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L’archétype chevalin de la deuxième série culturelle : la Grise 1 « Les adieux de la Grise » ou l’influence d’un cheval de papier

Par-delà une brillante carrière d’historien et de littéraire, Lionel Groulx est fondamentalement demeuré un paysan d’esprit et de cœur. En ce début de siècle marqué par le changement des habitudes de vie et des mœurs, il se voue corps et âme à la préservation de la mémoire des temps anciens, indissociables de la vie paysanne. Dans ce contexte, le recours à l’image du cheval comme symbole de la permanence de la collectivité est pour lui une stratégie textuelle tout indiquée. Délaissant le monde de l’agriculture pour celui de la culture, Groulx transposera dans ses œuvres de fiction des matériaux du réel qu’il a gardés en mémoire, notamment les chevaux de trait du père, Léon Groulx, cultivateur de la paroisse de Vaudreuil. À 19 ans, il note dans son journal en date du 26 octobre 1899 : « Voici le temps du labourage et du

239 Lionel Groulx, « Notre doctrine », Dix ans d’Action française, p. 125, dans A. Courtemanche, Édition critique des Rapaillages de Lionel Groulx, f. 14-15.

240 A. Courtemanche, Édition critique des Rapaillages de Lionel Groulx, f. 4. La citation est de Alonié de Lestres (pseudonyme de Lionel Groulx), Au Cap Blomidon, [Montréal, Le Devoir, 1932], p. 24.

241 V. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 14.

186 hersage. Je me figure les attelages de mon père faisant leurs évolutions monotones d’un bout à l’autre du même champ243. » Ces chevaux d’attelage du patriarche ont une longue histoire qui remonte au temps des premiers chevaux de la colonie française en Amérique. Groulx en témoignera dans son essai Chez nos ancêtres où il « rend hommage au cheval, orgueil de l'habitant et nerf de sa "coopérative du travail"244 », rapporte Laurent Mailhot. Le chanoine y signale notamment le rôle essentiel que joue le cheval dans le contexte de la pratique du culte religieux, indissociable de la sociabilité villageoise245, et la relation particulière qu’entretient le Canadien avec sa bête246.

La Grise du conte « Les adieux de la Grise » des Rapaillages de Lionel Groulx, à l’instar des autres Grise venues avant elle et de celles qui la suivent, porte en elle une large part de cette histoire du cheval des « anciens Canadiens » qui sont les véritables héros que le conteur veut célébrer d’une manière intimiste par la mise en récit de ses souvenirs d’une enfance vécue à la

243 Fondation Lionel Groulx, Cahier IV, p. 6, dans A. Courtemanche, Édition critique des Rapaillages de Lionel Groulx, f. 7.

244 Laurent Mailhot, « Chez nos ancêtres », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. 224. La citation est de Lionel Groulx.

245 « Le Canadien aime son église pour des raisons de foi sans doute, et qui sont les premières dans son esprit, mais aussi parce que la réunion du dimanche et des fêtes lui rend tangible la fraternité sociale. […] Aussi ne manque-t-il jamais la messe, à quelque distance soit-il de l’église. À l’heure où le dernier tinton va sonner, voyez toute la file des attelages qui s’en vient par les côtes. Ceux qui demeurent le plus loin sont rendus les premiers. L’occasion est bonne d’essayer ses chevaux, le long de la route, et l’on s’en vient bon train, le père généralement debout, les guides à la main, à l’avant de la carriole ou de la traîne pendant l’hiver. » L. Groulx, Chez nos ancêtres [En ligne]. Les informations de Groulx proviennent de Sulte, La Saint-Jean-Baptîste, (M. S. R. C.) p. 8. L’auteur souligne.

246 « L’habitant aime aussi beaucoup ses bêtes; il les aime dans la mesure des services qu’il en reçoit et il entretient pour ses chevaux une passion presque coupable. Généralement il a un cheval pour chacun de ses garçons, à moins que les édits qui pleuvent, ne l’obligent à se limiter à deux ou à trois. Dans les inventaires d’alors, le notaire parle invariablement du cheval tout attelé au cabrouet, le fouet à la main. Le cheval, c’est encore, plus que le bœuf, la bonne bête de travail, plus mouvante, plus éveillée, et d’une beauté plus à main, avec plus de train et plus de vaillantise. Le cheval c’est le bon coureur qui vous emporte comme une poussière ou une poudrerie vers les bonnes veillées, vers la parenté lointaine, et qui, dans le chemin, ne se laisse jamais passer. Nos ancêtres sont chatouilleux sur ce point; ils ne donnent jamais le chemin qu’on ne le leur ait demandé, et pour tenir tête aux vaillants-poches, ils comptent sur la vitesse de leur cheval qui est toujours, bien entendu, le meilleur de la paroisse. Le voyageur qui veut faire une course rapide n’a qu’à vanter l’excellence des chevaux étrangers, raconte le voyageur Weld. La recette est infaillible : tout de suite, l’amour-propre de l’habitant est piqué au vif, sa tête s’échauffe, sa colère s’allume, il accable son cheval de coups de fouet, lui crie sans cesse marche donc, et l’on va de la sorte le train que l’on veut. » L. Groulx, Chez nos ancêtres [En ligne]. Les informations données par Groulx proviennent de l’Histoire de la Seigneurie de Lauzon, t. IV, p. 186. L’auteur souligne.

187 campagne, sur la ferme des ancêtres247. Mais cette jument en elle-même est beaucoup plus grande que la somme de ses parties « historiques », si l’on peut dire. Transposer en fiction un modèle de cheval historiquement vrai, anonyme ou illustre, répond à une double exigence : d’une part, créer un archétype primordial reflétant les valeurs que l’on souhaite célébrer et transmettre à la collectivité, d’autre part, changer cet archétype en stéréotype facile afin de permettre une fixation de l’Histoire du peuple canadien-français au niveau des représentations collectives248. D’où la multiplication phénoménale des « Grise » au sein de la deuxième série culturelle, des chevaux qui finissent tous par se ressembler, à un ou deux poils près, signe tangible de cette censure constitutive qui balise la production de tous les actes de langage de la série.

Dans son roman L’appel de la terre (1919), Damase Potvin écrit : « La nature laurentienne est variée et, pourtant, étudier l’un de ses aspects, c’est apprendre tous les autres; connaître un village de nos campagnes, c’est savoir par cœur tous nos villages, comme on peut apprendre par l’étude d’un seul individu le type général de l’habitant de nos campagnes249... » Selon cette logique, il ne serait pas faux d’affirmer qu’étudier un seul cheval du terroir canadien- français permet d’emblée de les connaître tous. À ce sujet, le spécialiste de la censure cléricale au

247 Lionel Groulx écrit dans ses mémoires : « Ce privilège fut le mien d’avoir vécu les premières années de ma vie au moment précis où s’ébauchait une profonde évolution de la vie rurale. Ma naissance se situe à cheval sur deux époques. J’ai connu l’époque de la vie ancienne, celle où la vie campagnarde n’avait guère bougé depuis cent ans et plus. J’ai connu le temps de la faucille, de la faux et du flot (fléau), du soulier de bœuf et du chapeau de paille tressé à la maison; j’ai connu le temps de la petite et la grande charrette, des épluchettes de blé d’Inde; j’ai connu les vieux et les vieilles qui ne savaient ni lire ni écrire, mais d’une personnalité si originale, si pittoresque et capables de raisonner d’une manière si juste. J’ai connu cette époque en voie de finir où l’on n’était pas riche, où l’on peinait dur, où l’on économisait à la cenne, où l’on avait ses infortunes et ses deuils, mais où le fond de l’âme, âme de croyants, restait serein et presque naturellement joyeux. Et j’ai connu aussi une autre époque, celle des environs de 1890 où la villégiature commence d’envahir mon petit patelin, où la campagne s’essaie à l’urbanisation, où l’agriculture se mécanise; où la faucheuse, la moissonneuse remplacent la faucille, la faux, le javellier, où le moteur à chevaux (horse power) qu’on appelait hasse-port, fait remiser le fléau. » Lionel Groulx, Mes mémoires, tome I, p. 347-348, dans A. Courtemanche, Édition critique des Rapaillages de Lionel Groulx, f. 12-13.

248 Cette réflexion sur la création d’un « type » de cheval fictif, la Grise de Groulx en l’occurrence, nous a été inspirée par les propos de Georges-Albert Astre et Albert-Patrick Hoarau, Univers du western, Paris, Les Éditions Seghers, coll. « Cinéma Club », 1973, p. 138.

249 Damase Potvin, L’appel de la terre, roman de mœurs canadiennes, préface de Léon Lorrain, Québec, « l’Événement », 1919, p. 8.

188 Québec Pierre Hébert affirme : « En aucune autre époque que les années 1920-1930 les écrivains n’ont-ils plus intériorisé un code et, dans leurs textes, reproduit le Même, l’Identique; le terroirisme du terroir s’est imposé comme le chiffre en dehors duquel il n’était point avenu d’écrire, d’imaginer250. » Concernant ce type de censure en quelque sorte invisible, Charles Grivel écrit : « Dans la mesure où l’Institution est à même de réduire implicitement le texte à son unité (romanesque) par le biais d’un système d’écriture stabilisé à tous les niveaux, l’auteur

n’écrit que le scriptible, rédige dans une forme acquise, se soumet à une pensée codée, apprise,

etc251…» Ainsi, qu’on la trouve chez Rivard, Groulx, Choquette, Bernard ou autre régionaliste, la Grise est unique en son genre, c’est le cas de le dire, au propre et au figuré. Comment pourrait-il en être autrement? Ces écrivains n’ont d’autres possibles que de suivre le « programme ». La « Même » jument incarnera d’ailleurs en elle-même tout le programme idéologique, politique, économique, sociologique et culturel de la série qui est à l’image et à la mesure du peuple canadien-français tel que les penseurs de la série le conçoivent. Aussi bien le dire : la Grise, c’est nous!252

Cela étant, de toutes les Grise produites dans le contexte de la deuxième série culturelle, celle de Groulx semble avoir eu, à l’égal du recueil qui l’héberge, une fonction structurante au sein de la grande horde des Grise. Autrement dit, en tant que principe codant du principe codant,

250 P. Hébert, Censure et littérature au Québec […], p. 36. Sur le plan de la fiction, cette idée se traduit par la profession de foi agriculturiste que proclame souvent le personnage du patriarche. Par exemple, Damase Potvin fait dire au père Jean-Baptiste Morel : « La terre, moi, […] je trouve qu’il n’y a qu’ça; en dehors, j’crois qu’il y a pas grand’chose. C’est dur, si vous voulez, c’est fatiguant, c’est éreintant et il faut trimer d’un bout de l’année à l’autre pour arriver à vivre, mais on aime ça quand même. » Damase Potvin, Le Français. Roman paysan du « pays de Québec », Montréal, Éditions Édouard Garand, 1925, p. 28-29. À ce sujet, voir également la préface de ce roman, véritable manifeste du terroirisme (p. I-X).

251 Charles Grivel, « Les mécanismes de la censure dans le système libéral bourgeois », p. 102 (l’auteur souligne), dans P. Hébert, Censure et littérature au Québec […], p. 35-36.

252 « Madame Bovary, c’est moi. » Phrase célèbre imputée à Gustave Flaubert. Yvan Leclerc, « "Madame Bovary, c’est moi", formule apocryphe », Le Centre Flaubert [En ligne], Laboratoire CÉRÉdI (Centre d'études et de recherche Éditer-Interpréter), Université de Rouen, février 2014, https://flaubert.univ- rouen.fr/ressources/mb_cestmoi.php (page consultée le 27 juillet 2019).

189 elle est plus Grise que toutes les Grise, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’on s’est souvenue ou inspirée d’elle plus que de toute autre. L’heure est venue de tourner notre regard sur son histoire personnelle que nous raconte Lucie Desaulniers.

Dans son mémoire intitulé Un genre littéraire éphémère : le conte paysan de 1910 à 1930, cette dernière se livre à une étude approfondie du conte « Les adieux de la grise »253 après avoir traité de la question du personnage dans le genre du récit bref. À ce sujet, retenons deux choses. Premièrement, les personnages « typés » que l’auteur introduit dans son récit bref régionaliste, invariablement représentatifs du terroir (père, mère, vieux, jeunes, ancêtres, voisins…), « reçoivent des définitions nettes et précises254 », ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. D’un côté, cela les rend prévisibles, donc faciles à décoder et à s’approprier; de l’autre, la transparence de leur étiquette sémantique en fait des êtres ternes. Desaulniers explique :

Forcés d’agir selon un ordre pré-établi — celui de la volonté des écrivains — ils viennent nous présenter les différents cérémonials qui régissent leurs faits et gestes quotidiens : les repas, la bénédiction du pain, la gestuelle agricole (laboureur, semeur, vanneur, batteur…), les travaux de la maison […], les corvées, […] Tout cela constitue un engrenage quasi cultuel dont les personnages font forcément partie. Mais cela constitue aussi une menace pour l’individualité des personnages : trop beaux, trop bons, trop robustes, ils n’auront finalement aucun signe distinctif, aucune personnalité propre qui permettrait d’en faire des personnages intéressants. Ils ne vivent pas leur vie, ils permettent à l’auteur de revivre la sienne en re-situant l’univers de sa jeunesse255.

En second lieu, parmi les personnages stéréotypés incontournables du monde paysan, on retrouve les animaux de la ferme, plus particulièrement le cheval qui « jouit de certains privilèges » :

253 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, f. 93-119. 254 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, p. 39. 255 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, p. 39.

190 On lui donne un nom, on lui prête des sentiments, on « l’humanise ». […] Le cheval fait partie de la famille, il participe aux tâches de la ferme (labourage, essouchage…) Souvent, le cheval a participé au premier défrichage avec le grand’père ou le père, il mérite de ce fait une personnification. Fierté de son maître, il est à la fois le plus fort, le plus beau et le plus doux! Aussi cher à la maisonnée que le chien, plus tard, la Grise, le Blond, Caribou, Rouge, Noir, Blanc, la Fine, Souris… se méritent dans les tableaux paysans une place de premier plan256.

Ainsi, à un univers fixe (rural, à vocation agricole) correspond un personnage chevalin fixe, idéalisé (le bon cheval de ferme)257. Voyons comment cela se traduit dans le conte « Les adieux de la Grise » en examinant le « faire » (rôles actantiel et thématiques) et l’« être » (désignation et portrait) de la célèbre jument de Lionel Groulx.

Comme le souligne Lucie Desaulniers, ce conte comporte un volet narratif scindé en deux parties, l’une située au début du récit, l’autre à la fin. Il raconte les préparatifs et les réflexions entourant le départ d’une vieille jument que le père d’une famille nombreuse vend à un maquignon (l’acheteux de guenilles). L’« histoire » (fort maigre) se clôt au moment de l’ultime séparation de la jument de sa famille humaine. Entre ces deux pôles narratifs, l’auteur présente une série d’« épisodes » que Desaulniers compare à des « courts métrages » ou « sketches » et qui ont pour but de faire l’apologie de la bonne jument258 : « 1o […] sa naissance chez nous, sur la terre paternelle, 2 o […] ses qualités physiques et "morales", 3 o […] différents événements lui faisant honneur259. »

Comment qualifier son « faire »? Lorsqu’on la compare aux traditionnels chevaux des récits régionalistes, la Grise de Lionel Groulx se trouve en quelque sorte « héroïsée » (Ph.

256 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, p. 47. 257 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, p. 40. 258 L. Desaulniers, Un genre littéraire éphémère: le conte paysan de 1910 à 1930, p. 94.