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1.3 Séries culturelles et archétypes chevalins associés

1.3.2 Sur la notion d’archétype chevalin

À la lumière de tous les propos tenus jusqu’ici, que penser du cheval de papier comme image littéraire au service de l’histoire culturelle? À la manière de Louis Marin, on pourrait sans doute le formuler par ce chiasme : raconter l’histoire du Québec dans un récit, c’est la faire voir; montrer l’histoire du Québec dans son icône chevaline, c’est la faire raconter415. Jusqu’à présent, nous avons évoqué les notions de « représentation », de « figure » ou d’« image » que nous avons

413 M. Cambron, Une société, un récit […], p. 149.

414 R. Amossy, « Sociologie de la littérature », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 725.

415 « "Raconter l’histoire du roi dans un récit, c’est la faire voir. Montrer l’histoire du roi dans son icône, c’est la faire raconter" (Louis Marin, « L’hostie royale : la médaille historique », p. 147). » P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 348.

106 longuement définies. En convoquant la notion d’« icône chevaline », qui s’apparente à celle d’« archétype », nous faisons un pas de plus dans notre quête de la symbolique du cheval au sein des textes littéraires. Qu’est-ce à dire? Éric Bordas propose une explication qui nous permettra de mieux saisir la distinction entre tous ces concepts sibyllins :

L’« image » révèle des dénominateurs communs entre des genres et des modes d’expression très différents, écrit-il. Elle se distingue de « l’archétype », qui transcende la représentation figurale dans une perspective générale de valeur quasi universelle et atemporelle. Un degré supplémentaire est franchi avec le passage de l’archétype au « symbole », puis au « schème ». Le symbole n’est plus qu’intention de représentation, icône saturée de réseaux signifiants, qui déplace la valorisation du côté de la seule réception et du décodage, quand l’image, devenue « schème » perceptible, se sépare de tel ou tel support particulier pour devenir une présence active, diluée, mais organisatrice, un principe sensible par-delà tels ou tels ensembles de signes. L’explication des œuvres particulières s’inscrit alors dans l’analyse de ces schèmes collectifs416.

Pour résumer, on peut dire que le passage de l’image (représentation figurale) à l’archétype (icône), puis de l’archétype (icône) au symbole (ou symbole iconique) témoigne d’un changement de degré d’abstraction et de généralisation du sens de la représentation. Le symbole, en essence, est un signe qui représente une chose absente et qui est employé dans l’intention de signifier de façon non arbitraire un certain « rapport de l’homme avec le monde et l’au-delà »417, selon l’expression de Gisèle Séginger (par exemple, la croix latine qui symbolise le christianisme). À un niveau inférieur, il y a l’icône, que Dupriez distingue du symbole de la façon suivante :

416 É. Bordas, « Image, imagologie », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 369.

417 « Symbole désignait, en Grèce, un objet coupé en deux pour permettre aux porteurs des fragments de s’identifier en les réunissant. En un sens plus large, le mot désigne un signe qui représente de manière sensible et par analogie une chose absente ou un signifié abstrait : par exemple, la croix latine renvoie au christianisme, le sceptre au pouvoir monarchique. Le symbole n’est pas un signe arbitraire car il a un rapport motivé avec ce qu’il désigne. Liés au rapport de l’homme avec le monde et l’au-delà, les symboles s’insèrent dans les traditions culturelle, religieuse ou politique, et sont très présents dans la littérature. […] Indissociables de la vie de l’homme et d’une compréhension du monde, les symboles assurent la transmission d’un passé légendaire et légitiment des traditions (croyances, rites, comportements), assurant la cohésion d’un groupe social. » Gisèle Séginger, « Symbole », dans P. Aron, D. Saint- Jacques et A. Viala (dir), Le dictionnaire du littéraire, p. 751.

107 Quand le signe graphique reproduit, de façon plus ou moins stylisée, mais sans codification, la forme du signifié, on a un simple dessin et non un symbole; autrement dit, selon la terminologie de Peirce, une icône. Mais il suffit que l’icône entre dans un ensemble de signes analogues, ou qu’elle soit fréquemment utilisée, pour que le signe se simplifie et devienne un symbole iconique. Ex. : [image de deux petites épées croisées] pour bataille418.

Ainsi, dans le contexte de l’analyse des chevaux de papier, nous emploierons pour notre part deux termes. À l’échelle des œuvres littéraires étudiées, il s’agira d’observer la construction textuelle menant à une représentation figurale du cheval (entité figurative susceptible d’individuation ou anonyme, singulière ou collective, ayant au minimum un rôle thématique et un rôle actantiel propres), tandis qu’à l’échelle de la série culturelle, nous référerons à l’archétype chevalin (ou figure archétypale chevaline ou icône chevaline) en tant que principe englobant les diverses représentations figurales du cheval (qui diffèrent nécessairement les unes des autres) circulant au sein de la même série.

L’archétype sera entendu ici au sens que lui donne Florence de Chalonge dans Le

dictionnaire du littéraire, c’est-à-dire comme un « type éternel ou comme modèle de perfection419 » et prendra la forme concrète d’un « personnage » chevalin. Mais d’où l’archétype vient-il? D’une œuvre à fonction « codante » située au sommet de la série culturelle (Louis Francoeur), bien sûr. Ainsi, le cheval-type jouera un « rôle de préfiguration420 » (Antoine Sirois), annonçant par son être et son faire exemplaires (au sens premier du terme) le programme narratif à venir de tous les êtres chevalins de la série. Nous inspirant des propos de Gilles Marcotte,

418 B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), p. 438.

419 Florence de Chalonge, « Archétype », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 25-26. L’auteure souligne.

420 « Le mythe joue […], par rapport au récit contemporain, le rôle de préfiguration, un procédé littéraire qui anticipe, annonce l’histoire à venir. Il ne s’agit pas en mythocritique de références passagères, mais de références multiples et interdépendantes. Celles-ci finissent par constituer un pattern qui structure en profondeur, en tout ou en partie, le récit contemporain. L’Odyssée d’Homère préfigure l’Ulysse de James Joyce, qui nomme son mythe de référence. » Antoine Sirois, Lecture mythocritique du roman québécois. Essai, Montréal, Les Éditions Triptyque, 1999, p. 10.

108 précisons que nous n’envisagerons pas le « type » chevalin (archétypal) à la manière du « "type" classique (avare, misanthrope) qui […] est abstrait, relève d’une essence inchangeable421 », mais plutôt du « type » où l’entend Georg Lukács, c’est-à-dire « l'ensemble de l'évolution sociale [...]

lié à l'ensemble d'un caractère422 ». Dans son analyse du personnage central de Bonheur

d’occasion (1945), Florentine Lacasse, qu’il perçoit être un « type » figuratif de ce genre-là,

Marcotte signale que la jeune Florentine « ne pouvait pas être plus grande que son époque423 ». Partant de là, nous posons l’hypothèse que l’archétype chevalin propre à chacune des séries culturelles ne pourra jamais lui non plus, en définitive, être plus grand que son époque.

Pour terminer sur la question de l’archétype, notons qu’en certaines occasions, ce dernier, à force de reprise, s’appauvrit au point de devenir, bon gré mal gré, un simple stéréotype424. Il n’en demeure pas moins, comme le souligne Thomas Pavel, que l’un et l’autre sont tout aussi importants sur le plan heuristique :

La procédure habituelle de la littérature et, je dirais, de l’art en général, est la transfiguration ostentatoire de l’humain, parfois jusqu’à l’icône et parfois jusqu’à la caricature. L’étonnant — et le comble de l’art — est que dans l’icône et dans la caricature nous nous reconnaissons nous-mêmes425.

421 Gilles Marcotte, « Bonheur d’occasion et le "grand réalisme" », Voix et Images [En ligne], vol. 14, no 3, printemps 1989, p. 410, https://id.erudit.org/iderudit/200794ar (page consultée le 20 mai 2019)..

422 Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, trad. fr. par Paul Laveau, Paris, Maspero, 1967, p. 56, dans G. Marcotte, « Bonheur d’occasion et le "grand réalisme" », p. 410. Gilles Marcotte souligne.

423 G. Marcotte, « Bonheur d’occasion et le "grand réalisme" », p. 413.

424 F. de Chalonge, « Archétype », dans P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, p. 26.

425 Thomas Pavel, Comment écouter la littérature?, Paris, Collège de France/Fayard, coll. « Leçons inaugurales du Collège de France », 2006, p. 45.

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