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Un espace de contestation et de résistance aux logiques dominantes…

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 120-124)

L’extrait de la charte présenté en introduction pose dès le départ l’intention des citoyens qui la composent de rompre avec les cadres institutionnels en revendiquant leur autonomie et le principe d’autogestion – des valeurs par ailleurs largement partagées par l’ensemble du mouvement Nuit debout. Toutes les commissions sont en effet traversées par cette volonté de se libérer des logiques dominantes (ultralibéralisme, logique sécuritaire, aveuglement par les

mass media, etc.) et de résister non seulement à la loi travail mais, surtout, à « son monde »,

dont nombre d’individus aspirant à plus de justice, d’équité et d’égalité ne veulent plus.

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III UN AUTRE RAPPORT À L’ORGANISATION DE L’ESPACE QUI ÉMANCIPE

La suite de cet article examine comment la commission Debout éducation populaire s’est construite à la fois comme un espace de compréhension mutuelle et de contestation des logiques dominantes, aussi bien dans sa forme, son fonctionnement et son organisation, que dans ce qui est produit au niveau individuel et collectif.

Une résistance qui s’exprime dans sa forme : « la zone du dehors »

La liberté des corps et de la pensée s’opère non seulement par le fait d’être dehors, mais aussi grâce à son cadre léger, éphémère, mobile, fabriqué de façon artisanale. Ce sont en effet de simples cordes tirées entre des arbres qui donnent corps à l’espace, parfois com- plétées par l’installation de bâches pour s’abriter en cas de pluie. Et le sol fait office d’assise pour ceux qui souhaitent s’asseoir. Les affiches et dessins accrochés aux cordes, présentant la commission, sa charte et ses valeurs complètent l’espace. Faits à la main, ces supports confèrent aux messages une humanité qui manque souvent aux affiches stylisées et repro- ductibles conçues pour produire de la participation citoyenne. Une installation qui permet pour les membres de la commission « d’être un peu chez soi », créant un espace à la fois public et intime.

La dimension artisanale, low tech (commune à la plupart des mouvements des places), réaffirme l’idée qu’il est possible de faire beaucoup avec peu. Une tendance que certains rattachent à la notion de wild tech, concept pour décrire « ces manières de fabriquer qui échappent à toute classification9 ».

L’espace de parole et de débat est ainsi délimité par des frontières symboliques et souples qui rendent visibles aux yeux de tous ce qui s’y fait. Elles le rendent accessible à tout individu passant sur la place, laissant au citoyen le choix de venir, de s’asseoir ou pas, d’intervenir ou pas (d’aider à installer, d’écouter, de parler, etc.). C’est donc un type de participation libre proposé ici, souple, à géométrie variable. Un dispositif dans lequel le hasard et l’imprévu jouent par conséquent un rôle essentiel, prenant ainsi le contre-pied des dispositifs de participation plus institutionnels et de la logique de contrôle et de peur sans cesse renforcée par l’État d’urgence qui régule et contraint de plus en plus l’investisse- ment de l’espace public. C’est l’instabilité inhérente au réel qui est reconnue, acceptant le fait que « le réel a quelque chose d’intrinsèquement chaotique » et allant à l’encontre du fait « que les humains ont besoin de [le] stabiliser en lui imposant […] une prévisibilité10 », prévisibilité que procure justement l’institution. Un hasard que la commission valorise en ce qu’il peut être source de bonnes surprises, de découvertes utiles, voire précieuses, qui amènent certains à décrire ce lieu comme « magique » :

« On rejoint le “hors cadre” dans la façon dont on s’organise physiquement : on renonce à contrôler les corps, on n’est pas obligé d’être assis, ou debout, on est tous à égalité. » (Bruno, membre de Debout éducation populaire.)

C’est donc, pour reprendre une notion et le titre d’un ouvrage11 très apprécié par la com- mission, « une zone du dehors » qui est créée, à la fois pour les corps et les esprits, offrant une échappatoire aux logiques dominantes pour imaginer un autre futur possible. Ce que Jacques Rancière décrit également quand il écrit qu’« une place occupée dans une métro- pole, une ZAD, ce sont des oasis [… ] : des espaces de liberté ”au milieu” du désert, à ceci près que le “désert” n’est pas le vide mais le trop-plein du consensus12 ».

9. « Low tech ? Wild tech ! », 2017, Techniques & Culture, no 67.

10. comitéinVisible, 2017, Maintenant, La fabrique éditions, Paris, p. 67.

11.Damasio A., 2015, La Zone du Dehors, Folio SF, Paris.

DEBOUT ÉDUCATION POPULAIRE : LA CIRCULATION DE LA PAROLE ET LE PARTAGE DES SAVOIRS DANS L’ESPACE PUBLIC

Place de la République, à Paris, une agora mobile pour Debout éducation populaire.

©

Camille Arnodin

Une contestation qui se traduit également dans son fonctionnement et son organisation

La contestation des logiques dominantes passe d’abord par l’indépendance vis-à-vis de celles-ci. Une des revendications clés de la commission est la volonté de ne dépendre de personne d’autre que soi (y compris du mouvement Nuit debout). Une manière de rompre avec cet état de dépendance et de paralysie dont beaucoup souffrent aujourd’hui. Toutefois, l’objectif est de compter sur soi sans être individualiste : le fonctionnement ici est davantage d’ordre coopératif, basé sur l’entraide et l’égalité. Comme le souligne un des membres de la commission, un fonctionnaire qui critique le système très hiérarchisé dans lequel il tra- vaille : « Ici, pas de chef, pas de leader. »

Cette indépendance recouvre plusieurs aspects. L’autonomie matérielle : une installation sobre, montée de façon autonome et collective, et nomade, transportée à chaque fois par l’équipe sur les lieux où la commission souhaite intervenir (place de la République, sou- vent, mais aussi Stalingrad, Beaubourg, etc.). Le travail manuel, physique, opéré collective- ment avant chaque discussion joue un rôle essentiel pour tous ceux qui l’ont pratiqué. À la fois fierté de transporter, de monter cette agora mobile, de façon indépendante, ensemble, et plaisir de faire avec ses mains :

« On sort les cordes du sac, on se déplace pour les installer, quelqu’un me prend la corde pour l’attacher, c’est comme une sorte de chorégraphie. C’est superbeau, et on a une forme de fierté. » (Adèle, membre de Debout éducation populaire.)

L’autonomie matérielle est complétée par une autonomie financière : une organisation non monétarisée, gérée de façon complètement bénévole, désintéressée, garantissant l’indé- pendance de ses membres et la liberté de leurs actions. On sort ainsi de la dictature de la rentabilité, de l’efficacité et du règne de l’utilité qui domine de plus en plus de secteurs, y compris le monde associatif.

Une autonomie matérielle que complète aussi l’indépendance intellectuelle vis-à-vis des discours dominants, « officiels » des experts. En mettant en place un espace de discussion ouvert à tout type d’intervention, de témoignage, où priment la liberté de penser et l’égalité entre les types de savoirs. Mais aussi en prônant l’anonymat au niveau des intervenants venus partager leur savoir qui ne sont présentés que par leur prénom et pas au nom d’une profession ou d’une compétence particulière. Le fait d’effacer le « statut » résulte également

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de la volonté d’instaurer plus d’horizontalité dans les rapports humains (pour s’opposer ainsi à la verticalité présente dans la plupart des institutions) et une relation d’égalité entre les discours produits. Dans le contexte actuel, où chaque être connecté peut être traçable, promouvoir l’anonymat peut être perçu comme un acte de résistance, comme le souligne si bien Alain Damasio qui affirme « [qu’] il y a une liberté dans l’anonymat » et estime « [qu’] il faut “opacifier”, retrouver une sorte de blind spot, de zone autonome temporaire, qu’on arrive à se forger et dans laquelle on peut se loger », permettant ainsi « d’être dans cette posi- tion magnifique qui est celle de go-between, d’être “entre”. D’être logé entre les différents régimes de pouvoir et de dilater ces interstices pour créer – et se créer – des possibilités de vie et des modes de vie qui soient beaux13. »

Dernier aspect clé de l’organisation, la relation bienveillante entre ses membres, d’une part, mais aussi entre eux et les personnes présentes au sein de l’espace construit, d’autre part, permet d’instaurer une relation de confiance mutuelle, indispensable condition pour permettre à la pensée d’être « lâchée » et partagée, à la parole de circuler. Comme l’affirme une des affiches de la commission : « Veillons les uns sur les autres. »

Une résistance qui se traduit enfin dans ce qui est produit au niveau individuel et collectif

« Ce qui était fascinant, c’était de retrouver en plein centre-ville la désinhibition qu’on a dans les squats ou en soirées, on retire le masque, on parle d’humain à humain. » (Antoine, membre de Debout éducation populaire)

Cette parole d’un des membres de la commission souligne ce qui s’opère au sein de cet espace éphémère chez les individus, grâce à toutes les dispositions présentées en amont : baisser les masques, montrer son vrai visage. Une forme d’honnêteté intellectuelle qui fait fréquemment défaut dans les débats publics auxquels on assiste, dominés de plus en plus par une langue de bois dans laquelle plus personne ne croit et qui a pour effet d’éloigner du politique un nombre croissant de citoyens. Beaucoup estiment que se libérer des carcans sociaux, parler en toute sincérité, être écouté, fait du bien, soulignant la dimension poten- tiellement thérapeutique de ce dispositif pour ceux qui y participent.

Un second phénomène fréquemment évoqué par les personnes interrogées est la confronta- tion à la pensée de l’autre et l’intérêt de découvrir des points de vue différents qui amènent la pensée à évoluer, pas forcément dans le sens que l’on soupçonnait. L’accès au vécu d’autrui, le partage d’expérience, modifie le regard, favorise le pas de côté et permet le décentrement, facilitant ainsi l’émergence d’une pensée complexe en rupture avec la pen- sée unique et l’approche purement idéologique. L’individu ne se pose plus ici comme un sujet roi isolé, mais comme un être en relation, en lien avec d’autres. Confirmant ce que le Comité invisible14 affirme, à savoir que « nous ne sommes pas de belles complétudes égo- tiques, des Moi bien unifiés » et que « les liens entre les êtres ne s’établissent pas d’entité à entité. Tout lien va de fragment d’être à fragment d’être, de fragment d’être à fragment du monde, de fragment du monde à fragment du monde15 ».

Au-delà de ce qui s’opère au sein de l’espace de la commission, la participation active à Debout éducation populaire a eu fréquemment des répercussions positives dans la vie de ses membres. Ils évoquent souvent une mise (ou remise) en mouvement. Que ça soit pour

13. Interview d’Alain Damasio, 2017, Papiers, La revue de France Culture, no 21, p. 135. En référence à son projet de livre, Les

furtifs, à paraître début 2018.

14. Collectif auteur de différents ouvrages ayant écrit ici un texte en référence avec l’expérience vécue au sein du cortège de tête (lors des manifestations contre la loi travail au printemps 2016).

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aller dehors, à la rencontre des gens, ou pour s’engager plus activement dans la lutte contre un monde avec lequel ils étaient en désaccord, ou encore pour mener une vie au quotidien plus en phase avec leurs valeurs. Mais c’est aussi le sentiment d’avoir trouvé une place au sein d’un espace où ils se sentent en accord avec eux-mêmes, avec leurs valeurs qui sont celles que la commission tente de faire vivre chaque semaine depuis le printemps 2016. Comme l’affirme Clarisse, une ancienne membre de la commission : « On participait à un projet de société. »

La fabrique d’un tiers-espace dédié à la culture du commun

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 120-124)