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2.3 Le principe codant de la deuxième série culturelle : Les rapaillages de Lionel Groul

2.3.2 La réception de l’œuvre Les rapaillages

Comme on se l’imagine, l’accueil fait à l’œuvre fut très favorable. Nous en avons notamment pour preuve ce témoignage élogieux de la part de Louis Dupire :

C’est un événement littéraire d’une haute signification que la popularité extraordinaire de ce petit volume qui se distingue surtout par l’ardeur de son régionalisme, par la ferveur de son culte pour ceux qui ont fait la patrie ce qu’elle est… La réédition des Rapaillages arrive à son heure, répond à un besoin. Le moment n’est plus où l’on voudrait faire des lettres canadiennes une pâle imitation des ouvrages étrangers, une plante anémiée et sans racine… Et c’est parce que Les

Rapaillages marquent une réaction contre l’extranéité de notre littérature, parce

qu’ils puisent leur inspiration dans le sol, qu’ils plongent « dans l’humus des grands érables morts » qu’un tel succès les a accueillis198.

Parmi les contes du recueil, « Les adieux de la Grise » semble jouir plus que tout autre de la faveur générale. Adjutor Rivard, qui a fait paraître le conte dans le Bulletin du parler français au

Canada, informe son correspondant des bonnes critiques reçues de la part du public à son sujet :

J'ai reçu votre lettre du 21 mars avec votre nouveau conte canadien-français, intitulé : « Le vieux livre de messe ». La lecture de ce nouveau conte m'a tout simplement charmé, je suis certain que les lecteurs de notre revue le goûteront comme ils ont goûté le premier [« Les Adieux de la Grise »]. Nous avons reçu, au sujet de votre conte : « La grise », les plus grands éloges. Je vous remercie donc beaucoup du soin délicat que vous prenez de nous envoyer ces excellentes choses199.

197 P. Hébert, « Les Rapaillages ou l’influence d’un livre », p. 46.

198 Louis Dupire, dans Lionel Groulx, Mes mémoires, tome I, p. 355-356, dans A. Courtemanche, Édition critique des Rapaillages de Lionel Groulx, f. 29.

199 Adjutor Rivard à Lionel Groulx, 25 mars 1915, CRLG, Spicilège P1/D.25 (1915), dans P. Hébert, « Les Rapaillages ou l’influence d’un livre », p. 44.

176 Ne tarissant pas d’éloges, le chanoine Cousineau (cousin de l’abbé Groulx) prophétise pour sa part le sort qui attend la bonne jument des Rapaillages : « Votre "blé" et votre "vieille grise" passeront à la postérité. Continuez à écrire sur ces sujets si féconds en peinture de mœurs. Vous faites honneur à notre littérature et vous apprenez à aimer davantage les choses de chez nous200. » L’avenir lui donnera raison, du moins pour ce qui est du cheval.

Comme le rapporte Marie-Pier Luneau, même un Émile Chartier d’ordinaire plutôt sobre dans ses commentaires s’extasie devant les contes de Groulx qui, selon ce qu’il a pu constater, ne laissent personne indifférent : « À l’homme de cœur et d’esprit, qui a si bien décrit le livre d’heures et sa grand-mère, honneur et gloire soient rendus à jamais et toujours! Où diable trouves-tu le temps de ruminer et de coucher de pareilles choses? J’ai fait pleurer à cette lecture toute une famille de 10 personnes201. »

Une seule fausse note parmi les louanges dithyrambiques chantées en chœur aux

Rapaillages : une critique virulente de Jean-Charles Harvey dans ses Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada (1926). Convaincu que la critique

littéraire se pratiquant au Québec, par trop indulgente202, nuit au développement de la littérature, le directeur du journal Le Soleil de Québec propose dans l’essai liminaire intitulé « La vérité en littérature » des mesures « d’hygiène » vigoureuses pour assainir le milieu des lettres canadiennes-françaises : « Pourquoi pas un coup de pelle dans le couloir humide où Pégase, en fuyant, a laissé ses faux cavaliers à cheval sur ses déjections? C’est là métier de destructeur,

200 P. E. Cousineau à Lionel Groulx, 26 avril 1915, CRLG, Spicilège P1/D.25 (1915), P. Hébert, « Les Rapaillages ou l’influence d’un livre », p. 44-45.

201 Émile Chartier à Lionel Groulx, 1915-05-13, dans M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 56. 202 Camille Roy, critique influent, « personnage incontournable dans le champ » selon Marie-Pier Luneau, est « surmomm[é] Camomille dès qu’il tourne le dos ». M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 119.

177 dites-vous? Pas du tout. C’est épurer, nettoyer, illuminer203. » Il n’hésitera pas lui-même à donner le « coup de pelle » dans « Les Rapaillages. Essais de terroir canadien-français, par l’abbé Lionel Groulx », laissant derrière lui une écurie proprette :

Par sa personnalité, M. l’abbé Lionel Groulx, en cédant à la mode de l’époque, collaborait plus que tout autre à la contagion. Quand on le vit rapailler mille insignifiances de campagne pour les décorer du nom prétentieux de littérature, on songea, en maints milieux, que le patriote et sacerdotal écrivain ouvrait une carrière nouvelle à tous ceux à qui la Providence daigna accorder le génie d’imitation. D’où le cri de régionalisme obligatoire, l’espèce de conscription du vulgaire subie par la jeune génération du temps. C’est pourquoi les essais de M. Groulx méritent une courte appréciation204.

La suite de l’article est à l’avenant. Harvey ne se gêne pas pour détruire l’ensemble de l’œuvre à coup de hache. Seule « l’intelligente et décrépite jument grise205 » trouve grâce aux yeux du terrible critique, quoiqu’encore, le ton demeure passablement bourru. Balayant les stalles de l’écurie en commençant par celle du récit bref pour finir avec celle du recueil des « insignifiances » de Groulx, il montre du doigt les pommes de route du régionalisme :

Les courtes chroniques où l’homme qui a fait vœu de terroir se contente de photographier des faits sans intérêts, des détails rustiques sans importance, des mots de plus en plus inusités et incompris de la masse du peuple, ne contiennent pas une once de vie. Elles inspirent des sentiments de « libera me, Domine ». Elles ne palpitent pas, elles ne font palpiter personne. Les critiques à l’eau de rose iront faire croire à d’autres qu’à moi que ces pièces-là ont émus ou intéressés.

Or, les rapaillages appartiennent à cette catégorie. Ce sont des morceaux détachés, purement descriptifs, genre billet de journal, où la sensibilité est absente, où le style lui-même a refusé de se prostituer à la lourdeur des formes paysannes et à la puanteur d’une langue morte. Pas le moindre soupçon de conte, de nouvelle, de légende. Pas même une innocente idylle. L’amour, principe de toute une vie, mobile des actes instinctifs ou raisonnés de l’humanité entière, en est scrupuleusement banni. Seule,

203 Jean-Charles Harvey, « La vérité en littérature », Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada, Québec, Compagnie d’Imprimerie Le Soleil (limitée), 1926, p. 13.

204 Jean-Charles Harvey, « Les Rapaillages. Essais de terroir canadien-français, par l’abbé Lionel Groulx », Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada, p. 97.

205 J.-C. Harvey, « Les Rapaillages […] », Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada, p. 99.

178 sur cette œuvre de moisissure, plane l’ombre de la hennissante et affectueuse jument grise206.

Fait à noter, ce coup de semonce retentit près d’une dizaine d’années après la parution du recueil. On peut supposer que seuls les intellectuels y trouvèrent matière à s’amuser ou à s’offusquer et que, pour le grand public déjà acquis à Lionel Groulx depuis longtemps, la chose n’eut qu’un intérêt quasi nul. C’est du moins ce que porte à croire la popularité de l’homme qui ira croissante jusqu’à la fin des années 1930207. Quoi qu’il en soit, Pierre Hébert voit en cette critique négative « un aveu du pouvoir de ce petit livre208 ». Qu’on en parle en bien ou en mal, l’important est qu’on en parle. Et l’on en a beaucoup parlé, ce qui donne « la mesure d’un retentissement209 », pour reprendre l’élégante formule du critique. Dans cet ordre d’idée, on ne peut passer sous silence la parution d’un amusant pastiche signé Panneton et Francoeur qui accorde une place privilégiée aux Rapaillages de Lionel Groulx. On y fait encore mieux que chez Harvey. Ce cas de figure est toutefois si particulier que nous en ferons une analyse un peu plus loin dans le chapitre.

Enfin, plus le temps passe, plus les choses se compliquent pour Lionel Groulx, ainsi que le souligne Marie-Pier Luneau : « [Q]ue sont les presque timides accusations que lui servaient des Pelletier et Harvey à côté des diatribes violentes de Ferron210 ou de Parti pris211 dans les

206 J.-C. Harvey, « Les Rapaillages […] », Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada, p. 98.

207 « Depuis le début des années 1930, les mouvements et organes gravitant dans l’orbite de Lionel Groulx connurent un essor remarquable, qu’il s’agît de L’Action nationale, des Jeune-Canada, des Jeunesses Patriotes, de Vivre! ou, encore, de La Nation. […] En 1937, Groulx semblait bel et bien se trouver au sommet de son influence, comme en témoignait, entre autres choses, l’accueil triomphal qu’on lui réserva au Congrès de la langue française de Québec, où il prononça un discours devenu instantanément célèbre qu’il recueillit dans Directives et qui, en quelque 40 pages, représente un véritable condensé de la pensée groulxiste, soit "L’Histoire des traditions vivantes". » Michel Bock, « Apogée et déclin du projet national groulxiste. Quelques réflexions autour de Directives (1937) », dans Yvan Lamonde et Denis Saint-Jacques, 1937 : un tournant culturel, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Cultures québécoises », 2009, p. 27.

208 P. Hébert, « Les Rapaillages ou l’influence d’un livre », p. 42.

209 P. Hébert, « Lionel Groulx, mesures d’une œuvre littéraire. Présentation », p. 9.

210 Comme le souligne Marie-Pier Luneau, Jacques Ferron se livre à une critique « implacable » dans une lettre datée du 6 octobre 1951 adressée au Haut-Parleur : « [L]’abbé Groulx a vécu le derrière à l’avenir. Ce qui n’était pas pour donner de la physionomie à ses successeurs. Il a vécu penché sur le passé, choisissant entre les morts les mieux

179 années soixante? Pour chaque prix ou médaille récoltés, l’écrivain reçoit, d’un autre côté, un coup de pied de l’âne212. » Le chanoine et son œuvre ne survivront au changement de série culturelle provoqué par l’avènement de la modernité que sous la forme de statues de pierre aux encoignures érodées par les pluies acides de la Révolution tranquille.

Cependant, le nom de Lionel Groulx restera à jamais gravé dans les annales de l’histoire culturelle du Québec puisque, par-delà la mort de l’homme, le mythe demeure plus que jamais vivant213. En témoignent toutes les entreprises de muséification de ce monument des lettres québécoises : film produit en 1960 par Pierre Patry pour le compte de l’Office national du film (« Le chanoine Lionel Groulx, historien214 »), pratiques intertextuelles variées215, études mortifiés, ceux qui n’avaient plus de forme. Il en a fait des héros. Du piètre aventurier d’une piètre aventure il a tiré Dollard des Ormeaux, qu’on nous propose comme un modèle. "Notre maître le passé", de s’écrier ce fossoyeur devant sa collection de crânes sans mâchoire et de fémurs blanchis! » (Jacques Ferron, « Sur l’abbé Groulx », dans Les Lettres aux journaux, colligées et annotées par Pierre Cantin, Marie Ferron et Paul Lewis, Montréal, VLB éditeur, 1985, p. 73, dans M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 188) Notre maître, le passé (1924), recueil de textes écrits par Lionel Groulx entre 1914 et 1924 sur différents aspects de l’histoire canadienne-française, visait essentiellement à réveiller les ardeurs nationalistes de ses compatriotes. À l’époque de sa parution, l’ouvrage fut admiré par tous et largement recommandé à la lecture. Pierre L’Hérault et Gilles Dorion, « Notre maître, le passé », dans M. Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Tome II : 1900-1939 [En ligne], 2e édition revue, corrigée et mise à jour, Montréal, Fides, 1987, http://services.banq.qc.ca/sdx/DOLQ/document.xsp?id=01467&cv=01&qid=sdx_q0 (page consultée le 4 juillet 2019).

211 Au sujet des mésaventures de l’abbé Groulx avec Parti pris, Marie-Pier Luneau écrit : « Il publiera […] chez Fides en 1966 une brochure de quelque 60 pages, La grande dame de notre histoire, biographie de Marie de l’Incarnation que Parti pris, sous la signature de Gaétan Tremblay, ridiculise : "Le Chanoine Groulx rides again… Avec la grrrande [sic] Dame, le petit chanoine fait une autre tentative plutôt mystificatrice que mystique." » M.- P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 201. La citation est de Gaétan Tremblay, « Littérature mystificatrice », p. 105.

212 M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 191.

213 « Groulx est bel et bien devenu, à la fin de sa trajectoire d’écrivain, un mythe qu’il importait pour certains de conserver, et pour d’autres, de détruire, au même titre qu’il fallait fétichiser ou mettre au rancart l’idéologie traditionnaliste. » M.-P. Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, p. 12.

214 Pierre Patry, « Le chanoine Lionel Groulx, historien », Office national du film [En ligne], 56 min., https://www.onf.ca/film/chanoine_lionel_groulx_historien/ (page consultée le 24 juillet 2019).

215 Selon Dominique Garand, « chaque Québécois a, un jour ou l'autre dans sa vie, "recopié" du Groulx, repris à son compte ses configurations ». Ce faisant, l’écrivain qui vient après tente « de prendre en charge ce discours commencé avant lui pour en déplacer les signifiants, […] l'unique moyen accordé à une subjectivité d'historiciser un langage qui le mystifie, et l’historicisant, de le subvertir ». Dominique Garand, « The Appeal of the Race. Quand l’antagonisme se fait vérité de l’être », Voix et Images [En ligne], vol. 19, no 1, automne 1993, p. 12, https://id.erudit.org/iderudit/201067ar (page consultée le 7 mars 2019). Les jeux d’influence et les manifestations intertextuelles qui ont eu court tout au long du XXe siècle sont nombreuses dans le cas qui nous occupe : le frère Marie-Victorin, influencé par Groulx, produira trois recueils du terroir — Récits laurentiens (1919), Croquis

180 universitaires qui, délaissant les questions relatives à « dimension idéologique ou pédagogique216 » de l’œuvre, s’attachent désormais à son caractère littéraire217.

Ainsi se termine cette partie sur le principe structurant de la deuxième série culturelle. Jusqu’ici, ce long détour par les chemins de traverse nous aura permis de présenter l’univers dans lequel chevaucheront nos Grise. Nous avons vu le décor champêtre, fleuri à souhait. Nous y avons rencontré les guides Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy, Lionel Groulx (chevalier et berger) qui ont balisé les étroits « "chemins de terre"218 » à suivre, qui ont bien indiqué les pièges disséminés de tous bords et tous côtés dans lesquels le cheval du régionalisme risque toujours de tomber (la ville, les États-Unis, la prose décadente de la France impie, etc.). Forts de toutes ces informations contextuelles, nous pouvons maintenant en toute connaissance de cause nous diriger vers la horde chevaline du début du XXe siècle où nous devrons, avant de prendre en main les cordeaux de l’attelage, discriminer les « bons » des « mauvais » sujets, c’est-à-dire ceux qui ont belle allure et se comportent de manière disciplinée, et les autres, ces bêtes récalcitrantes et « décrépite[s]219 », selon l’expression mordante de Jean-Charles Harvey.

Ce travail de sélection pourra se faire grâce au concours de Lucie Desaulniers, spécialiste en « jument Grise », si l’on peut dire. À la lumière de son chapitre de mémoire portant sur « Les adieux de la Grise » de Lionel Groulx, nous tracerons le portrait de l’archétype chevalin de la laurentiens (1920), La Flore laurentienne (1935) — dont l’écho se répercutera jusque dans la prose romanesque de Réjean Ducharme (L’hiver de force, 1973); Félix-Antoine Savard, sera inspiré dans l’écriture de Menaud, maître- draveur (1937) par le chanoine; Jacques Ferron également, qui fera malicieusement du chanoine Groulx un personnage de son roman irrévérencieux Le ciel de Québec (1969); Gaston Miron, chez qui l’on trouve un intertexte titrologique frappant (L’homme rapaillé, 1970) et qui suggère une certaine filiation avec l’œuvre groulxienne. 216 D. Garand, « The Appeal of the Race. Quand l’antagonisme se fait vérité de l’être », p. 12.

217 Dans le numéro thématique « Lionel Groulx écrivain » paru dans la revue Voix et Images à l’automne 1993, Pierre Hébert et ses collaborateurs ont cherché à prendre la mesure de l’influence de l’œuvre littéraire monumentale du personnage controversé que fut et est encore aujourd’hui l’abbé Groulx. On y trouve des textes de Dominique Garand, Pierre Hébert, Stéphane Stapinsky et Jean-Pierre Chalifoux.

218 Damase Potvin, Sur la grand’route. Nouvelles, contes et croquis, Québec, D. Potvin [Ernest Tremblay imprimeur], 1927, p. 142-143.

219 J.-C. Harvey, « Les Rapaillages […] », Pages de critique sur quelques aspects de la littérature française au Canada, p. 99.

181 deuxième série culturelle, cette bonne vieille et très attachante Grise. Mais avant d’en arriver là, présentons un tableau récapitulatif des éléments constitutifs de la deuxième série culturelle, feuille de route précieuse dans le contexte de cette chevauchée culturelle historique.