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Conjoncture économique, politique et socio-culturelle du début du XX e siècle

2.1 Présentation de « l’inventeur de la Grise », Lionel Groulx, et du contexte de l’époque

2.1.2 Conjoncture économique, politique et socio-culturelle du début du XX e siècle

Au début du XXe siècle, sous l’effet de diverses pressions externes et internes, la société canadienne-française subit de profondes transformations qui ravivent les passions en lien avec la question identitaire19. Le topos de « la précarité et la faiblesse des Canadiens français », souvent utilisé par les élites20, sert à justifier la mise en place de mesures d’urgence visant à assurer la survie nationale. Voyons ces périls auxquels la nation est si dangereusement exposée. Mais tout d’abord, un regard sur la conjoncture économique du XIXe siècle s’impose.

On se souviendra qu’au lendemain de la Conquête de 1759, les Canadiens sont refoulés vers la campagne où ils survivent tant bien que mal en autarcie. Dans un article intitulé « Au sol,

18 M. Biron, F. Dumont et É. Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, p. 197. La prochaine citation se trouve à la même page.

19 Nova Doyon, « Le projet de nationalisation de la littérature canadienne-française de Camille Roy », dans Karine Cellard et Martine-Emmanuelle Lapointe, Transmission et héritages de la littérature québécoise, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 75.

20 Comme le soulignent les auteurs de La vie littéraire au Québec, « [d]e 1919 à 1933, les principales forces politiques opposées au Parti libéral ne sont pas celles du Parti conservateur, mais celles des groupes se disant non partisans. Une large part de l’évolution idéologique et sociale se déroule en dehors de l’arène parlementaire. Parmi ces divers groupements se trouvent les associations féministes et les mouvements ouvriers, mais surtout les militants catholiques et nationalistes. Hostiles au libéralisme, au parlementarisme et plus encore à l’esprit de parti (accusé de diviser artificiellement la nation), ces activistes (Lionel Groulx, Joseph-Papin Archambault, Antonio Perrault et autres) font des tournées de conférences, publient quantité de brochures, journaux et revues, mettent sur pied des cercles locaux et des associations, fondent des ligues, des mouvements de jeunesse. Deux axes principaux structurent cet activisme mi-civil, mi-clérical : l’action nationale et l’action catholique. D’un mouvement d’"action" (catholique, française, intellectuelle, sociale) à l’autre, les positions et les acteurs sont souvent les mêmes. Toutefois, ces actions ne se recoupent pas tout à fait, et des tensions entre nationalisme, catholicisme et préoccupations sociales suscitent des conflits. Par ailleurs, le dynamisme de ces mouvements ne doit pas cacher le fait que la presse à grand tirage de l’époque adhère au libéralisme économique et politique du gouvernement Taschereau. » Denis Saint-Jacques et Lucie Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, tome VI (1919-1933), Le nationaliste, l’individualiste et le marchand, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2010, p. 44.

136 Canadiens » paru en 1921, C.-Émile Bruchési raconte l’histoire dans la perspective clérico- nationaliste qui est la sienne :

En 1763, lors de la cession du Canada à l’Angleterre par le traité de Paris, la situation des Canadiens français était des plus accablantes. Les années ont passé qui ont cicatrisé la blessure, mais, avouons-le, ce fut un événement dont la répercussion se fait sentir encore aujourd’hui. Ce n’est pas sans déchirement qu’un peuple est brusquement séparé de la source d’où lui venait la vie, et abandonné au milieu d’hommes étrangers à sa foi, à sa langue et à son idéal. C’est un abîme creusé dans l’histoire d’un peuple, et pour combler un pareil abîme des siècles sont nécessaires. Telle fut notre destinée. Les Français d’alors, sans ressources, séparés de la mère- patrie, comprirent qu’il fallait vivre d’abord, et, confiants dans le secours d’En-haut, ils s’emparèrent du gage qu’ils avaient sous leurs pieds : le sol. Peu à peu ils en firent la conquête, défrichèrent la forêt, ils ensemencèrent les champs, ils construisirent des fermes. […] Le sol était à leur portée, et le sol c’est la première et la plus sûre des richesses21.

Contrairement à ce que laisse ici sous-entendre Bruchési, l’agriculture n’était pas une panacée. Dans son Histoire économique et sociale du Québec (1760-1850), Fernand Ouellet trace un tableau plutôt défavorable de cette activité économique au tournant du XIXe siècle étant donné les moyens de production aratoires déficients22. Petit à petit se pose une autre difficulté, cette fois-ci d’ordre démographique. Les familles sont nombreuses, selon la pratique courante fortement encouragée par le clergé pour des raisons d’ordre moral et idéologique. Elles peinent à établir

21 C.-Émile Bruchési, « Au sol, Canadiens », Chronique L’Actualité, La Revue nationale, vol. 7-8, no 3, juillet-août 1921, p. 8. On trouve sensiblement la même rhétorique chez Jean-Charles Harvey en 1934 dans son roman Les demi- civilisés : « Mon aïeul […] portait sans se plaindre le fardeau de la vie. Il était de race. […] Toute la nation repose sur ces obscurs qui ont été presque les seuls à vraiment souffrir pour la sauver. […] Abandonnés à la conquête, ils ont continué à labourer et à engendrer sans se soucier des nouveaux maîtres. » Jean-Charles Harvey, Les demi- civilisés,roman [Éd. originale : Montréal, Éditions du Totem, 1934], Montréal, Éditions TYPO, coll. « TYPO roman », 1996, p. 178-179.

22 Gilles Marcotte résume la situation : « La paix […] sera favorable [à l’agriculture] et malgré l'archaïsme de ses méthodes de culture elle connaîtra, dans la deuxième partie du dix-huitième siècle, un essor assez soutenu. Elle produira même des surplus exportables. […] Mais à partir de la première décennie du dix-neuvième siècle, l'histoire de l'agriculture québécoise est celle d'une décadence. L'insuffisance de ses techniques, jointe aux entraves que lui crée le système seigneurial, la fait rétrograder au rang d'une agriculture de subsistance. […] Les mauvaises récoltes se multiplient, et le Québec devient importateur de denrées agricoles : il se fait nourrir par le Haut-Canada, son ancienne dépendance, et les États-Unis. » Gilles Marcotte, « Histoire économique et sociale du Québec (1760- 1850) », Études françaises [En ligne], vol. 3, no 2, mai 1967, p. 236, https://id.erudit.org/iderudit/036268ar (page consultée le 17 juin 2019).

137 tous leurs enfants sur les terres de la vallée laurentienne23. Les jeunes Canadiens n’ont souvent d’autre choix que de quitter le bercail pour survivre. S’offrent alors à eux deux options : s’engager pour les pays d’en-haut, où ils travailleront dans les camps de bûcherons et dans les chantiers de drave (travail saisonnier), ou émigrer aux États-Unis, ce qui est particulièrement gravissime du point de vue religieux et national puisqu’en s’expatriant, les Canadiens sont à risque de perdre leur langue maternelle et la foi catholique24.

Réagissant à cette saignée douloureuse, l’État, en collaboration avec l’Église, met sur pied une vigoureuse politique de colonisation dans l’espoir d’endiguer le flot continu de sa population vers le sud25. Mais c’est trop peu trop tard; le mal est fait. Pis encore, il ira grandissant, car à cette première forme d’exil s’ajoute une seconde, comme le souligne Lemire : « La reprise économique, qui coïncide avec l’arrivée au pouvoir de Wilfrid Laurier en 1896, déclenche un exode intérieur vers Montréal. En moins de deux décennies, la ville passe de 200 000 habitants à 618 000 (1921)26. » Ce nouveau drainage des forces vives de la campagne au profit de la métropole industrielle fragilise encore davantage l’économie rurale, d’une part parce que la main-

23 Dans Nord-Sud (1931), roman régionaliste non-orthodoxe, Léo-Paul Desrosiers aborde de front cette problématique : « [A]près la Conquête, avec la paix continuelle, en quelques années, cette race prolifique avait déferlé comme un raz-de-marée jusqu’aux pieds des Laurentides autrefois si lointaines. Les paroisses s’étaient remplies, et partout avaient disparu ces îlots de bois d’abord restés intacts. […] Mais des fils et des filles naissaient toujours dans les maisons pleines! Les foyers comptaient jusqu’à douze, quinze, dix-huit enfants. Pères et mères vivaient avec leurs fils et leurs petits-fils. Il avait fallu morceler la propriété, la diviser, ajouter de nouvelles clôtures et de nouvelles maisons. Et la population montait toujours comme l’eau dans un lac sans issue. Entre les Laurentides trop dures d’accès et le fleuve, dans la vallée de quatre lieues de large, elle s’étouffait, souffrait d’inanition. L’aisance diminuait. » Léo-Paul Desrosiers, Nord-Sud, [Éd. originale : Montréal, Les Éditions du « Devoir », 1931], Montréal/Paris, Fides, coll. « Alouette bleue », 1943, p. 55.

24 Maurice Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XVI. À propos de cette situation devenue rapidement alarmante, Maurice Lemire écrit : « La crise [économique] qui affecte le Canada depuis 1873 jusqu’en 1890, avec quelques intervalles de progrès, déclenche un véritable exode vers les États-Unis. Au cours des décennies 1880 et 1890, les départs atteignent des chiffres inégalés —150 000 pour la décennie 1880 et 140 000 pour la décennie suivante, soit près de 10 % de la population. » Maurice Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), Québec, Éditions Nota Bene, 2007, p. 32, se référant à Yolande Lavoie, L’émigration des Québécois aux États-Unis de 1840-1930, 1981, p. 52.

25 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XV.

138 d’œuvre agricole se raréfie, d’autre part, parce qu’elle perd ses débouchés pour l’écoulement de sa production, les produits d’importation devenant la norme en milieu urbain27.

Si elle est synonyme d’accès à l’emploi, l’urbanisation comporte son lot de problèmes. Dans un premier temps, elle entraîne la prolétarisation des Canadiens français qui sont, pour une grande majorité, des travailleurs sans qualifications particulières. Avec des salaires dérisoires pour combler tous les besoins de familles toujours nombreuses, les conditions de vie deviennent rapidement précaires28. Ces prolétaires ou employés subalternes se trouvent même déclassés par rapport aux nouveaux immigrants britanniques, ces derniers ayant souvent l’avantage d’être plus scolarisés. Deuxièmement, l’urbanisation engendre souvent l’anglicisation des ouvriers, l’anglais étant la langue d’usage dans les grands centres urbains29 : « [L]es villes de Montréal et Québec sont dominées par les Britanniques. Les magasins, les hôtels, les gares et les industries ne desservent leurs clients qu’en anglais30. » Cet état de fait, joint à l’infériorité économique des Canadiens français, provoque une dévalorisation culturelle notoire. En troisième lieu, l’urbanisation cause beaucoup de souci au clergé qui, dans cette affaire, est le grand perdant. En effet, dans la métropole, l’encadrement social et moral des ouailles pose une difficulté majeure. L’individualisme, qui se répand rapidement, est perçu comme une atteinte aux valeurs refuges propres à l’idéologie de conservation. D’autre part, la laïcisation (relative) de la société coïncide avec l’émergence de nouvelles réalités que l’Église réprouve : instruction publique obligatoire, loi sur le divorce, libéralisation des mœurs, etc. Enfin, la ville est ni plus ni moins perçue comme

27 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 33. 28 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 34. 29 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 33.

30 Maurice Lemire, « Aspects comparés du régionalisme français et canadien-français », dans Aurélien Boivin, Hans- Jürgen Lüsebrink et Jacques Walter (dir.), Régionalismes littéraires et artistiques comparés. Québec/Canada – Europe, Actes du colloque, Université de la Sarre/Université Paul Verlaine-Metz, 21-23 juin 2007, p. 161.

139 le lieu de tous les désordres moraux et de tous les fléaux : matérialisme américain, cinéma, cosmopolitisme, syndicalisme, féminisme, socialisme, communisme, etc.

D’autres défis se posent sur la scène fédérale. Dans la foulée de la Confédération de 1867, les élites nationalistes du Québec, enthousiastes à l’idée de développer des foyers francophones à la grandeur du pays, encouragent l’émigration des Canadiens français vers l’Ouest canadien. Toutefois, cette entreprise québécoise de colonisation pancanadienne connaîtra un succès mitigé, car

les anglophones ne l’entendent pas ainsi. À l’exception de la province bilingue de Québec, le Canada doit être, de leur avis, un pays exclusivement anglais. Après le Nouveau-Brunswick et le Manitoba, ce sont la Saskatchewan, l’Alberta et l’Ontario qui interdisent l’enseignement du français. Le ministre fédéral de l’Immigration favorise ouvertement la venue des Britanniques. […] De leur côté, les Canadiens français seraient bien aises de pouvoir bénéficier d’avantages comparables. Leurs chefs font des représentations à Ottawa, mais sans résultat31.

Figure marquante du mouvement nationaliste du début du XXe siècle, Henri Bourassa, en fier fédéraliste, s’insurge contre ces violations au pacte confédératif32. Dans le journal Le Devoir qu’il dirige, il les dénonce vertement dans l’espoir de voir la situation se rétablir dans le sens d’un plus juste équilibre entre les deux groupes ethniques. Peine perdue. Face à la domination politique coloniale, les Canadiens français se voient dans l’obligation de restreindre la colonisation au seul territoire du Québec.

D’une certaine façon, cela apparaît opportun puisque, aux yeux des élites clérico- nationalistes, le Québec réchaufferait un serpent en son sein : « Les trusts, qui ignor[ent] officiellement l’existence des Canadiens français, pourraient bien développer de nouvelles

31 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XV.

32 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XV.

140 régions où dominerait l’Anglais33. » Il faut savoir qu’à cette époque, le Québec accuse un retard considérable dans la prise en charge de sa propre économie. Comme le souligne Robert Giroux,

[l]e Québec vivait […] dans les cadres d'un capitalisme de monopoles simples où l'oligarchie financière (fusion du capital bancaire et du capital industriel) constituait la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne34. Le Québec représente un cas unique de sous-représentation de la majorité ethnique francophone dans la direction des « affaires » de l'État. Sa bourgeoisie était (est) en majorité étrangère (britannique, canadienne-anglaise, américaine)35.

Cela explique en bonne partie l’attitude non interventionniste adoptée par le gouvernement québécois dans la première moitié du XXe siècle. En réalité, écrit Maurice Lemire,

l’État aurait normalement dû proposer sa propre politique industrielle, mais pour flatter à la fois l’élite traditionnelle francophone et le milieu des affaires anglophone il préféra jouer à fond la carte du libéralisme économique et laisser au capital étranger le soin d’organiser l’économie à sa guise. C’est ainsi que la matière première sortait de la province sans guère créer d’emplois36.

Fort mécontents de ce libéralisme économique et politique37, les fervents nationalistes blâment le gouvernement « d’avoir vendu la province aux étrangers38 ». Face à ce qui est perçu comme une nouvelle conquête, la célèbre formule prononcée au XIXe siècle par Ludger Duvernay, « Emparons-nous du sol39! », revient en mémoire des troupes clérico-nationalistes. On veut croire

33 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XVI.

34 Ici, Robert Giroux ajoute la note suivante : « La production agricole est supplantée par les industries des pâtes et papiers, de la construction de wagons de chemin de fer et d'accessoires, des textiles, etc. Lire les 3 articles consacrés à « notre héritage des années 30 » de Voix et Images, vol. III, no 1, sept. 1977. » Robert Giroux, « Notion et/ou fonctions de la littérature (nationale québécoise) au XXe siècle », Voix et Images [En ligne], vol. 5, no 1, automne 1979, p. 98, https://id.erudit.org/iderudit/200190ar (page consultée le 28 novembre 2017).

35 R. Giroux, « Notion et/ou fonctions de la littérature (nationale québécoise) au XXe siècle », p. 98.

36 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XVI.

37 D. Saint-Jacques et L. Robert (dir.), La vie littéraire au Québec, tome VI (1919-1933), p. 44. 38 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 35.

39 Cette injonction trouvera un écho dans l’essai d’Errol Bouchette, Emparons-nous de l'industrie, Ottawa, Imprimerie générale, 1901, 41 p.

141 coûte que coûte que « posséder le sol c’est posséder le pays40 ». Menacée de l’intérieur, la province doit à tout prix essaimer des communautés francophones dans les régions où les compagnies anglaises et américaines se livrent à l’exploitation forestière, minière et hydroélectrique en toute tranquillité41. L’Église y trouve son compte : « Au Lac-Saint-Jean, au Témiscamingue, en Abitibi, là où s’implantait l’industrie, la paroisse rurale l’accompagnait pour perpétuer le cadre de la civilisation traditionnelle42. » Égal à lui-même, Lionel Groulx clame haut et fort sa conviction que l’avenir donnera raison aux Canadiens français : « Un jour ou l’autre, l’on reconnaîtra comme l’un des faits merveilleux de l’histoire de cette [sic] hémisphère, la résistance de notre petit peuple au continentalisme américain, autant dire à toute forme d’impérialisme43. »

Fig. 6 – « Emparons-nous du sol! » La Revue nationale de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal

40 Normand Villeneuve, « Maria Chapdelaine : catéchisme de la survivance nationale », dans Nicole Deschamps, Raymonde Leroux et Normand Villeneuve, Le mythe de Maria Chapdelaine, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1980, p. 205.

41 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 35.

42 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XVI.

43 Lionel Groulx, numéro spécial sur l’annexionnisme au Canada français, L’Action nationale, 1941, p. 453-454, dans Yvan Lamonde, « L’ambivalence historique du Québec à l’égard de sa continentalité : circonstances, raisons et signification », dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde (dir.). Québécois et américains. La culture québécoise aux

142 Dans ce contexte où le joug colonial pèse lourdement sur la nation et menace de l’écraser, une posture de repli sur soi paraît être la meilleure stratégie pour assurer la « résistance » canadienne-française. Les élites clérico-nationales, qui croient que « les Canadiens français se sont préservés en perpétuant leur mode de vie traditionnel44 », proposeront l’idée du « retour à la terre » comme solution à tous les maux. On croit fermement que l’ère industrielle n’avait fait que nuire aux Canadiens français, réduits qu’ils étaient maintenant à n’être plus, en leur propre pays, que des serviteurs, des porteurs d’eau. En somme, résume Maurice Lemire, on accuse les politiciens bon-ententistes « d’avoir réduit "le roi de la terre" au rang d’esclave45 ». Pourtant, la réalité capitaliste du monde occidental démontre que les politiques gouvernementales n’étaient pas dénuées de bon sens. « À l’âge industriel, écrit Lemire, le Québec, sous-développé, subissait des pressions économiques de son puissant voisin. Seule l’industrie pouvait redresser la situation intérieure46. » Les économistes Édouard Montpetit et Esdras Minville sont d’ailleurs d’avis que « seule la conquête économique libérerait le Québec47 ». Un bref regard dans le rétroviseur nous permet de nous rappeler avec Robert Giroux que

la révolution industrielle au Québec date de 1860, et non de 1920 comme [les] littérateurs ont tendance à le répéter, et même avant dans certains secteurs (chaussure, textile, bois, fabriques laitières, etc.) et que le Québec a subi la grande crise de 1929 comme un état capitaliste industrialisé. Entre 1920 et 1940, le Québec est industrialisé et urbain — Montréal compte 40 % de la population — et non pas agricole […]48.

44 M. Lemire, « Aspects comparés du régionalisme français et canadien-français », p. 163. 45 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 36.

46 M. Lemire, « Introduction à la littérature québécoise (1900-1939) », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939, p. XVI.

47 M. Lemire, Le mouvement régionaliste dans la littérature québécoise (1902-1940), p. 36.

48 R. Giroux, « Notion et/ou fonctions de la littérature (nationale québécoise) au XXe siècle », p. 98. « Les régionalistes ont beau s’opposer à l’industrialisation, le recensement de 1921 leur apprend que 61 % de la population est déjà urbaine. » M. Lemire, « Aspects comparés du régionalisme français et canadien-français », p. 164.

143 Fermant les yeux sur la réalité économique ambiante, les élites clérico-nationalistes persistent pour leur part à croire que seule la conquête du sol49 sauvera la nation de tous les périls50 — périls qui, en définitive, se résument à une chose : le colonialisme. Dans le même article que nous évoquions plus tôt, Giroux éclaire les enjeux de classe propre à la période de 1896 à 1948 au Québec par le biais d’une lecture marxiste. Parlant des membres influents de la nation canadienne-française, il écrit :

[T]ous nos idéologues, agriculturistes et contre-capitalistes d'abord, sociaux- démocrates ensuite, se sont évertués à masquer l'enjeu de luttes de classes d'une part, et à rendre fonctionnelle la lutte ethnique d'autre part, en gardant sous silence le rôle diminué et quasi nul que la bourgeoisie francophone jouait sur le plan économique. […] Le propre de l'idéologie étant de masquer la détermination des idées par les conditions matérielles d'existence, l'élite est contrainte de valoriser sa propre activité, même si elle ne produit que des idées, d'universaliser son projet en le proposant comme la solution aux problèmes sociaux51.

À la lumière de cette explication, on comprend parfaitement bien la stratégie des nationalistes