieu, la représentation devient interprétation, car « représenter, conclut Gagnon, c’est, en somme et nécessairement, représenter d’une certaine manière, au détriment d’autres possibles174 ». Ce passage de la représentation comme manifestation (niveau sémantique) à la

170 « En 1915, Groulx prépare un autre livre d’importance dans son parcours : Les rapaillages. Le Devoir avait déjà publié quelques-uns de ses contes, basés sur ses souvenirs d’enfance à la ferme, à la grande satisfaction d’Héroux, qui d’ailleurs les sollicitait ardemment. » M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 54.

171 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne], http://ressources-socius.info/index.php/lexique/189-representation (page consultée le 29 juin 2016).

172 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne].

173 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne]. L’auteur souligne.

174 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne]. L’auteur souligne.

45 représentation comme interprétation (niveau herméneutique)175 n’est pas sans conséquence pour notre étude de la représentation du cheval; car au-delà de l’examen des manières dont les écrivains l’ont « présenté » en texte, l’enjeu primordial sera d’expliquer pourquoi il a été « re- présenté » de telle ou telle manière, d’une époque à l’autre.

La présente étude porte, comme cela a déjà été dit, sur la représentation du cheval telle qu’on la rencontre dans les récits littéraires québécois. Nous avons employé indistinctement jusqu’à maintenant l’expression « figure chevaline » pour désigner cet objet d’étude. Il importe à ce point-ci de justifier l’emploi synonymique que nous en faisons de ces termes. Dans son ouvrage L’effet-personnage dans le roman (1992), Vincent Jouve étudie le personnage romanesque sous l’angle de la réception, l’appréhendant comme un effet de lecture conditionné par sa construction textuelle. Selon lui, le personnage « n’est jamais le produit d’une perception mais d’une représentation176 ». Le lecteur est en effet appelé à le (re)créer par l’imaginaire177 à partir des indications du texte et de ses autres expériences livresques178, et c’est dans ce sens que

175 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 303.

176 V. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 40 (l’auteur souligne). Fernand Dumont exprime la même idée lorsqu’il écrit : « Il faut écarter résolument toute identification des objets culturels avec un cadrage quelconque de la perception ou de la conscience. Le tableau n’est pas un champ visuel fixé sur la toile; un livre n’est pas la transcription d’idées ou de rêves; un personnage de roman ou la vedette d’un film n’est pas l’analogue d’une personne qu’on rencontrerait dans la vie. Ce sont des entités spécifiques, douées de consistance ontologique. […] C’est de cette affirmation de l’autonomie radicale de l’objet culturel que doit d’abord exprimer l’idée de stylisation. » F. Dumont, Le lieu de l’homme, p. 83 (l’auteur souligne).

177 « Imaginaire » défini comme « le moment où les modes d’expression dévient de leur fonction représentative des objets pour mettre en scène les fantasmes d’un sujet — ce sujet pouvant être individuel — ou les croyances d’un groupe, avec interactions possibles des unes aux autres. Dans les deux cas, il y va d’une dimension de l’imagination. » Éric Bordas, « Imaginaire et imagination », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 369.

178 Concernant la construction de l’image-personnage dans le roman, Vincent Jouve écrit : « Selon nous, le portrait du personnage tel qu’il est progressivement construit dans la lecture est tributaire de la compétence du destinataire dans deux registres fondamentaux : l’"extra-textuel" et l’"intertextuel". La dimension extra-textuelle du personnage est indiscutable : le lecteur, pour matérialiser sous forme d’image les données que lui fournit le texte, doit puiser dans l’encyclopédie de son monde d’expérience. La fonction pratique (ou référentielle) du langage demeure toujours sous- jacente à sa fonction poétique (ou littéraire). Le destinataire est obligé d’actualiser la référence du texte au hors- texte. » V. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 45-46; « Le second facteur qui influe sur l’image mentale est ce qu’on pourrait appeler l’"épaisseur intertextuelle". La notion d’"intertextualité", empruntée à Mikhaïl Bakhtine, est ainsi définie par Julia Kristeva : "tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte" (Séméiotikè, Paris, Seuil, coll. « Points », 1969, p. 85). […] L’intertextualité […]

46 l’on peut parler de lui en termes d’"image mentale"179 ». Cette représentation, nous dit Gagnon à la suite de Chartier, « est "l’instrument d’une connaissance médiate qui fait voir un objet absent en lui substituant une “image” capable de le remettre en mémoire" […] (Chartier, 1998 [1989], p. 79)180 ». Dans le cas qui est le nôtre, on pourra dire que le lecteur ne « perçoit » pas un cheval en lisant, mais plutôt « se construit » une image mentale chevaline181 de toutes pièces, notamment

en récoltant un à un des signes textuels semés dans le roman et qui, une fois réunis, tiennent lieu du fameux cheval–« objet-absent » (par exemple, aurait pu être un certain animal de poils et de crins du rang des Chenaux, tel qu’aperçu en 1888 par un jeune écolier promis à une longue carrière d’animateur culturel et d’écrivain au XXe siècle).

Par ailleurs, nous dit encore Gagnon, il ne faut ainsi jamais oublier que « les représentations ne sont pas ce qu’elles représentent (les langages ne se confondent jamais avec les réalités qu’ils cherchent à décrire)182 ». Ainsi, dirait sans doute Vincent Jouve, le cheval du récit n’est qu’un « effet-cheval » qui n’est pas le cheval de la réalité. Il s’agit bien, en définitive, d’une image que nous nous « re-présentons » en tant que lecteur, une « image littéraire ». On dit d’ailleurs souvent que la littérature « fait image183 ». La question qu’il faut maintenant se poser est celle des procédés textuels employés par l’écrivain qui conditionnent a posteriori la fabrication mentale de l’image chevaline par lecteur. Bernard Dupriez nous éclaire à ce sujet :

peut fort bien […] s’appliquer aux personnages. […] Le personnage ne se réduit pas à ce que le roman nous dit de lui : c’est en inférant avec d’autres figures qu’il acquiert un contenu représentatif. S’il est donc exact que le lecteur visualise le personnage en s’appuyant sur les données de son monde d’expérience, cette matérialisation optique est corrigée par sa compétence intertextuelle. » V. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 47-48.

179 V. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 40.

180 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne].

181 Selon Bernard Dupriez, l’expression « image mentale » est synonyme d’« image visuelle ». Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’Éditions, 1984, p. 242.

182 A. Gagnon, « Représentation », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le lexique socius [En ligne]. L’auteur souligne.

183 Alain Viala, « Image », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 365. Nous soulignons.

47 Ce qu’on appelle image littéraire, écrit-il, c’est l’introduction d’un deuxième sens […], non plus littéral, mais analogique, symbolique, « métaphorique », dans une portion de texte bien délimitée et relativement courte : un seul mot (V. métaphore), un syntagme (V. allégorie). Au sens strict, l’image littéraire est donc un procédé qui consiste à remplacer ou à prolonger un terme — en se servant d’un autre terme, qui n’entretient avec le premier qu’un rapport d’analogie laissé à la sensibilité de l’auteur et du lecteur. Le terme imagé est appelé phore (d’où le mot métaphore) ou

comparant et s’emploie pour désigner la même réalité par le détour d’une autre, par

figure; il est pris « au sens figuré »184.

En résumé, la figure littéraire, selon la belle image qu’en donne Jean Ricardou, peut être vue comme « un exotisme, assemblant un ici (le comparé) à un ailleurs (le comparant)185 ». Parmi les figures, la métaphore est reconnue comme « la reine des tropes186 » puisqu’elle recèle un coefficient de complexité herméneutique plus important que les autres, le passage du comparé au comparant exigeant une interprétation de la part du lecteur187. Comme le précise Jean-Marie Klinkenberg, « [l]a métaphore […] instaure des équivalences entre des régions éloignées de l’"encyclopédie culturelle" : de ce fait, elle a donc un rôle interprétatif et cognitif inégalé […]188 ». C’est ainsi que, globalement, « le récit donne à comprendre et à voir189 » le monde réel, qui est sa référence première, « la référence du discours ordinaire190 », en le rendant visible/lisible par le biais de ses images, de ses figures, de ses métaphores, bref, de toutes les formes de représentations imagées qu’il met en jeu et en lumière.

184 B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), p. 242. L’auteur souligne.

185 Jean Ricardou, « La métaphore aujourd’hui. Expression et fonctionnement », Problèmes du nouveau roman,