• Aucun résultat trouvé

Les récupérateurs-vendeurs, une situation complexe à appréhender

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 50-54)

Les biffins, parmi lesquels on compte de nombreux immigrés et personnes marginalisées, sont confrontés à de nombreuses difficultés : le manque de marchés susceptibles de leur laisser une place pour vendre leurs biens ; la répression violente et fréquente dans le cas des ventes en dehors de ces espaces définis, qui amène souvent à la confiscation, voire à la destruction, des biens ; la non-reconnaissance de leur activité de réemploi ; leur statut infor- mel qui les place systématiquement dans une situation d’illégalité face à la vente ; enfin, la pauvreté et la précarité de leur activité, qui n’ouvre aucun droit et ne permet aucune visibi- lité sur le long terme à celui ou celle qui la pratique. À cela s’ajoutent aussi des problèmes d’intégration sociale et de communication liés à la langue.

Les chiffonniers d’antan bénéficiaient d’un imaginaire fort dans la société française, grâce à leur organisation et à une abondante production littéraire et picturale jusqu’au début du

48

I UN AUTRE RAPPORT AU TRAVAIL QUI NOUS TRAVAILLE

xxe siècle2. Cet imaginaire collectif n’était généralement pas très positif, associé à la nuit, à la misère, à la saleté, etc. Mais cela participait d’un récit collectif au cœur de la cité. Ce n’est plus présent pour les récupérateurs-vendeurs d’aujourd’hui, bien que leurs gestes héritent de cette tradition. « Invisibilisés », ils ne sont pas compris comme agents de fonc- tionnement, encore moins de modernisation, de la société. Les récupérateurs-vendeurs de rue d’aujourd’hui ne sont plus considérés comme un corps de métier classique organisé et hiérarchisé en fonction d’une répartition du travail au sein de la société. Pourtant, nous sommes bien en face d’un « métier » (savoir-faire, organisation sociale, relations écono- miques), celui de « récupérateurs des déchets », mais cette activité généralement sans statut est soumise à des conditions d’une très grande précarité et invisibilité.

Par conséquent, il est particulièrement compliqué de constituer un corpus commun de connaissances et d’actions autour de cette question. Comme nous le verrons, la résur- gence de luttes au milieu des années 2000 a permis, à travers la réappropriation du terme « biffin », de réintroduire un débat quant à la présence dans l’espace public de ce métier ancestral expulsé des préoccupations politiques. Cependant, en l’absence de récits fédé- rateurs portés par les principaux intéressés, ceux-ci sont nommés, voire discriminés, selon des points de vue socioprofessionnels plus ou moins en contradiction ou en tension en raison de leur appartenance à des logiques sociohistoriques, sectorielles ou disciplinaires séparées.

Le premier point de vue est le point de vue sécuritaire et hygiéniste, qui considère cette activité non formalisée comme sauvage et nuisible à l’ordre public. Cet argumentaire s’ap- puie sur un amalgame classique entre saleté et insécurité3. Il justifie les politiques de répres- sion qui prévalent généralement à Paris et dans sa banlieue, dès que se manifeste l’intention d’exposer et de vendre des objets sur la place publique. Le terme d’économie souterraine est employé dans une confusion avec ce qui serait une économie mafieuse, sous-entendant

2.compagnon A., 2017, Les chiffonniers de Paris, Gallimard, Paris.

3. Vigarello G., 1985, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, Paris.

Biffins, porte Didot, Paris, 2017.

RECHERCHE-ACTION AVEC LES RÉCUPÉRATEURS-VENDEURS DE RUE

que cette activité est avant tout de nature illicite, sinon délinquante. On parlera de « mar- ché illégal », « sauvage », ou encore de « marché aux voleurs ». Cette politique s’inscrit dans une logique technicienne qui a prévalu avec l’instauration par le préfet Poubelle, à la fin du xixe siècle, de conteneurs fermés de collecte des déchets. La mécanisation progres- sive de la collecte a, quant à elle, conduit à l’exclusion des chiffonniers hors des murs de Paris, sans pour autant résoudre le problème du tri.

Un autre point de vue, généralement partagé par les structures d’insertion sociale, est de considérer avant tout cette activité comme émanant d’une population pauvre. Ce qui est une réalité sociologique indéniable, puisque les récupérateurs-vendeurs cherchent avant tout à trouver dans la « biffe » un complément de ressources leur assurant une subsistance ; pour certains, c’est même leur principale ressource. On parlera alors de « marché aux pauvres » ou de « marché de la misère ». Cependant, cette approche tend à déplacer cette activité de l’économie à la seule survie. Or si l’entrée dans le circuit de la récupération est souvent liée à une rupture sociale ou économique, les parcours sont variés. Pour certains, ce n’est pas simplement un passage, cela devient un capital social et culturel. N’y voir que des problèmes à résoudre ou des personnes à insérer dans un accompagnement individuel mène souvent à un échec, notamment parce que les récupérateurs-vendeurs n’entrent pas dans un profil d’insertion sociale normative ; parfois, ils souhaitent expressément rester en dehors de ce système socio-économique qui les a exclus. Les associations qui occupent ce créneau se trouvent aujourd’hui en difficulté. C’est le cas du Carré des biffins de la porte Montmartre, marché d’une centaine de places pour les récupérateurs-vendeurs géré par l’association Aurore qui a obtenu une convention avec la mairie du XVIIIe arrondissement en contrepartie d’un accompagnement à l’insertion4.

Le point de vue ouvriériste et syndicaliste considère, de son côté, que cette activité est d’abord un travail, même s’il demeure non reconnu ou sans statut. Ici, les récupérateurs- vendeurs ne sont pas des « pauvres à insérer », mais des sous-prolétaires à intégrer dans le circuit du travail, une main-d’œuvre qu’il s’agit d’organiser pour qu’elle passe de l’informel au formel, acquière un statut, notamment à travers la création de coopératives. Ce point de vue a l’intérêt de poser la nécessité des luttes sociales et de la reconnaissance des compétences. Des luttes se sont ainsi formées au milieu des années 2000 sur quelques points névralgiques de la récupération-revente, notamment à la porte Montmartre dans le XVIIIe arrondissement où les récupérateurs-vendeurs se sont approprié le terme « biffin » comme porte-drapeau de leurs revendications. Ce terme reste d’ailleurs circonscrit à cette mobilisation très parisienne qui ne recoupe pas l’ensemble de la population des récupé- rateurs-vendeurs de la région Île-de-France. Elle a permis cependant l’émergence d’asso- ciations de solidarité comme Sauve-Qui-Peut et Amelior. Mais, comme pour l’insertion sociale, l’approche militante ouvriériste n’interroge pas le modèle économique dominant. L’approche socio-anthropologique va s’intéresser aux ressources culturelles comme capital principal à la disposition des récupérateurs-vendeurs. Autrement dit, le capital social et culturel est la richesse des gens sans capital économique. De fait, cette activité appartient à une culture du geste historique, celui du tri, de la récupération-revente, de la négociation dans l’espace public, mais également de la capacité à « faire réseau », à organiser l’espace social. Cette approche a le mérite de considérer la dimension communautaire comme un processus de structuration d’un groupe social difficilement pris en compte en France. À titre d’exemple, la cellule familiale constitue, chez les Roms, un noyau de résistance face aux agressions extérieures telles que les expulsions régulières de leurs habitations. C’est

4. grimalDi Y., chouatra P., 2014, « De seconde main. », Vendeurs de rue et travailleurs sociaux face à face dans la crise,

50

I UN AUTRE RAPPORT AU TRAVAIL QUI NOUS TRAVAILLE

dans cette démarche, qui consiste à considérer l’environnement comme ressource et mode d’apprentissage, que l’association Intermède, située dans la banlieue sud de Paris, travaille auprès des Roms, dont un grand nombre sont récupérateurs-vendeurs. Si cette approche socio-anthropologique reconnaît des communautés au sein des récupérateurs-vendeurs, elle ne permet pas la formation de minorités actives à travers les luttes sociales et politiques. L’approche écologique va surtout s’attarder sur la question du tri des déchets et de l’uti- lité sociale de cette activité, mettant en exergue l’inefficacité du tri où les objets partent à la déchetterie puis à l’incinérateur. Elle s’inscrit dans une conception globale des cir- cuits courts économiques et de l’importance de l’empreinte écologique. Le paradoxe, c’est que les récupérateurs-vendeurs sont bien souvent exclus de ce débat d’une écologie poli- tique que se sont approprié d’autres acteurs de la ville, sans se référer ou s’appuyer sur les couches sociales les plus défavorisées. Ainsi, Paris a vu naître un certain nombre de ressour- ceries ou recycleries qui se sont initialement adossées aux activités et aux luttes des récu- pérateurs-vendeurs (ou à d’autres luttes comme celles des squats), mais qui ne touchent pas toujours les plus démunis. Cela dépend du modèle économique de la ressourcerie, des tarifs pratiqués, de son ouverture sur le quartier, de l’intégration des habitants dans son mode de fonctionnement, etc.

Si ces activités de réemploi des objets peuvent également permettre l’emploi de certaines personnes, cela reste très limité quantitativement et ne s’inscrit dans aucun mouvement social. Il n’en demeure pas moins que ce sont des lieux de création de lien social, tout comme les marchés biffins. L’intérêt de cette approche est de rappeler la dimension terri- toriale qui se construit à travers une maîtrise d’usage susceptible de répondre aux besoins de ses habitants.

« Rues marchandes », un processus de recherche-action

Toutes ces approches possèdent leurs qualités, mais aussi leurs limites. L’intérêt d’avoir créé le collectif Rues marchandes est d’essayer de les croiser en mettant en commun les com- pétences professionnelles, les parcours d’expérience, les cultures des uns et des autres sur une base situationnelle, interactionniste et écosystémique5. Nous pouvons dire autrement que notre approche est convoquée avant tout par les situations que provoquent les récupé- rateurs-vendeurs et qui amènent les différents acteurs à se poser la question de faire un pas de côté pour concevoir autrement leur implication socioprofessionnelle.

Le programme développé ne peut donc être lié à une commande institutionnelle norma- tive, mais s’élabore à travers un automissionnement des personnes concernées. C’est le principe du laboratoire social, qui se base sur des situations pour accompagner des expé- rimentations portées par des acteurs en recherche. C’est ainsi que le collectif a été amené à soutenir la revendication des récupérateurs-vendeurs dans leur droit d’ouvrir des espaces marchands.

Le fonctionnement du collectif s’inscrit dans une logique non marchande, open source, où nous décidons des biens communs à gérer ensemble. Nous avons mis en ligne une plate- forme ressources, où il est possible de télécharger des documents et où sont exposées les différentes productions de connaissance issues des rencontres, des ateliers, des séminaires, des études6. C’est ainsi que nous avons pensé la mise en place d’une cartographie repré- sentant autrement les couches d’expérience et de mobilité des récupérateurs-vendeurs. De

5. Sur l’approche en laboratoire social, consulter : www.recherche-action.fr.

6. Bazin H., Rullac S., 2012, Étude qualitative portant sur les conditions de vie des biffins en Île-de-France, association Aurore/

RECHERCHE-ACTION AVEC LES RÉCUPÉRATEURS-VENDEURS DE RUE

même, a été amorcée une étude d’impact de la récupération des déchets pour mesurer l’intérêt de cette activité sur le plan écologique.

Nous travaillons donc dans une logique transdisciplinaire inscrite dans une charte collabo- rative à laquelle l’adhésion est la seule condition d’admission. Le collectif Rues marchandes regroupe ainsi des chercheurs en sciences sociales, des associations qui ont pour rôle d’organiser des marchés et de soutenir les récupérateurs-vendeurs dans leurs démarches, des récupérateurs-vendeurs eux-mêmes, des professionnels ou des particuliers souhaitant s’impliquer dans la reconnaissance de ce métier ou encore d’autres collectifs se focalisant sur les questions d’appropriation de l’espace, sur la gestion des déchets, etc.

C’est donc un espace d’accueil inconditionnel. Ce qui n’empêche pas de porter une exi- gence dans la mesure où chacun est invité à éclaircir sa propre position en tant que per- sonne et son implication socioprofessionnelle.

Cette praxis7 propre à la recherche-action permet de construire au sein du groupe des rela- tions qui sont basées avant tout sur une posture réflexive et non sur un statut social. Les rela- tions au sein d’un groupe sont rarement égalitaires, ne serait-ce que par la façon de prendre la parole et de se sentir légitime d’orienter l’action. Certains vont se présenter comme plus légitimes que d’autres ou parler « au nom de ». D’autres seront dans des stratégies socio- professionnelles individuelles ou collectives, ne voyant la recherche-action que de façon instrumentale, etc. Sans gommer ces inégalités et ces différences spatio-temporelles dans les modes d’implication, la démarche de recherche-action facilite les synergies dans un croisement des savoirs (pragmatiques, techniques, scientifiques) en permettant à chacun d’apporter des éléments au processus.

Ce mode de gouvernance est donc inséparable de la posture de l’acteur-chercheur s’inscri- vant dans une sorte de formation-action ou d’autoformation réciproque et continuelle. C’est ainsi que nous avons été amenés à développer des ateliers8 avec les récupérateurs-vendeurs.

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 50-54)