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Hypothèse de recherche et corpus d’étude : la figure du cheval comme manière de (re)penser l’imaginaire social au XX e siècle

1.2 La représentation du cheval dans les récits québécois

1.2.2 Hypothèse de recherche et corpus d’étude : la figure du cheval comme manière de (re)penser l’imaginaire social au XX e siècle

« De toutes ces bêtes qui ont opéré un transfert de l’agriculture à la culture, écrit Laurier Lacroix, le cheval est sans contredit celui qui est le plus sollicité. Il est à la source d’un vaste répertoire de chansons, de contes, de nouvelles, de poèmes, de romans et d’expressions133 ». Le critique d’art se contente d’en donner quelques exemples, car, ajoute-t-il, « [l]’énumération serait très longue ». Certes, attraper au lasso tous ces chevaux qui ont parcouru les vastes contrées de l’imaginaire littéraire collectif au XXe siècle représente un défi de taille, d’autant plus que la prudence est de mise lorsque vient le moment de traiter de la notion d’« imaginaire collectif », comme le précise Yvan Lamonde :

[L]'imaginaire de qui s'agit-il? Maurice Lemire, qui a scruté La formation de

l'imaginaire littéraire québécois (1674-1867), a la prudence méthodologique de

référer à l'imaginaire "littéraire" québécois. Précaution qui lui vient de sa critique de la source qu'il utilise, le corpus des récits et poèmes publiés au Québec avant 1867. Précaution heureuse et incontournable qui fait voir que cet imaginaire dégagé de la gangue des textes est celui de l'imaginaire savant ou cultivé des gens de lettres et d'écrivains qui recueillent et consignent ces contes et légendes de circulation orale; d'écrivains, comme le rappelle M. Lemire, en interaction ou en réaction avec ce légendaire qu'on reconstruit avec les matériaux des mythes bibliques ou grecs et de sa propre idéologie d'individus cultivés dans une société rurale et partiellement alphabétisée; imaginaire "populaire" revu à la lumière de ce "réservoir de représentations" que constituent les mythes et archétypes. À quoi a-t-on vraiment accès? À l'imaginaire de qui134?

Ainsi, l’accès à « la culture dite populaire » ne se réalise pas si facilement, et c’est avec beaucoup de réserves que nous statuerons, en fin d’analyse, avoir découvert les états de culture présents au sein du discours social québécois à chacune des époques étudiées : il s’agira bien de ceux perçus par les littéraires éduqués et lettrés, et non la population en général.

133 L. Lacroix, « Le cheval canadien et les voitures hippomobiles d’hiver vus par Cornelius Krieghoff », p. 281. La prochaine citation se trouve à la même page.

29 Cela dit, que peut-on espérer trouver en entreprenant une telle démarche? Gilles Marcotte croit que « la lecture, faite par un roman, de la réalité sociale ou du texte social est marquée de façon décisive par les formes, par les conventions qu’il adopte; et […] ces formes, ces conventions portent déjà un sens, du seul fait de leur emploi135 ». Dans cette optique, on peut d’emblée poser l’hypothèse que les chevaux de papier des œuvres écrites par les Canadiens lettrés du XIXe siècle diffèrent de ceux mis en scène par les auteurs canadiens-français au début du XXe siècle ou par les écrivains québécois depuis la Révolution tranquille. Si l’hypothèse se confirme, il restera encore à montrer en quoi la représentation chevaline se modifie au fil des époques littéraires, et, en second lieu, à élucider les raisons de ces mutations. En somme, animées d’un désir de « transformer le texte de littérature en question de manière à le rendre susceptible d’éclairer un peu le monde136 », selon l’expression de Pierre Popovic, nous cherchons, par l’étude du fictif saisi dans son historicité, à révéler ce que les formes textuelles du cheval et leurs métamorphoses successives symbolisent dans la culture québécoise. Partant du principe que l’Histoire en tant que « manifestation du vécu de l’homme se trouve présente, avec des intensités diverses, dans tout texte, fût-il le plus imaginé, le plus éloigné du réel137 » (Jean Marcel), il nous faut maintenant déterminer les textes qui, justement, seront les plus favorables à sa mise en lumière.

Dans un projet comme le nôtre, l’établissement d’un corpus d’étude pose plusieurs difficultés. La première et non la moindre : la quantité phénoménale de données brutes à notre

135 Gilles Marcotte, « Alain et Abel », [Éd. originale : paru dans Littérature et circonstances, Montréal, l’Hexagone, 1989], dans Jacques Pelletier, avec la collaboration de Jean-François Chassay et Lucie Robert, Littérature et société. Anthologie, Montréal, VLB éditeur, 1994, p. 193.

136 Pierre Popovic, « André Belleau I : relire l’essayiste », Voix et Images [En ligne], vol. 42, no 1, automne 2016, page du résumé, https://id.erudit.org/iderudit/1038589ar (page consultée le 25 février 2017).

137 Jean Marcel, Jacques Ferron malgré lui, [Éd. originale : Montréal, Éditions du Jour, 1970; première réédition augmentée : Montréal, Éditions Parti Pris, 1978], réédition augmentée, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 176. L’auteur souligne.

30 disposition. Laurier Lacroix l’avait pressenti, il se trouve des chevaux partout en littérature québécoise. Dans tous les genres, à toutes les époques, depuis le premier roman signé Philippe Aubert de Gaspé fils (L’influence d’un livre, 1837) à nos jours. Impossible, donc, d’envisager un dénombrement exhaustif de la grande horde chevaline des lettres québécoises. Ne pouvant nous astreindre à lire tous les textes de la longue période que nous souhaitons couvrir — rien de moins que 180 ans d’histoire littéraire —, nous incombe la délicate tâche de juger du « potentiel » des œuvres afin de constituer un échantillon comportant un nombre suffisant de sujets chevalins représentatifs de l’époque qui les a vus naître. L’entreprise comporte une part irréductible d’arbitraire que nous reconnaissons et assumons volontiers.

La seconde difficulté consiste à déterminer le genre et la nature des textes. Puisqu’ils sont trop nombreux pour les attraper tous d’un coup, à quels chevaux consacrer nos efforts de recherche? À ceux du roman, de la poésie ou du théâtre? Se pose par ailleurs une troisième difficulté, celle de statuer sur la « représentativité » des œuvres à retenir. Faut-il s’en tenir aux récits dont les qualités intrinsèques leur ont permis de résister à l’épreuve du temps (autrement dit, les mieux construits : grande cohérence interne, richesse des images, etc.), des récits en mesure « de faire plusieurs sens avec une seule parole138 », comme le disait Roland Barthes, et délaisser ceux où l’exigence esthétique ne constitue pas le moteur de l’écriture? Doit-on privilégier les œuvres appartenant au champ littéraire de diffusion restreinte, c’est-à-dire celles qui sont hautement valorisées par l’Institution littéraire (enseignées à l’école, étudiées par la critique universitaire, etc.) et mettre de côté la littérature de masse (souvent nommée péjorativement « paralittérature »)?

138 R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 266 (l’auteur souligne), dans Gilles Marcotte, « "Restons traditionnels et progressifs", disait Onésime Gagnon », Études françaises [En ligne], vol. 33, no 3, hiver 1997, p. 13, https://id.erudit.org/iderudit/036077ar (page consultée le 28 avril 2018).

31 Enfin, après avoir statué sur le genre et la nature des textes à étudier, après avoir limité le corpus à un nombre d’œuvres qui permette de généraliser les résultats de recherche à l’ensemble de la littérature québécoise, un quatrième défi consiste à établir parmi toutes les œuvres s’offrant à nous après élagage celles qui sont susceptibles de donner le meilleur rendement exégétique. Car enfin, tous les chevaux de papier ne se valent pas en vertu de la visée herméneutique que l’on se fixe. En conséquence, il faut savoir exactement ce que nous recherchons comme matière avant de procéder à la sélection finale des œuvres. Dans certaines d’entre elles, on ne trouve que des expressions idiomatiques ou des aphorismes mettant à profit des métaphores chevalines (par exemple, « monter sur ses grands chevaux » ou « à cheval donné on ne regarde pas la bride »). Sans dénier le cachet ou l’utilité de telles productions langagières imagées dans le discours, notre intérêt de recherche se situe ailleurs. Néanmoins, il n’est pas dit que nous excluions totalement ces phénomènes textuels puisque le contexte pourrait justifier de les convoquer à l’occasion. C’est dire que nous ne visons pas l’établissement d’un corpus clos, hermétique.

Ces réserves posées, précisons les étapes de la constitution de notre corpus final et les choix définitifs réalisés dans le processus de sélection des œuvres. Afin de poursuivre les recherches dans le même sens que nos prédécesseurs qui ont étudié la figure du cheval au sein des œuvres narratives, nous avons décidé d’entrée de jeu de restreindre notre étude aux récits, laissant à d’autres le plaisir de découvrir les figures chevalines poétiques, dramaturgiques et autres. Partant de là, un dépouillement par mots-clés139 des six premiers tomes du Dictionnaire

139 L’ANIMAL : cheval, chevaux, joual, jument, roussin, rosse, étalon, monture, trotteur, poulain, pouliche, cavales, coursiers, pony, mulet, rossinante, pur-sang, bidet, ch’val, pur-sang, hongre, bidet, mule, poney, percheron, destrier, jouaux, bourrin, haridelle, picouille, destrier, palefroi, carne, canasson, bronco, mustang, guevale, guevalle, cocotte, équidé. LES FIGURES MYTHIQUES DU CHEVAL EN OCCIDENT ET ANIMAUX FABULEUX : apocalypse (chevaux de l’apocalypse), griffon, Pégase, centaure, amazone, cheval de Troie, licorne, hippogriffe, Diomède, aerion, Bucéphale, Scyphios, hippocampe, Augias, Dioscure, Xante et Balios. LES PRATIQUES ÉQUESTRES : chevalier, habitant, forgeron,

écuyer, cavalier, laboureur, cocher, charretier, éleveur, maquignon, cavalière, maréchal-ferrant, paladin, cavaliers, spahis, jockey, palefrenier, hussard, picador. LES LIEUX ET OBJETS RELIÉS À L’ENTRETIEN DE L’ÉQUIDÉ : grange, foin,

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des œuvres littéraires du Québec (DOLQ) couvrant la période de 1837 à 1980 — les notices de

ces volumes ayant été numérisées et mises à la disposition du public via le portail de Bibliothèque

et Archives nationales du Québec — nous a dotée d’un premier lot considérable de textes où l’on

retrouve un peu de tout. Puisque le but que nous poursuivons n’est pas de juger de la valeur des récits, mais de mettre à profit tout phénomène textuel qui serait de nature à mieux nous faire comprendre l’Histoire, nous avons choisi de conserver autant les œuvres « majeures » que les œuvres « maladroites » (ces dernières recelant malgré tout d’éléments intéressants, ne serait-ce que sur le plan sociologique), en plus de quelques romans populaires. En procédant de la sorte, nous nous inscrivons bien dans une démarche d’histoire culturelle au sens où l’entend Jean-Yves Mollier :

L’histoire culturelle dialogue évidemment avec les études littéraires. Mais, loin des histoires littéraires panthéonisantes ou des histoires de l’art élitaire, elle entend mettre l’accent sur l’existence, dans toute société, de groupes humains qui produisent de la (des) culture(s), médiatisent leur rapport au monde par la représentation de celui-ci et expriment leur vécu par des manifestations culturelles (la poésie, mais aussi bien le sport ou le tag, selon les époques et les lieux). […] Refusant les catégories de sous-culture ou de paralittérature, l’histoire culturelle préfère étendre à l’infini ses perspectives théoriques de recherche et admettre dans son sein toutes les formes de représentation du social concernant un groupe suffisamment nombreux et homogène pour justifier une étude autre que psychologique ou psychanalytique140.

À ce corpus primaire se sont greffés d’autres récits porteurs de figures chevalines n’ayant pas été signalées par la critique dans les notices du DOLQ, fait attendu puisque beaucoup de chevaux enclos, manège, étable, écurie, stalle, boxe, pâturage. L’ANATOMIE DU CHEVAL : crin, crinière, croupe, sabot, jarret, encolure. LES ACTIONS MOTRICES DU CHEVAL, SES ALLURES : cavalcade, chevauchée, cabrées, cabré, se cabrer, piaffer,

piaffe, galoper, galop, trot, trotter, canter, amble, brouter, ruer, ruade. LES SPORTS ÉQUESTRES : carrousel, équestre,

saut à obstacle, chasse à courre, derby, stepple chase, hippique, équitation. L’UNIVERS DU WESTERN : Ouest canadien, western, ranch, ruée vers l’or, cow-boy, homestead, cowboy, Klondike, rodeo, far-west, far ouest, farouest. LES GUERRES ET CONQUÊTES, LES CORPS POLICIERS À CHEVAL : bataille des plaines, cavalerie, chevalerie, gendarmerie

royale, police montée, G.R.C./GRC. L’ÉQUIPEMENTET LE HARNACHEMENT : bride, cravache, brider, harnacher,

harnais, licou, licol, mors, selle, éperons. LES VOITURES HIPPOMOBILES : victoria, cortège, charrette, convoi, traîneau,

caravane, chariot, carriole, omnibus, corbillard, roulotte, diligence, berlot, fiacre, convois, attelage, buggy, berline, tombereau, traîneaux, carrosse, cabriolet, quadrige, grand-duc, phaéton, char à incendie, malle-poste, stagecoach, tilbury, governess-cart, barouche. LES ATTRIBUTS ASSOCIÉS À LA FIGURE DU CHEVAL : chevaleresque.

140 Jean-Yves Mollier, « Histoire culturelle », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 342-343.

33 sont souvent des personnages secondaires. L’ajout arbitraire de classiques141 et de best-sellers est justifiable dans la mesure où ces textes — même s’ils n’ont pas reçu le même type de réception — ont une « valeur hégémonique142 » indéniable. Précisons enfin que pour les fins d’analyse, nous n’avons retenu principalement les œuvres publiées au XXe siècle.

Les images chevalines répertoriées dans les textes littéraires du corpus final ont été classées en cinq groupes selon un système taxonomique que nous a inspiré la sémiotique greimassienne143 :

1. Entité figurative hippomorphe dotée d’individuation (c’est-à-dire un cheval en particulier, porteur d’une caractérisation qui permet de le reconnaître, par exemple, un nom propre — la Grise, le Blond, Perceval —, ou encore une désignation spécifique par le narrateur ou par un personnage, par exemple, le « grand cheval noir emportant son démon de maître », le Dr Nelson, K, 238);

141 « Classique veut dire […] caractéristique (d’une époque, d’une école, d’un mouvement). C’est en ce sens que nous pouvons désigner quelques dizaines d’œuvres comme phares, jalons, étapes. » Laurent Mailhot, « Classiques canadiens, 1760-1960 », Études françaises [En ligne], vol. 13, no 3-4, 1977, p. 269, https://id.erudit.org/iderudit/036655ar (page consultée le 30 novembre 2016).

142 Micheline Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976), essai, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. « Essais littéraires », 1989, p. 46. À ce sujet, elle écrit : « Ces textes peuvent être identifiés de deux façons, écrit-elle. D’une part, ils sont bien reçus par la collectivité, qui semble posséder des structures d’accueil facilitant leur succès; d’autre part, ils ont un impact évident sur d’autres textes du même discours culturel. Pour le dire autrement, ces œuvres ont un succès qui se répercute dans l’ensemble du discours culturel par des renvois, des allusions, voire même des polémiques. Elles ne sont pas représentatives du discours social au sens où ce dernier s’y trouverait entièrement inclus, mais elles en représentent certainement les exemples les plus largement acceptés et diffusés. À ce titre, elles ont une valeur hégémonique et sont un terrain de choix pour tenter de découvrir les règles d’acceptabilité qui circonscrivent le possible d’un discours culturel. » M. Cambron, Une société, un récit […], p. 46. 143 Jean Milly résume les divers « niveaux » des personnages du récit tels que conçus par les sémioticiens : « À un niveau plus abstrait que celui des personnages, [il existe] des catégories susceptibles de rendre compte de tous les actes du récit : ces catégories sont appelées les actants » (Poétique des textes. Une introduction aux techniques et aux théories de l’écriture littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « Fac », 2005, p. 107). Il s’agit en essence, précise-t-il, d’« abstractions non figuratives et anonymes » (Ibid, p. 108). « À un degré plus concret nous trouvons les rôles, qui désignent des catégories plus proches de nous. Ce sont des entités figuratives animées, anonymes aussi, et sociales : le roi, ses sujets, le père, la mère, le maître, le valet, etc. Les sémioticiens appellent enfin acteur une entité figurative animée, susceptible d’individuation; c’est donc le personnage tel que nous le connaissons : M. Lepic, Poil de Carotte, Candide, mais aussi les personnages anonymes des récits. » (Ibid, p. 108. L’auteur souligne.)

34 2. Entité figurative hippomorphe non dotée d’individuation (c’est-à-dire un cheval

quelconque, anonyme, caractérisé par un rôle social, par exemple, le cheval du médecin

de campagne);

3. Entité non figurative hippomorphe (c’est-à-dire présence sous-entendue d’un cheval, signalée par la présence d’un objet, l’évocation d’un lieu ou le déroulement d’une action associés au cheval, par exemple, une voiture attelée, une écurie, une scène de labour); 4. Entité figurative anthropomorphe aux traits chevalins (c’est-à-dire un personnage

« humain », féminin ou masculin, doté d’allures ou de traits chevalins, désigné sous le vocable de femme-cheval ou d’homme-cheval, et nommé peuple-cheval144 lorsqu’il s’agit

d’un personnage collectif à l’allure chevaline, par exemple les Joualonais dans Un

Joualonais sa Joualonie, de Marie-Claire Blais);

5. Expression, locution, métaphore, comparaison, intertextualité, etc., comportant une allusion explicite ou implicite à la figure du cheval — par exemple : prendre le mors aux

dents; à cheval donné, on ne regarde pas la bride; remettre le collier; blanchir sous le harnais; etc.145

En définitive, l’objectif de la présente recherche consiste à articuler une histoire culturelle de la représentation du cheval en nous inspirant de 176 récits québécois parus de 1847 à 1999, c’est-à- dire dans 64 romans et 112 récits brefs, contes et nouvelles de tous genres mettant en scène soit des chevaux « réels », c’est-à-dire dont l’existence est avérée (par exemple, la Grise dans Les

rapaillages), ou fictifs (tels les chevaux de l’Apocalypse dans Don Quichotte de la démanche),

144 L’idée de cette terminologie — femme-cheval, homme-cheval, peuple-cheval — nous a été inspirée par Henri- Paul Jacques qui employait l’expression « femme-cheval » pour qualifier certains personnages féminins de l’œuvre d’Anne Hébert. Henri-Paul Jacques, « Un probable souvenir-écran chez Anne Hébert », Voix et Images [En ligne], vol. 7, no 3, 1982, p. 454, https://id.erudit.org/iderudit/200340ar (page consultée le 8 mai 2014).

145 Voir à ce sujet l’étude de Jules Tessier, « Des chevaux français aux jouaux canayens », Mots de passe. Essais et récits, Montréal, Fides, coll. « Carnets », 2017, p. 65-66.

35 soit des humains « animalisés », c’est-à-dire ayant des allures ou des traits caractéristiques du cheval, que ces derniers soient physiques (par exemple, le Survenant à l’image du Blond dans

Marie-Didace) ou symboliques (par exemple, Abraham Lemieux alias Ti-Pit, incarnation parfaite

du « Joualonais » dans Un Joualonais sa Joualonie).

Nous avons là une riche collection de spécimens chevalins d’une grande diversité. À première vue, ce corpus peut sembler très imposant, voire excessivement volumineux. « Qui trop embrasse mal étreint », dit l’adage… Réfléchissant à la question de la taille d’un corpus d’étude, Micheline Cambron écrivait :

[E]st-il nécessaire d’analyser tous les textes d’un discours culturel pour en arriver à une vision juste de ce discours? Je crois que non. […] Au plan pratique […], l’exhaustivité, en plus de n’être jamais qu’un objectif inaccessible, a pour effet d’orienter l’analyse vers le quantitatif. Or, rien ne démontre que le discours culturel, dans sa prégnance, soit d’abord lié à des effets cumulatifs. Au contraire, il me semble évident que certains textes jouent un rôle de cristallisation et dominent en quelque sorte les autres146.

Son raisonnement nous paraît fort juste. Cependant, notre cas est différent du sien. Il faut se rappeler que dans la plupart des récits, le cheval est un personnage n’apparaissant parfois que de manière épisodique, ce qui n’empêche pas qu’il soit très riche sur le plan de la signification et qu’il joue un rôle décisif dans l’économie générale de l’œuvre (par exemple, comme nous l’avons vu, Perceval dans « Le torrent » d’Anne Hébert). Pour parvenir à rassembler un lot minimal de chevaux très intéressants (c’est-à-dire susceptibles de nous faire voir des aspects insoupçonnés de la société), il a donc fallu inclure beaucoup de textes dans notre corpus. Cela dit, c’est au plan méthodologique que les propos de Cambron nous sont d’une grande utilité, notamment en regard du traitement des données recueillies. Quoi qu’elle soit une option valide, une compilation statistique ne nous semble pas être la meilleure voie à emprunter pour parvenir à nos fins. Étant

36 donné que notre ambition est de mettre en lumière des lignes de force, des jalons importants du discours culturel sur la société québécoise, il nous semble opportun de puiser à même ce grand troupeau de bêtes des images chevalines susceptibles d’illustrer les grandes tendances, les mouvements d’idées et de valeurs propres au discours commun en divers moments de l’histoire du Québec. Cette manière de procéder nous permettra-t-elle d’y trouver notre compte? La réflexion de Roland Barthes nous porte à le croire :

[S]tructuralement, propose-t-il, le sens ne naît point par répétition, mais par différence […]. Le décompte des unités signifiantes a son intérêt et une partie de la