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1.3 Séries culturelles et archétypes chevalins associés

1.3.5 Brève présentation de l’archétype de la première série culturelle, le cheval de la conquête

1.3.5.4 Le cheval de papier au service de l’histoire

Comme l’ont bien documenté plusieurs historiennes et historiens, notamment Claude Richer et Pearl Duval (Le cheval canadien. Histoire et espoir, 2015), les chevaux de cavalerie ont bel et bien existé au temps du Régime français, puis sous le régime militaire anglais448. Notre intérêt se porte pour notre part sur la forme et l’agir des chevaux (canadiens et autres) dans les corps de cavalerie nord-américains fictifs, précisément ceux imaginés par les écrivains du XIXe siècle auteurs de romans historiques. Leurs représentations, inspirées bien sûr par les faits réels (présence attestée de chevaux dans les théâtres de guerre de l’époque coloniale), porteuses de

121 marques idéologiques, nous offrent une interprétation sur les événements historiques qu’il nous incombe de débusquer et d’analyser. À ce chapitre, un autre analyste nous a précédée sur cette voie exégétique, et il semble pertinent de nous inspirer de ses réflexions dans le cadre de notre étude sur les personnages chevalins de cavalerie (ou autres).

Dans Les grands thèmes nationalistes du roman historique canadien-français (1970), Maurice Lemire a étudié les œuvres se rapportant à deux grandes catégories de thèmes (positifs et négatifs) se retrouvant dans les fictions historiques. Dans la première section traitant des thèmes « positifs », il aborde les récits dont le cadre diégétique est celui du début de la colonie française en terre d’Amérique. En bref, les personnages héroïsés de ce groupe sont le missionnaire, le coureur des bois et le soldat. Historiquement, il y avait très peu de chevaux à l’époque de la Nouvelle-France de sorte que, dans la fiction, ils sont pratiquement absents. En fait, nous n’en avons trouvé qu’un seul par le biais d’une recherche par mots-clés dans le Dictionnaire des

œuvres littéraire du Québec (Il s’agit de L’Algonquine. Roman des jours héroïques du Canada sous la domination française, 1910, de Rodolphe Girard) et ce dernier n’a pas un rôle important

dans la diégèse, donc nous l’avons écarté pour nous concentrer plutôt sur les spécimens, fort nombreux, de l’autre groupe. En effet, il y a beaucoup de chevaux regroupés sous la bannière des « thèmes négatifs ». Le corpus d’étude de Lemire comportait 45 œuvres réparties selon des sujets particuliers, soit divers enjeux militaires ou politiques jalonnant l’histoire du pays. Nous avons pour notre part retenu 13 œuvres de ce groupe (donc environ le tiers du corpus de Lemire) et avons répertorié tous les chevaux qui s’y trouvent.

La déportation des Acadiens (1/6)

Napoléon Bourassa, Jacques et Marie, dans la Revue canadienne (1864) La trahison de Bigot (2/10)

122 Edmond Rousseau, Le Château de Beaumanoir (1886)

Les conséquences de la conquête (2/3)

P.-A. de Gaspé, Les anciens Canadiens (1863) Laure Conan, La sève immortelle (1925) Les guerres canado-américaines (2/9)

Joseph Doutre, Les fiancés de 1812 (1844)

Joseph Marmette, La fiancée du rebelle, dans la Revue canadienne (1875) Les troubles de 1837 (6/17)

Georges de Boucherville, Une de perdue, deux de trouvées, dans la Revue

canadienne (1864)

Honoré Beaugrand, Jeanne la fileuse (1874) Napoléon Legendre, Annibal (1891)

Ernest Choquette, Les Ribaud, idylle de 1837 (1898) Adèle Bibaud, Les fiancés de Saint-Eustache (1910) Robert de Roquebrune, Les habits rouges (1923)

Notre lecture de ce corpus nous a permis de découvrir des sujets appartient à deux sous- catégories de chevaux de la Conquête. Tout d’abord, il y a celle des chevaux du Même, c’est-à- dire ceux impliqués auprès des Canadiens (officiers, soldats ou patriotes) ou des Français (gestionnaires de la colonie à l’époque de la Nouvelle-France). Dans presque tous les cas, les chevaux du bon peuple héroïque sont à l’image de leurs maîtres, ni assez nombreux ni assez fort pour envisager « une voie nouvelle [pour leur société d’appartenance], ou se mettre à la tête d'un mouvement quelconque ». Ils adoptent donc une stratégie défensive, ce qui implique qu’ils demeurent « resserrés en eux-mêmes », « fidèles à eux-mêmes ». Autrement dit, ils optent pour une posture conservatrice dénuée de grandes ambitions. Il s’agit surtout de chevaux de ferme (cultivateur) vivant dans un milieu au « climat rude et sévère449 » et par conséquent, ils doivent agir pour se préserver, « veiller à [leur] propre conservation ». On trouve un exemple de ce type de cheval que chevauche un petit garçon chargé d’aviser les habitants que les Anglais arrivent

449 Expression de René Dionne, « La patrie littéraire », dans Gilles Marcotte (dir.), Anthologie de la littérature québécoise, Montréal, L’Hexagone, 1994, tome I, p. 407.

123 pour brûler les maisons dans Les anciens Canadiens de Philippe-Aubert de Gaspé père. Ensuite, dans la seconde catégorie, se trouvent les chevaux du conquérant anglais. Ils sont tous (sauf erreur) des entités figuratives hippomorphes anonymes non dotées d’individuation. Elles sont les montures des gestionnaires de la nouvelle colonie anglaise ou des militaires anglais.

Notre étude nous permet de croire qu’il y a bel et bien coïncidence entre l’être et l’agir chevalin et ceux de l’humain auquel il est associé, renforçant ainsi le sens de l’œuvre. En schématisant à l’extrême, on peut dire que la thèse de Lemire se résume à deux points :

Un regard rapide sur la formation du sentiment national en Europe nous montre que les thèmes positifs en particulier reflètent l’idéologie courante chez les peuples conquis. Les thèmes négatifs au contraire expriment un sentiment assez paradoxal : le tiraillement entre la fidélité à l’Angleterre et le désir de liberté450.

Par ailleurs, note Lemire, les œuvres semblent « développ[er] une sorte de messianisme compensateur et cultiv[er] des héros nationaux capables d’enthousiasmer le peuple. Ce n’est toutefois pas un nationalisme ouvert. Les aspirations à la liberté sont voilées, et les romanciers osent à peine s’exprimer sous le couvert de la fiction romanesque451 ».

Nos résultats de recherche sur le cheval de la Conquête vont dans ce sens. Sur le plan du

faire, la bête devrait selon la logique propre au genre historique souscrire essentiellement à un

rôle actantiel de type adjuvant et à un rôle thématique de destrier (monture de combat) dans un contexte militaire. Cependant, même lorsqu’il se trouve dans un récit mettant en scène la déportation des Acadiens, la Conquête anglaise, les guerres canado-américaines ou les Troubles de 1837, le cheval est le plus souvent représenté dans le cadre d’intrigues amoureuses et, en définitive, aidera davantage à gagner des cœurs que des batailles.

450 M. Lemire, Les grands thèmes nationalistes du roman historique canadien-français, p. 227. 451 M. Lemire, Les grands thèmes nationalistes du roman historique canadien-français, p. 237.

124 Le cas de figure suivant montre bien la validité de la thèse de l’ « ambivalence » constitutive du personnage héroïsé avancée par Lemire. Il s’agit d’ailleurs du seul personnage chevalin de cette série qui mériterait le titre de « héros de guerre ». Il se trouve dans le roman Les

fiancés de 1812 (1844) de Joseph Doutre. C’est la monture de Grand, un Canadien français

expatrié, être surdoué aux nombreuses qualités, qui se lance à la conquête du monde occidental et oriental (rien de moins) à dos de son superbe étalon arabe, cela pendant toute la durée de son long séjour à l’étranger. Ce déplacement spatial, très étonnant, pourrait être compris comme une stratégie compensatrice mise en œuvre par l’auteur qui mettrait en quelque sorte à distance de la

doxa de l’époque, discours nationaliste conquérant que tiennent les « Rouges », tenants du

libéralisme progressiste. En effet, à défaut de pouvoir représenter le Canadien comme un combattant victorieux en sol québécois, l’auteur dote sa fiction d’un personnage plus « grand » que nature (son nom le dit bien) qui se bat en héros magnifique partout dans le monde… sauf au Québec, lui épargnant ainsi l’odieux de devoir tenir le rôle réaliste du « vaincu ». Mise en scène d’une gloire militaire fictive compensatoire, donc, la translation spatiale permettrait ainsi de réaliser une sorte de revanche symbolique sur le conquérant britannique qui a la mainmise sur la nation canadienne-française. Mais on peut voir là également l’aveu d’un échec, d’autant plus que le personnage cache sa véritable identité à tous, y compris aux membres de sa propre famille. En définitive, choisissant de ne pas exposer son héros aux combats qui se déroulent au pays, Doutre nous révèle que le Canadien ne peut être conçu autrement que comme un « patriote pathétique », selon l’expression de Robert Major, un sujet qui voudrait agir en conquérant, mais se trouvant incapable d’incarner ce rôle, va jusqu’à voiler son identité. D’où l’habile recours à une figure chevaline exogène, signe d’une désolidarisation complète de la cause patriotique nationaliste.

125 En résumé, disons que la représentation du cheval dans le contexte de la première série culturelle va dans le sens de ce « sentiment assez paradoxal » ressenti après la Conquête. Autrement dit, il n’y a pas de chevaux très « conquérants », du côté des Canadiens français du moins.

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