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Les hypothèses du dénouement : de l’autoformation à la construction commune

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 46-50)

Nous faisons l’hypothèse que la fissuration du bloc du travail agissant en nous et devant nous passera par une articulation fine et plurielle entre l’autoformation (des individus et du groupe, par la recherche collective) et la construction d’un objet commun incarnant, selon les acceptions des uns et des autres, le « travail autrement » ou la fin du travail, le travail désaliéné ou la libération de l’activité, la production de valeur économique réappropriée ou la sortie de l’économie.

Entre l’autoformation et la construction commune, il y a toute une nuance d’espaces que nous avons dû expliciter chemin faisant.

Au fur et à mesure de nos rencontres (huit jusqu’alors, depuis novembre 2016), l’espace du Cycle travail a pris plusieurs formes, à la fois distinctes et complémentaires.

Recherches et transmissions

D’abord le « cycle » s’est constitué autour de transmissions de recherches et de lectures sur la valeur du travail, l’histoire de l’économie et des formes de management, sur les théo- ries d’auteurs comme Alain Supiot, Bernard Friot, Dominique Méda, Yves Clot, Jacques Fradin ou le Comité invisible… Cette transmission n’est pas descendante, dans la mesure où les textes et concepts analysés servent de prétexte à la discussion et à la confrontation des ressentis, des versions de l’histoire, des perceptions de chacun. L’enjeu de ce temps de transmission est d’éviter la forme du cours, tout en étant rigoureux sur la qualité de la recherche en amont qui permet d’apporter les matériaux au collectif. Aussi croît le désir d’utiliser, voire de détourner, les concepts et théories pour en faire des objets constructibles et « expérimentables » à notre échelle. C’est le cas des propositions de « salaire à vie » de Bernard Friot. Nous nous formons à son analyse critique du capitalisme et de l’histoire de la Sécurité sociale, tout en reprenant à notre compte ce qui nous paraît constructible dans la solution déjà trop écrite du salaire à vie.

À ce niveau-là, nous nous autoformons à une forme d’athéisme économique. Car, comme le dit Bernard Friot, nous ne sommes pas dans une civilisation laïque, dans la mesure où toutes nos vies sont réglées selon les dogmes, les croyances et les mythes capitalistes. Nous avons, pour le coup, beaucoup de « travail » – avec ce que le vocable contient de pénible et d’usant –, pour désamorcer la mythologie économiste qui circule librement dans nos esprits sans que l’on sache lui opposer une autre rationalité, une autre histoire, un autre récit, une autre manière d’être ici, une autre présence.

Enfin, cet espace de recherche collective pourrait dériver au gré des lectures, sans pour autant s’autodéterminer en tant que chercheur collectif, et en rester au stade de lecteur. Nous avons donc ouvert un temps de questionnement sur « ce qu’on est en train de faire et ce qui se joue dans le “cycle” ». Une manière d’organiser une commande réflexive sur le processus. Interroger l’espace avec les membres en présence est une façon de se doter des moyens de l’auto-analyse.

Récits d’expériences

Ensuite, comme pour ne pas partir de zéro en termes d’expérimentation, nous avons choisi plusieurs expériences sur le territoire qui tentent de travailler autrement (ou de sortir du tra- vail) ou qui mettent en place des formes de mutinerie dans leur organisation. Ces récits d’ex- périences sont en général contradictoires, ou mis en balance, car jamais seuls. Par exemple,

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I UN AUTRE RAPPORT AU TRAVAIL QUI NOUS TRAVAILLE

un rappeur déserteur du travail présentera son expérience assumée du chômage à la suite de syndicalistes CGTistes qui, eux, tiennent au travail et proposent une défense collective. Tout l’enjeu de ce deuxième temps est de s’autoriser à penser que c’est possible. Possible de s’organiser, de gagner des batailles, de sortir du travail ou de travailler autrement et col- lectivement face à la hiérarchie. Et, une fois le possible ouvert et devant nous, profiter de l’expérience de ces tentatives pour en cerner les limites, les problématiques, les erreurs à ne pas reproduire… Puis, aller plus loin encore en analysant ce qui persiste d’exploitation et d’aliénation dans les expériences les plus alternatives. Une manière de traquer le bloc du travail dans ses derniers retranchements afin de s’assurer de sa fissuration finale.

C’est aussi un moyen de fonctionner en bonne entente entre les initiatives à l’échelle de notre territoire. Plutôt que de se faire concurrence, partons du principe que cette localité est notre espace commun. Sur cette terre, notre convergence peut arracher en partie une bonne part d’autonomie des mains de la détermination économique et aménageuse qui court dans les politiques publiques locales et dans l’implantation d’entreprises dont on ne saurait que faire.

Écriture collective

Nous avons fait le choix, au bout de cinq séances, de passer à l’écrit. D’abord parce que le passage à l’écrit est individuellement un moyen de clarifier ses idées, sa posture, de faire le point sur sa propre expérience afin de la rendre intelligible pour les autres. C’est donc une étape indispensable au parcours d’autoformation. C’est aussi une manière de s’écrire, c’est- à-dire de reprendre la maîtrise des récits qui parlent de nous depuis le haut (représentations sociales catégorielles sur la jeunesse, les chômeurs, les pauvres, etc.).

L’écrit est un outil imparable pour amener un groupe à se connaître, à être conscient de sa consistance et de son potentiel. La lecture des textes des uns et des autres agit à la manière d’un liant, car elle permet à chacun de mieux cerner d’où l’autre parle. Étant donné que chaque perception est située et circonstanciée, l’écrit vient dessiner l’arrière-plan essentiel pour comprendre la parole qui perce au premier plan.

Dans l’objectif de se saisir de l’analyse du processus qui se joue dans le Cycle travail, l’écrit est assez inévitable en tant que révélateur et indicateur de là où on en est. Publier de manière concomitante l’avancée de la réflexion et des propositions permet à chacun d’adopter un regard critique sur le processus à l’œuvre depuis le lancement des opérations. Enfin, l’écrit a cette vertu de connexion avec des personnes extérieures à la démarche. À la fois pour que le collectif puisse avoir un visage public et à la fois pour attirer vers lui de nouvelles forces qui, sans la publication et une existence visible dans le temps sur la Toile, seraient passées à côté du processus.

Organisation

S’autoformer, lire, écrire, réciter les expériences est déjà une forme de passage à l’acte. Mais le groupe a émis le souhait d’aller plus loin dans la construction commune. En l’occur- rence, parallèlement aux autres temps, nous avons commencé à nous organiser autour d’un plan commun, mêlant caisse de solidarité, économie et production commune, salaires à vie. L’achat de foncier a également été avancé. C’est une forme d’économie populaire auto- gérée qui est ici en gestation et qui prendrait le rôle d’un contre-espace public, puisqu’il assurerait une sorte de mission d’intérêt collectif, selon ses propres modalités décision- nelles, organisationnelles, opérationnelles… issues des travaux de recherche en cours – tout en s’articulant avec l’existant et le satisfaisant (s’il en reste) du service public actuel.

DÉNOUER LE TRAVAIL. L’EXPÉRIENCE DU CYCLE TRAVAIL COMME RECHERCHE ET AUTOFORMATION COLLECTIVE

« Moi, j’ai bien envie d’essayer, je sais pas quelle forme ça va prendre, j’ai envie de quelque chose de concret, sur une forme salaire à vie. C’est pas se mettre à l’écart, c’est essayer de faire quelque chose. J’ai pas envie d’attendre que ça arrive, je veux faire en sorte que ça arrive. » (Angèle, Cycle travail, n° 7.)

« Ce qui m’intéresse, c’est articuler des choses différentes et de les continuer. Ça peut per- mettre du bricolage et, grâce aux témoignages puis à la théorie, ça rebondit et ça fait sens. Oui, il faut s’organiser et passer à l’acte mais, en même temps, il faut garder les récits d’expériences et les articuler avec l’action. Et, pour tenter une initiative, je suis tout à faire favorable. C’est mieux si ça prend largement, mais si c’est pas très large, on ne risque pas grand-chose à part l’échec de la tentative. Mais c’est le principe de la tentative, ça peut échouer, ça n’empêche pas de tenter. Et, pour que ça s’élargisse, il faut en faire le pari. » (Manée, Cycle travail, n° 7.) « J’aimerais bien revenir sur les bases arrière. En tant que syndicaliste, j’essaye de motiver les gens pour être dans la lutte. Bon, on se plante souvent… Ça me questionne, pourquoi les gens ne partent pas en lutte alors qu’ils sont en larmes au travail et qu’ils sont harcelés. Pourquoi ces personnes ne vont pas faire grève, comment sortir de cette vampirisation capitaliste ? En essayant d’assouvir les besoins vitaux hors du capitalisme, grâce à cette base arrière, c’est-à- dire se nourrir, se loger, se chauffer, juste déjà ça… Si ce besoin vital est assouvi par ailleurs, ça desserre les tenailles, ça permet de mieux lutter. » (Guillaume, Cycle travail, n° 7.) « Je suis à la retraite, donc en salaire à vie pour faire quelque chose dans la société. Je suis déjà payé. Je peux offrir ma force de travail, mon boulot. Je voudrais partager ça avec d’autres personnes qui sont peut-être dans d’autres formes de salaire à vie. À partir de là, sur ces bases- là, essayer de construire quelque chose. » (Pierre, Cycle travail, n° 7.)

Dans l’articulation de la recherche, du récit, de l’écriture et de l’auto-organisation, nous nous attaquons au nœud qui fait du travail la voie unique et en souffrance de la réalisation de l’individu. Les limites à notre démarche sont évidemment nombreuses. La déconstruc- tion de la mythologie économiste et travailliste prend du temps, les désaccords sont nom- breux, nous nous voyons environ une fois par mois, alors que l’économie, elle, tourne à plein régime sans discontinuer… Mais notre objectif ne s’applique pas à l’échelle massive comme le suggère l’imaginaire révolutionnaire courant. Il s’agit plutôt de ne pas perdre sa vie à la gagner, et d’éprouver de nouvelles formes de recherche et d’action sans plus attendre. Le dénouement est proche.

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