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Du système interne autogéré au système territorial institutionnalisé

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 141-146)

Quel mode de gestion, de décision et de validation d’expertises sommes-nous en train de créer ? Comment jouer un rôle d’interface sans être récupéré par les institutions pour impulser un changement aussi bien horizontal que vertical ?

« Nous voulons vous offrir des espaces de liberté et vous souhaitez notre constante pré- sence », souligne Christophe, coordinateur de l’association la ManuFabriK à l’Ariane. Le groupe réfléchit sur le rôle et la place de l’association porteuse ; ils la reconnaissent comme

7. Entre collectif et individuel, l’entrepreneur reste libre de son activité mais est salarié (au prorata de son chiffre d’affaires) d’une entreprise collective qui appartient à tous ceux qui la composent.

DES TIERS-ESPACES D’ÉMANCIPATION PAR L’ACTION

un catalyseur qui crée les conditions de la rencontre et qui accompagne le ou les collectifs.

Elle est un lien entre les habitant·e·s, un médiateur qui essaie d’apporter un climat serein. La gouvernance est non autoritaire ; entre logique verticale et horizontale : « l’oblicité ! » « Si vous n’êtes pas là, c’est le bazar », ronchonne Chantal. Oui, mais c’est dans ce désordre apparent que le collectif trouve créativité et imagination. Les décisions et validation se prennent au consensus et, quelquefois, les discussions se transforment en café philo. Le col- lectif représente une force. Après six mois d’ouverture de L’Utopie, les habitants se sont ser- vis de l’expérience pour écrire collectivement une charte de fonctionnement. Il s’agit de se saisir de la pratique pour écrire une théorie qui évolue car le système est vivant et non figé.

Rôle d’interface avec les dispositifs territoriaux : validation des expertises d’usage et constitution de minorités actives, notamment avec le conseil citoyen

Un tiers des habitants fréquentant l’Utopie sont membres du conseil citoyen et se sont saisis de cet outil pour constituer un pouvoir politique, une reconnaissance du savoir d’usage. Les conseils citoyens sont la concrétisation du rapport de Marie-Hélène Bacqué et Moha- med Mechmache, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, de juillet 2013, commandé par le ministre délégué à la ville de l’époque. Les conseils citoyens ont été créés par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 24 février 2014. Selon Marie-Hélène Bacquet : « Notre proposition n’était pas d’imposer un dispositif mais d’inciter à la création de tables de quartier8 en les appuyant par des moyens financiers et d’accompagnement quand des citoyens les créaient. Il nous semblait plus fructueux de sou- tenir des dynamiques locales que de légiférer. » Les principes généraux qui guident l’action des conseils citoyens – liberté, égalité, fraternité, laïcité, autonomie, neutralité – sont inscrits dans cette loi. La première mission des conseils citoyens est de favoriser l’expression des habitants des quartiers prioritaires. La deuxième mission est de coconstruire l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des contrats de ville avec les institutions. La troisième mission est d’être force de propositions. Notre association la ManuFabriK est la personne morale qui accompagne le conseil citoyen.

Selon Christine : « Les actions mises en place ouvrent des voies totalement imprévues au début, et ça prend un sens très positif en ouvrant d’autres perspectives ! »

En effet, la dynamique collective qui se crée dans le conseil citoyen de l’Ariane/le Manoir ressemble à une table de quartier. L’Utopie accueille les réunions du conseil citoyen. Ces réunions peuvent aussi se faire sur la place du marché ou dans un jardin. Les habitants qui passent assistent au conseil, interviennent dans les débats et sont invités à trouver une place pérenne dans le collectif s’ils en ont envie9.

« Avoir du pouvoir, c’est agir efficacement pour répondre à des besoins et être en accord avec ce qu’on veut faire pour transformer les choses […] avoir du pouvoir sur sa vie et non pas sur les autres. » (Romain)

« Le pouvoir, c’est le fait d’acquérir toujours plus de compétences. » (Christine)

« Ici, dans nos différents groupes, nous sommes le peuple et on recrée un pouvoir du peuple qui s’articule autour de réponses aux inégalités car, dans le quartier, nous vivons tous les mêmes galères quotidiennes : nos points communs sont la clef de l’émergence de projets et d’actions. » (Christine et Fabrice)

8. Créées au Québec dans les années 1960, les « tables de quartier » sont des espaces ouverts qui réunissent associations et collectifs d’habitants organisés à l’échelle du quartier. Ce sont des lieux de débats et d’actions collectives dont l’objectif est l’amélioration des conditions de vie dans le quartier par le biais de campagnes et d’actions menées sur les enjeux, les préoccu- pations et les envies d’agir des habitants avec interpellations des collectivités territoriales.

9. De nombreux conseils citoyens semblent être devenus des « dispositifs institués » fonctionnant dans l’entre-soi et pilotés par des services institutionnels ou des élus.

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III UN AUTRE RAPPORT À L’ORGANISATION DE L’ESPACE QUI ÉMANCIPE

Depuis 2015, plusieurs groupes de travail se sont mis en place au sein du conseil citoyen : propreté, cadre de vie, communication, emploi, logement, santé publique. Les institutions peuvent être invitées (notamment pour que nous comprenions le fonctionnement des ser- vices), mais les habitants s’organisent en toute indépendance et neutralité. Parmi les résul- tats : médiatisation des actions citoyennes, plusieurs cartographies du quartier, vulgarisation des rapports de contrôle de l’incinérateur, accompagnement à la création d’une amicale des locataires adossée au DAL10-HLM, participation à plusieurs instances de décision. Les groupes se réunissent régulièrement, l’animation est tournante et la parole est libre. Ces groupes jouent aussi le rôle d’interface avec les institutions. Lors de chaque assemblée, deux à trois porte-parole sont désignés. Ce ne sont jamais les mêmes et quand l’institution demande qui est le responsable du groupe, la réponse est : « Il n’y en a pas, le groupe en entier est responsable de lui-même. » Ce mode de gestion et d’organisation peut être déstabilisant. Le pouvoir est partagé entre chaque membre qui constitue le collectif. Cela empêche aussi d’éventuels liens interpersonnels avec les institutions.

La subversion11 se met place car les actions ont un pouvoir de transformation

sociale

Par le biais du conseil citoyen notamment, il y a une traduction des initiatives citoyennes sur le plan politique, avec un apprentissage législatif. Toutes ces activités ne doivent pas devenir des dispositifs – institutionnels – ni des actions d’exemplarités à essaimer. Cela est essentiel pour qu’il n’y ait pas de récupération ni d’institutionnalisation de la démarche ; ce qui la viderait de son sens. En effet, le pouvoir d’agir citoyen doit « gangrener » les schémas classiques pour que ces actions viennent réinterroger le politique et l’institution afin de chercher de nouvelles manières de répondre aux besoins du territoire et des habitants. Ces actions sont intéressantes mais dérangeantes ; la volonté politique n’est pas toujours pré- sente, alors que les initiatives citoyennes conviviales (fermes urbaines, ruches et potagers sur les toits, etc.) naissent chaque jour. Il y a urgence à sonner l’alerte et à coconstruire, car la crainte d’un contre-pouvoir citoyen n’aurait-il pas tendance à le créer ?

Conclusion

Comment, à partir des expériences, pouvons-nous déterminer de nouveaux référentiels qui puissent servir de points de repère pour les acteurs non seulement dans le quartier mais aussi dans d’autres territoires ?

Nous sortons des savoirs de techniciens pour créer des nouvelles connaissances issues du savoir d’usage qui pourraient, à leur tour, donner lieu à la création d’un référentiel sur le développement de stratégies collectives locales et sur les minorités actives. Il n’y a pas de recette magique mais il y a des ingrédients invariables :

– aménager une diversité d’espaces pour provoquer des rencontres improbables et se réap- proprier le territoire, c’est-à-dire le vivre dans ses interstices pour faire du quartier un espace global ;

– verbaliser les problématiques/les besoins individuels et les rendre collectifs car nombre de personnes culpabilisent en se croyant seules. Faire collectif, c’est travailler sur le sys- tème pour répondre aux enjeux sociaux qui nous touchent tous et toutes plus ou moins de près ;

10. Droit au logement.

11. La subversion est un processus d’action par lequel les valeurs d’ordre établi sont contredites, bouleversées, transformées ou renversées.

DES TIERS-ESPACES D’ÉMANCIPATION PAR L’ACTION

– imaginer collectivement des pistes en restant ouvert à toutes et à tous pour pouvoir agran- dir le cercle d’acteurs et d’actrices afin d’être représentatif des habitants, mais aussi afin de pallier des déménagements ou des décès et éviter ainsi que le pouvoir se concentre dans les mains de quelques-uns (ce qui reproduirait les mêmes erreurs que par le passé) ; – ouvrir un lieu neutre, indépendant et autonome qui soit, au minimum, une salle collec- tive polyvalente : café, lieu de discussion et d’apprentissage, bibliothèque, espace de tra- vail, lieu de redistribution, atelier de fabrication ou de transformation, ciné-club, cuisine partagée, lieu de lecture, de conférences, de fêtes du calendrier, etc. favorisant l’hybrida- tion des compétences, des connaissances et des ressources.

Ces quatre points développés, nous pouvons commencer à nous structurer en voisinage des communs, ce qui signifie :

– s’organiser collectivement pour créer des initiatives citoyennes « innovantes » et ainsi agir pour créer une économie populaire (de convivialité, de subsistance, domestique…) qui puisse être un début de réponse aux besoins primaires. De plus, dans ces organi- sations il est important de veiller à ne pas reproduire de concentration du pouvoir en laissant la parole à toutes et à tous et en ne nommant pas de responsable comme unique représentant d’une cinquantaine de personnes ;

– mettre en liaison ces initiatives pour créer un écosystème des communs, des commu- nautés de voisinages : il est important de se positionner dans une organisation systémique, de mettre en valeur les transversalités plutôt que de céder aux habitudes de cloisonner les thématiques et les luttes. Ainsi, il est aussi essentiel de créer de multiples alliances afin de former un réseau stable aux multiples compétences ;

– traduire les initiatives citoyennes sur le plan politique, notamment en se référant à la loi, au droit et à la jurisprudence, tout en étant extrêmement vigilant à ne pas être instrumenta- lisé (piloté par des élus ou techniciens) ou institutionnalisé (devenir dispositif exemplaire) ; – imaginer une communication efficace pour, peut-être, faire archipel avec les différentes

initiatives qui foisonnent sur tous les territoires, mais aussi pour sans cesse aller vers les habitants du territoire et imaginer avec eux le champ des possibles !

Il y aussi, surtout, des ingrédients variables qui empêchent toute exemplarité : les populations, le territoire et son histoire, les rencontres improbables, les types d’initiatives développées. D’une certaine manière, nous sommes en train de recréer une nouvelle forme d’éducation populaire, une nouvelle forme de participation des habitants qui repose sur l’auto-organi- sation : ouvrir des espaces d’émancipation par la culture et par l’autoformation. Ouvrir l’es- pace, c’est créer un appel d’air qui donne naissance à une « utopie citoyenne qui devient la croisée des mondes », comme le dit Jean-Michel. L’utopie, c’est une bonne maladie conta- gieuse qui recentre sur les réalités quotidiennes des quartiers populaires (pléonasme, car comment envisager un quartier qui ne soit pas populaire ?). Des projets émergent dans ces tiers-espaces qui titillent l’imaginaire pour faire société ensemble, basés sur les voisinages et les communs urbains avec un sens politique concret : transition écologique et sociale.

« La nuit nous appartient » :

médiation nomade

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