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citoyenne au cœur de la société

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 162-166)

HuguEs Bazin,

chercheur en sciences sociales, Laboratoire d’innovation sociale par la recherche-action (LISRA)

Ce cahier illustre une recherche-action qui peut être pensée du côté de l’acteur autant que de celui du chercheur. Il est l’enjeu aussi scientifique que politique d’une production de savoirs dans les rapports sociaux. Cela suppose de s’approprier l’espace et le dispositif socioprofessionnels de manière à mobiliser les compétences et les outils adéquats pour répondre aux besoins sociaux d’une situation vécue.

Bien que les équipes de chercheurs et d’acteurs soient de plus en plus nombreuses à se prévaloir d’une démarche de recherche-action ou d’une recherche en situation à visée transformatrice, il n’existe pas d’espace référentiel permettant à ces personnes de collabo- rer de manière permanente au-delà du caractère événementiel de tel colloque ou de telle action. Elles restent donc sectorisées dans leurs champs d’appartenance. Cet isolement nuit au changement des cadres de pensée et d’action. Il s’agit alors de favoriser une démarche transversale, coopérative dans la production des savoirs, en lien avec des stratégies collec- tives invitant les décideurs et les opérateurs à pérenniser l’expérimentation sociale. Se dessine en toile de fond la possibilité de reconnaître une science citoyenne au cœur des enjeux sociaux, qui s’appuie sur ses propres critères de validation et d’expertises parce que la mieux à même de travailler sur cette complexité situationnelle, laquelle constitue le lot quotidien des acteurs-chercheurs.

Il est notable que toutes les situations que relatent ces expériences font écosystème dans un équilibre tendu entre une interdépendance, qui construit une culture commune, et l’ac- cueil d’une diversité de démarches singulières. Cette pratique populaire des espaces est rarement abordée sous sa forme structurante, écosystémique, de tiers-espaces, c’est-à-dire par l’étude d’organisations de base autonomes, soucieuses d’une certaine justice sociale. Il n’est donc pas besoin de réinventer un dispositif. Les situations qui émergent constituent autant de laboratoires sociaux potentiels ou avérés, déclarés ou non, mais se rejoignant comme un fait social total qu’aucune étude analytique segmentant la réalité en autant de « spécialités » disciplinaires universitaires ou sectorielles professionnelles ne pourra prendre en compte. Dans ces conditions, invoquer des dispositifs transdisciplinaires et transectoriels comme mode de compréhension intellectuelle et d’efficacité opérationnelle est voué à l’échec, si nous ne nous appuyons pas sur les acteurs-chercheurs qui vivent et

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CONCLUSIONS

traduisent les situations humaines dans une totalité indivisible. Ils sont les mieux placés pour travailler sur la complexité des situations humaines relevées ici. Ce sont les acteurs- chercheurs qui confirment ces correspondances non en copiant un modèle, mais en tradui- sant le processus d’analyse dans leur propre situation. Nous appelons cet espace de travail « tiers-espace1 », car il amène à une forme d’hybridation qui, plus que l’addition de la recherche et de l’action, est la création d’une troisième composante originale.

Évitant la coupure méthodologique, sectorielle ou disciplinaire, la recherche-action est à la fois une pensée qui relie et une mise en lien qui produit du savoir. Cette « éthique de reliance », pour reprendre la terminologie d’Edgar Morin2, aborde le pragmatisme de l’intelligence sociale3 et la science de la complexité4 comme les deux faces d’un même processus. Nous pourrions définir ici quelques critères permettant de valider une expertise citoyenne et de mettre ainsi en avant le rôle d’une science participative ou « tiers-espace scientifique » :

– Accepter les tensions et les contradictions propres aux situations comme outil d’analyse critique des rapports sociaux et, de ce fait, accepter le principe d’une science « située », qui doit se positionner dans les rapports de domination à partir des modes d’implication (éducation populaire, militance associative, syndicale ou politique, pédagogie alterna- tive, recherche-action stratégique, etc.).

– Partir de l’expérience d’une pratique des espaces comme approche inductive pour ensuite monter en généralité la connaissance issue de l’expérience, notamment en concevant ou en provoquant l’émergence d’espaces d’accueil sans condition, espaces d’une diversité où se croisent des parcours et des expériences hétérogènes.

– Favoriser l’écriture d’un récit au cœur des processus comme support de connaissance et d’action.

– Intégrer le cheminement d’acteur-chercheur (réflexivité, autoformation) amenant à clari- fier sa position dans la manière de s’impliquer et de s’engager, notamment en « faisant un pas de côté » pour interroger sa posture socioprofessionnelle, déconstruire les cadres d’expérience, les langages et les normes établis afin d’ouvrir le champ du possible et assurer la possibilité d’une alternative en toute autonomie.

– Adopter une approche holistique (« réunir pour comprendre ») considérant une situa- tion humaine comme un tout dont on ne peut séparer les éléments, à l’opposé d’une démarche analytique réductionniste (« diviser pour comprendre »), dont un des symp- tômes est l’hyperspécialisation propre à la logique technicienne.

– S’approprier individuellement et collectivement toutes les méthodologies utiles, notam- ment celles des sciences humaines et sociales (observation participante, entretien bio- graphique et récit de vie, psychologie sociale et dynamique, atelier de groupe, monogra- phie, etc.), pour les mettre au service d’une démarche de recherche-action où chaque acteur impliqué maîtrise le sens et l’utilisation de la production de savoirs.

1. bazin H., 2014, « Enjeux d’un tiers-espace scientifique, éléments méthodologiques et épistémologiques en recherche-action »

[en ligne] www.recherche-action.fr.

2. morin E., 2006, La méthode. 6. Éthique, Seuil, Paris.

3. L’intelligence sociale se traduit par la capacité à créer du lien : la compréhension collective d’une situation et la résolution d’un problème nécessitent des liens inédits entre les éléments hétérogènes d’un contexte. C’est une conjugaison de stratégies, de concepts, d’idées entre la recombinaison d’éléments existants et la recherche de modèles alternatifs. Elle participe à des formes écosystémiques remédiant au manque de moyens ou de reconnaissance. Elle contribue au capital social des personnes sans capital.

4. Selon la pensée complexe, à l’image du fil et de la tapisserie « le tout est dans la partie qui est dans le tout. Un tout est plus que la somme des parties qui la constituent ». Cette approche permet d’accéder au réel dans sa totalité et dans son évolution. C’est un système ouvert qui intègre les notions de crise, de désordre, d’auto-organisation, de hasard, d’incertitude.

LES ENJEUX D’UNE SCIENCE CITOYENNE AU CŒUR DE LA SOCIÉTÉ

– Favoriser l’autosaisine en dehors des formes institutionnelles d’appels à projets afin que de « simples » citoyens comme des professionnels puissent s’emparer des outils de la recherche, convoquer les compétences au service d’une proposition pour laquelle ils s’automissionnent. Offrir un espace d’accueil inconditionnel permet à chacun de s’auto- riser et de légitimer une pratique d’expertise et de production de savoirs.

– Créer ainsi les conditions d’un croisement égalitaire et autonome des savoirs entre savoir profane, issu de l’expérience, savoir technicien, issu des corps de métier du savoir scien- tifique issu de l’analyse conceptuelle des situations.

– Répondre aux besoins vitaux et aux droits fondamentaux par une créativité populaire, une innovation sociale, une autre forme de gouvernance et de gestion collective de ce qui fait commun.

– Faciliter le droit à l’expérimentation dans les programmes comme méthodologie de recherche afin que les acteurs s’en emparent. Faire entrer l’expérimentation populaire dans une logique de droit permettrait à celle-ci d’être insérée ensuite dans les politiques publiques en reconnaissant le tiers-espace comme maîtrise d’œuvre validée à partir d’une maîtrise d’usage.

Ce cahier ouvre de nombreux chantiers. Il commence comme ci-dessus à dégager des référentiels communs en tant qu’outils d’expertise et d’évaluation répondant aux besoins sociétaux. En cela, il participe à documenter et à légitimer la posture d’acteur-chercheur, à valider son expérience.

Il révèle d’autant plus le besoin de poursuivre cette mise en dialogue à travers des espaces autonomes et autogérés pour s’approprier et développer un outillage méthodologique, généraliser les connaissances à travers les enjeux posés par les expérimentations et confir- mer une démarche collective de recherche-action en laboratoire social. Nous pouvons dorénavant sur les territoires en négocier l’implantation.

C’est ce que démontre ce cahier au croisement d’un modèle d’intelligence sociale (vali- dation des compétences, croisement des savoirs, chercheur collectif), d’un modèle écono- mique (économie populaire, économie du commun), d’un rapport au territoire (maîtrise d’usage, aménagement du territoire), d’un modèle de gouvernance (science participative, interface entre instituant et institué). C’est ce qui est appelé en science, une « direction axiologique », c’est-à-dire les valeurs d’une démarche de production de savoirs non pas seulement institutionnelle ou marchande, mais aussi éthique, politique, culturelle, sociale. Autrement dit, lorsque nous parlons de « nouveaux référentiels », nous rejoignons ici la proposition d’une « épistémologie du Sud » de Boaventura de Sousa Santos5, du projet SOHA6 ou du manifeste Swaraj7 : il ne peut y avoir de justice sociale globale sans jus- tice cognitive globale, c’est-à-dire sans reconnaissance de la pluralité des savoirs et des modes de production de connaissances en commençant par la valorisation des savoirs et des savoir-faire issus de la pratique et de l’expérience. Ce cahier éprouve et expérimente directement ce processus.

5. sousa santos B. de, 2016, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Desclée de Brouwer, coll. « Solidarité et société », Paris.

6. piron F., regulus S., Dibounje maDiba M.-S. (dir.), 2016, Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science

ouverte juste, au service du développement local durable, Éditions Science et bien commun [en ligne].

7. Swaraj est un terme hindi qui signifie « gouvernement par soi-même », au sens d’une autonomie politique décentralisée et

libérée des influences coloniales. Issu du mouvement gandhien du début du xxe siècle, il inspire aujourd’hui les mouvements

d’innovation pour un développement endogène. Collectif d’auteurs indiens, 2018, Swaraj des savoirs : un manifeste indien pour

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CONCLUSIONS

Cela passe par une critique épistémologique du positivisme en sciences sociales à préten- tion universaliste, selon laquelle le monde social est soumis à des lois impersonnelles qu’on doit pouvoir découvrir à l’instar des sciences naturelles par des méthodes scientifiques sans entrer dans le jeu des interactions humaines et de leurs interprétations. L’homme, les faits sociaux sont considérés comme des objets d’une science « objective ».

Objectivation enracinée ou implication distanciée, la recherche-action en laboratoire social indique non seulement qu’il n’existe pas de modèle épistémologique unique, mais que ce « tiers-espace » peut constituer un creuset où ces approches se conjuguent : de la neutralité axiologique à l’engagement militant en passant par l’attitude d’expertise et la posture critique.

Parce qu’elle est engagée dans les rapports sociaux, cette recherche-action insistera sur la valorisation des savoirs issus de l’expérimentation sociale en commençant par celle des minorités actives et des groupes les plus marginalisés de la population ; elle comprend un outillage méthodologique au croisement de l’éducation populaire et d’une recherche impliquée (autobiographie raisonnée, entraînement mental, écriture collaborative, pédago- gie sociale, praxis, etc.).

Cette justice cognitive favorisant un véritable croisement égalitaire des savoirs et une plura- lité des modes de production de connaissances nécessiterait la création d’interfaces entre la recherche instituante des laboratoires sociaux et la recherche instituée des universités et autres structures, sous la forme de recherches collaboratives et l’instauration de « tiers- espaces » au sein des institutions, indépendamment des logiques normatives d’appels à projets.

Nous comprenons ici l’importance de la prise en compte de laboratoires sociaux comme architecture fluide en interaction avec l’environnement, acceptant le bricolage, l’expéri- mentation, l’aléatoire, le non-achevé, l’utilisation des matériaux disponibles, la modularité, l’accessibilité, etc. Encore faut-il la garantie contractuelle d’une autonomie et d’une péren- nité de ces dispositifs de recherche-action.

Le libre accès à la connaissance est aussi une condition incontournable à travers des plateformes numériques aux savoirs scientifiques et non scientifiques (licences Creative Commons, logiciels libres, travail collaboratif). Il s’agit de concevoir des dispositifs non pro- priétaires ou open source et en cela indépendants des logiques marchandes ou institution- nelles, tout en créant les interfaces d’une recherche collaborative pour que la production d’une connaissance issue de l’expérimentation sociale puisse servir de référentiel alternatif à ces modèles économiques et institutionnels.

L’internationalisation par la mise en réseau de ce processus de recherche-action provoque- rait des correspondances fructueuses entre les pays du Nord et du Sud, la mise en dialogue des expériences et des connaissances.

Retours sur l’expérience d’écriture

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 162-166)