• Aucun résultat trouvé

S’armer contre la force de l’institué

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 44-46)

Le travail, son organisation, ses valeurs et les représentations que l’on s’en fait nous appa- raissent comme indépassables, allant de soi et évidents. Or si la force de l’existant semble aussi incontournable et l’ordre établi aussi persistant, c’est que l’imaginaire social du travail est enraciné dans nos esprits, eux-mêmes produits d’une époque tournée en totalité vers une économie qui ne laisse plus de prise à sa transformation et à sa destitution.

Ainsi pour fissurer le bloc du travail, il a fallu s’organiser simultanément sur plusieurs fronts. Déconstruire d’un côté pour construire de l’autre, ne pas refuser la séparation entre théo- rie et pratique, puis agréger des forces issues d’histoires et d’individualités multiples (les conventions sociales usuelles les nommeraient ainsi : chômeurs, salariés, syndicalistes, artistes, associatifs, industriels, fonctionnaires, marginaux, retraités, etc.).

Le temps du Cycle travail sert en premier lieu à douter de la culture économiste ou capita- liste que l’on a intériorisée. Pour ce faire, nous multiplions les modalités de nos rencontres, comme l’échange de comptes rendus de lectures et d’expériences vécues. Douter d’une culture est une manière d’en construire une autre issue de la mise en discussion des savoirs et du vécu. Échafauder des plans de compréhension partagés, exister dans l’interaction, articuler les singularités sans les lisser revient à fomenter un mode d’être et d’agir qui nous sera bien utile pour ce que l’on souhaite transformer, pour nos désertions et nos expé- riences de construction à venir :

« C’est l’idée de créer quelque chose et d’avancer en réfléchissant, voir autrement le travail ou l’activité, créer une pensée commune qui puisse se rejoindre et faire lien entre nous tous. Mais, pour ça, il faut une compréhension commune, une culture, pour pouvoir passer à l’ac- tion. » (Annick, Cycle travail, n° 4.)

Le Cycle travail est là pour tisser ce lien autour d’un problème commun, afin de consti- tuer ensemble les outils pour mieux le résoudre. Sur nos lieux de travail, avec nos collè- gues ou notre hiérarchie, dans nos associations dites humanistes et censées avoir réglé le problème de l’aliénation, dans nos « actes militants », jusque dans nos perceptions, nous avons besoin de matière et de leviers pour faire vaciller ce monstre total qu’est le travail. Ainsi, pendant le « cycle », nous mettons dans un pot commun nos histoires et nos vécus, nos lectures et nos théories, comme autant de nuances des dialectiques aliénation versus émancipation, enfermement et ouverture, replis et déploiement, etc. Car, mêmes dans les organisations les plus douces, rampent des formes d’exploitation insupportables que nous apprenons ensemble à débusquer, notamment le management participatif et l’appel des employeurs à la créativité et à la réalisation de soi de leurs employés.

« C’est un but qu’on pourrait se donner, créer des outils dont chacun pourrait se servir, que tout le monde pourrait saisir et qui permettraient d’aller dans l’entreprise, au-devant des col- lègues, pour avoir les mots, pour leur parler. Trouver des moyens, des outils, pour trouver le trait d’union entre le quotidien qui broie les gens et des avenirs possibles. » (Guillaume, Cycle travail, n°4.)

« Ce qu’il se passe déjà dans cet espace, c’est-à-dire que les gens s’écoutent, qu’on puisse sortir de nos coquilles, c’est ça qui est intéressant, ça agit sur le présent, sur des représentations qu’on peut avoir les uns les autres, c’est un sacré point de départ. » (Didier, Cycle travail, n° 4.)

Désertions, mutineries et recherches

Une fois sur le chemin de la déconstruction des mythes travaillistes et économistes qui nous animent plus que l’on ne le souhaiterait, le Cycle travail a pour mission de ne pas laisser le travail réel tranquille. Avant de penser en termes de voies de transformation – car

42

I UN AUTRE RAPPORT AU TRAVAIL QUI NOUS TRAVAILLE

l’injonction de notre temps au pragmatisme est à la fois une forme d’exploitation et de divertissement –, nous avons fait le choix de plonger dans nos parcours pour savoir ce qui nous construisait, et donc ce qu’il nous restait à accomplir ensuite. Plusieurs réactions face à la violence du travail tel qu’il est se racontent entre les participants du « cycle ». La déser-

tion fait partie de ce panel pour se sauver du travail en tant qu’acte salutaire qui signifie à

l’ensemble des chefs et des soldats que nous ne souhaitons plus contribuer à leurs guerres. « Deuxième matin dans l’autre entreprise, je me suis écrasé le doigt dans une presse. Le chef d’atelier m’a dit “je t’avais dit de faire attention” et il a remis son casque et recommencé à bosser. J’ai eu un certificat médical, mais on m’a accusé d’avoir fraudé. Je devais remplacer les frais de sécu. J’ai dû écrire au tribunal des affaires sociales. J’avais des faux témoignages contre moi. J’ai été sommé de payer. Mais j’ai refusé. J’étais en colère, donc je n’ai pas remboursé. Le lendemain après l’accident, je suis allé bosser quand même. Même blessé. J’étais en souf- france car je n’avais pas le temps et l’énergie pour faire de la musique. Soit je renonçais, et je me mettais de côté en oubliant tous mes désirs, soit j’en partais. Et même en trouvant de meil- leures conditions de travail, j’avais peur de perdre dans tous les cas le sens de mon activité, le sens de ma vie. Et donc j’ai décidé qu’il fallait que j’arrête le travail jusqu’à ce que mort s’ensuive. » (Naïm, Cycle travail, no 5.)

Si ce n’est pas de la désertion que le travail provoque, c’est de la mutinerie. Il est aisé de com- prendre qu’un métier ou qu’une activité puisse avoir du sens pour quelqu’un, et donc que la désertion n’est pas envisageable. Mais face à la souffrance que l’organisation génère, il reste la solution de la mutinerie, du moins son principe, c’est-à-dire une action collective qui vise à remettre en question le cadre dans lequel l’activité est contrainte et rendue insupportable.

« Le boulot du syndicaliste est d’accompagner à faire en sorte que le travail fasse sens et de défendre ce sens collectivement. Cette unité des salariés se fait souvent autour des conditions de travail plus que sur la question de la rémunération. Quand le patron vient rajouter une dégradation supplémentaire aux conditions de travail, la goutte d’eau fait déborder le vase. C’est superintéressant quand les salariés décident de se réunir et de se questionner sur le sens de l’activité. » (Sylvain, Cycle travail, n°5.)

Chacun tâtonne à son niveau, dans des degrés de désertion, de mutinerie et de « faire avec » assez variables. La posture la plus commune est peut-être celle qui est en recherche. Une posture interrogative et distante face aux situations rencontrées qui se répètent, face aux théories avancées qui ne suffisent jamais à recouvrir le vécu, face aux solutions toutes faites qui, devant l’ampleur de la vie, montrent trop vite leur étroitesse au regard des croyances intériorisées avec l’habitude…

« Sortir de l’emploi reste quelque chose de difficile. Je suis confrontée à la peur de perdre ce que j’ai réussi à obtenir (autonomie et indépendance) et de me retrouver face à quelque chose que je ne connais pas. C’est très déstabilisant de voir le poids que peut avoir l’emploi. Si j’ai quitté l’emploi, ce n’est pas pour arrêter de travailler. Je travaillerai à ce qui me paraît juste et utile pour moi, comme pour les autres. Je souhaite juste avoir le droit de décider pourquoi je travaille, pour qui et comment. Du coup, je ne sais ce que j’attends vraiment de l’emploi, je sais juste que là je n’en veux pas. » (Textes anonymes, Cycle travail écriture.)

« En tant que femme, même si j’ai pensé l’oppression et lutté contre, je suis programmée pour faire pour les autres. Mes activités se sont beaucoup organisées autour des besoins des autres, bien que je n’aie pas fait d’enfant, volontairement. Je souhaite profiter de la fin de l’emploi qui correspond à ma “retraite” pour rester en activité parmi les autres, mais en partant plus de mes désirs profonds. C’est un effort à faire aujourd’hui pour moi, un “travail”, en quelque sorte. Cette difficulté à réconcilier vie collective et ce que je pense être “moi” est grande. » (Textes anonymes, Cycle travail écriture.)

DÉNOUER LE TRAVAIL. L’EXPÉRIENCE DU CYCLE TRAVAIL COMME RECHERCHE ET AUTOFORMATION COLLECTIVE

Les hypothèses du dénouement : de l’autoformation

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 44-46)