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Quid de l’intérêt général dans un État dépassé ?

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 111-113)

Un repli étatique qui abandonna l’espace public aux seuls acteurs économiques du secteur fluvial12 (fret et croisières commerciales, excluant significativement le transport public), s’inscrivant dès lors pour leur propre survie dans des logiques exclusivement marchandes, visant de ce fait les marchés les plus immédiatement solvables : le transport de marchan- dises et le tourisme international préexistants. Un abandon s’incarnant dans une gestion publique devenue essentiellement « à but lucratif13 », dès lors confiée en toute logique à des établissements publics d’intérêt industriel et commercial (EPIC14) mettant en œuvre

10. Créé par la corporation des bateliers sous l’Ancien Régime, le « tour de rôle » avait été supprimé par le choix du libéralisme économique sous la Révolution française, puis rétabli par le Front populaire en 1936 ; il répondait à la nécessité d’optimiser le déplacement des bateaux pour limiter les trajets à vide entre les zones de chargement ou de déchargement.

11. www.reinventerlaseine.fr

12. Représentés par le comité des armateurs fluviaux (CAF) ayant voix au chapitre dans la gouvernance des établissements publics fluviaux en tant que représentants des usagers, jusqu’à en détenir la présidence dans le cas du Port autonome de Paris durant une dizaine d’années (ce que la Cour des comptes a régulièrement critiqué comme source potentielle de distorsions tarifaires, dont elle semble incapable de mesurer l’ampleur).

13. Outre le fait que l’État prélève 50 % des bénéfices de l’établissement sans s’intéresser au détail des ressources collectées, le caractère lucratif de cette gestion publique s’est renforcé en 2012 par la mise en place d’un prélèvement de 1 % du chiffre d’affaires des bateaux s’ajoutant aux redevances domaniales de base constituant les grilles et équations tarifaires (prélèvement par augmentation forfaitaire pour les compagnies réalisant moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires annuel).

14. On notera, en mode subliminal et métaphorique propre à la poésie polysémique des sigles, le caractère fort peu « épique », pour l’administré, de l’épopée lucrative à laquelle l’État s’abandonne passionnément en créant de tels « EPIC ».

UN CENTRE SOCIOCULTUREL EMBARQUÉ SUR UNE PÉNICHE « POUR LA PAIX » OU LES SINGULARITÉS DE L’ESPACE FLUVIAL

une rentabilité « ici et maintenant » et « tout de suite » sans marge d’investissement public, livrée au plus offrant des occupants par l’unicité d’appels d’offres à caractère exclusivement marchand15 et par des règles tarifaires16 indexées sur le secteur marchand (et exprimées sous forme d’équations probablement incompréhensibles dans leurs conséquences écono- miques de terrain pour les élus, les votant en conseil d’administration, seuls garants d’un contrôle démocratique voulu par le législateur).

Ce faisant, ignorant et méprisant, in concreto, les dispositions prévues à l’endroit des actions d’intérêt général par le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P)17. Une éviction qui se parachève dans des formulations révélatrices au détour de règlements intérieurs18 et de rapports de contrôle de gestion centrés sur la rentabilité financière et non sociétale (la généralisation des débits de boissons sur le domaine public fluvial ne semble pas poser question de ce point de vue), où la poursuite des longs et laborieux chemins de l’intérêt général, qui plus est de la paix, n’a paradoxalement, de facto et in fine, plus droit de cité sur le domaine public même19 ! Comme si la République en tant que res publica s’interdisait désormais d’occuper le moindre autre espace que celui de ses grandes institu- tions représentatives ou régaliennes, considérant que seul le secteur marchand est légitime à se déployer dans l’espace public et social par les présupposées vertus d’une productivité maximalisée qu’exigent de lui, aveuglément, les dividendes dus à un actionnariat essen- tiellement pécuniaire. Une vision économique systémique dont les partisans pensent que l’unique alternative serait – à l’opposé symétriquement inversé, encore plus abusif par la toute-puissance étatique – un État planificateur, broyeur des individualités et de leur créa- tivité, tel que l’histoire et le monde actuel en donnent de nombreux exemples nourrissant cette crainte.

Sur cette dérive ultra-marchande, l’histoire récente de la création aux États-Unis d’Amé- rique du statut d’entreprise à bénéfice public20 (Public Benefit Corporation) est très éclai- rante : en dehors de ce statut, les actionnaires sont fondés à porter plainte avec succès si une démarche de responsabilité sociale et environnementale (RSE) diminue la rentabilité attendue des placements financiers. En 2018, la France connaît à son tour ce débat suite au rapport, L’entreprise, objet d’intérêt collectif21, remis par Nicole Notat et Jean-Dominique

Senard à quatre ministres du gouvernement, le 9 mars dernier, inspirant certaines disposi- tions du projet de loi du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) incluant des modifications du code civil « afin de renforcer la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux dans la stratégie et l’activité des entreprises22 ».

15. On pourra consulter des exemples d’appels à candidatures sur le site du Port autonome de Paris – GIE HAROPA (Havre-

Rouen-Paris) [www.haropaports.com/fr/appel-projet-activitesloisirs-septembre2016].

16. Cahier des charges – HAROPA-Ports de Paris : (www.haropaports.com/sites/haropa/files/actualite/documents/livre_iii_annexe.pdf).

17. Association mode d’emploi, « Occupation du domaine public : quelles obligations ? », novembre 2009.

18. Ainsi dans le règlement intérieur du conseil d’administration du Port autonome de Paris, le pouvoir de signature par la direc- tion générale de conventions d’occupation du domaine public à titre gratuit ou à moindre redevance pour des bateaux utilisés par des associations relevant de l’intérêt général et disposant d’agréments publics est limité de la façon suivante : « (…) sous réserve que ces conventions ne constituent pas un manque à gagner par ailleurs ».

19. Lors des questions diverses abordées en séance plénière du 16 juillet 2014, nous avons alerté le Conseil national de l’éduca- tion populaire et de la jeunesse (CNEPJ) sur ce problème de destination du domaine public dont la gestion strictement lucrative peut devenir contradictoire au regard des objectifs de politiques publiques d’intérêt général portées en partenariat avec le monde associatif (redevances prohibitives, obstruction et ostracisme).

20. cosnarD D., 2017, « Danone fer de lance des nouvelles sociétés à bénéfice public », Le Monde, 8 mai.

21. https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_ objet_interet_collectif.pdf

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II UN AUTRE RAPPORT AU TERRITOIRE QUI TRANSFORME

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