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La question du territoire dans l’ensemble de nos expériences

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 61-64)

C’est à partir des bases énoncées ci-dessous que les différents acteurs des « expériences d’intervention en milieu ouvert/pédagogie sociale » conçoivent et définissent la question du « territoire » pour ces mêmes interventions. Dans nos interventions, en effet, la question du lieu, de l’espace, du territoire est essentielle pour une raison très simple : le lieu n’est pas fourni par et pour l’activité.

Nous partons du constat que la plupart des interventions socio-éducatives traditionnelles, en direction, par exemple, des enfants, se définissent a priori par le lieu et le type de struc- ture dans lesquels elles se déroulent. Le champ des pratiques sociales et éducatives est en effet très clairement marqué par l’histoire et les caractéristiques des lieux et des structures dans lesquelles elles se sont développées ; on peut ainsi parler couramment « d’animation en centre de loisirs » ou en « centre de vacances ».

Mais rien de tel n’est possible pour des modalités d’action qui ont justement comme carac- téristique de situer leur cadre d’intervention dans le milieu de vie naturel et quotidien des groupes auxquels elles se destinent. Nous pourrions même dire qu’en pédagogie sociale, les modalités d’intervention sont justement caractérisées par l’absence de toute référence à une structure, quelle qu’elle soit, et que nos méthodes et pratiques sont complètement marquées et déterminées par le fait que nos modalités d’intervention se réalisent pour l’es- sentiel dans des espaces publics, des lieux collectifs sur lesquels nous n’avons, en quelque sorte, ni droit ni titre.

C’est exactement l’inverse, en quelque sorte, de ce qui se produit dans une institution sociale, éducative ou culturelle classique qui est toujours dépositaire « de droit » et sup-

3. Voir l’ouvrage, L’enfant dans la rue. Guide méthodologique (GPAS, 2004), qui expose les principes théoriques et pratiques de la pédagogie sociale en France et en Pologne.

PÉDAGOGIE SOCIALE ET APPROPRIATION DU TERRITOIRE

posée a priori compétente sur son propre territoire. De fait, il est essentiel d’insister sur ce point : les effets du travail dans l’espace public et extérieur vont bien plus loin qu’un changement de « cadre » ou d’espace. En un mot, il ne s’agit pas de travailler « ailleurs », mais « autrement ».

Il convient d’expliquer justement en quoi cet « ailleurs » constitue dès lors un « autre- ment ».

Pour les acteurs concernés, le travail dans une institution renvoie souvent à la notion de « cadre ». C’est le cadre qui fournit le sens de l’accueil ; on va dans une bibliothèque pour lire et on peut aller dans une maison des jeunes et de la culture (MJC) pour suivre un cours de guitare. On sait ce qu’on vient y faire. Mieux : ce savoir est transversal et commun à tous les acteurs professionnels et les bénéficiaires.

Dans un contexte classique, on est d’accord sur l’existence d’un cadre, même si, bien entendu, c’est le cadre qui va donner lieu à l’essentiel du travail des professionnels. La question du cadre

Ainsi dans les structures éducatives et de loisirs, les interventions des animateurs ou des éducateurs s’appuient souvent sur le cadre. Par exemple, des professionnels vont dépenser beaucoup d’énergie pour expliquer aux enfants « qu’ici, on ne fait pas ceci ou cela… ». Il est à observer que « le rappel du cadre » fonctionne dans un double rapport entre les professionnels et l’institution classique. Les acteurs éducatifs ont bel et bien l’impression de « tenir le cadre » quand ils « le » rappellent aux usagers ; mais, inversement, on peut dire aussi que ce même cadre « soutient » les professionnels quand ceux-ci fondent leur autorité et leur légitimité justement sur celui-ci. C’est bien parce qu’eux-mêmes sont dans « leur » cadre qu’ils se sentent légitimes de « tenir » et de « soutenir » ce cadre.

Il est intéressant d’observer également que, dans les structures traditionnelles, cette omni- présence de la relation et de l’appel au cadre par les acteurs éducatifs et sociaux qui y sont employés va souvent de pair avec le constat ou le regret que ce même cadre soit toujours déficitaire : « Ça manque de cadre (…), le cadre n’est pas clair. »

De nombreux projets professionnels à la fois individuels et collectifs se donnent donc, au sein de ces mêmes institutions, l’objectif de « refonder » le cadre, de le « restaurer ». La notion de cadre est ainsi faite, quand on l’analyse d’un point de vue sémantique et philoso- phique, qu’elle porte en elle à la fois une « injonction » et une « autoréalisation ». Dans l’imaginaire le plus commun des acteurs de ces institutions, il apparaît en effet par- ticulièrement évident que si le « cadre est défaillant », cela indiquerait nécessairement « qu’il en faille davantage ». Le cadre est ainsi ce qui pèche, ce qui échoue et ce qu’il faut augmenter sans cesse. C’est en quelque sorte un serpent qui se mord la queue.

Quand nous disons que dans le cadre de nos interventions socio-éducatives en milieu ouvert, nous travaillons « hors cadre », nous nous attirons souvent des critiques acerbes d’autres acteurs éducatifs, voire de théoriciens de l’action éducative qui nous affirment avec une forme d’évidence « que cela ne se peut pas », qu’il y a toujours du cadre et donc que nous aurions nous aussi un cadre sans le savoir, un peu comme la prose de Monsieur Jourdain. Pour notre part, nous réfutons cette objection. Certes nos actions ne se déroulent pas, tant s’en faut, sans contexte ni référence mais leur particularité est bel et bien qu’elles échappent dans leurs modalités à tout ce qu’on réfère dans l’usage courant et institutionnel à ce terme. Nous ne parlons tout simplement pas de la même chose.

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I UN AUTRE RAPPORT AU TRAVAIL QUI NOUS TRAVAILLE

En pédagogie sociale, pas de cadre mais un espace commun

Le cadre que nous n’avons justement pas quand nous travaillons dans les espaces publics ou ouverts au public, c’est celui qui nous permettrait un usage exclusif de l’espace ou une compétence pour définir ce qui pourrait s’y faire ou pas. En quelque sorte, les acteurs qui interviennent en milieu ouvert, dans le cadre des principes de la pédagogie sociale, ne sont pas en mesure de s’appuyer sur un quelconque cadre préexistant. Il leur reste à donner du sens aux relations qui s’établissent et qui évoluent à partir de leur propre activité et de leur propre implication.

La question du territoire a donc la particularité, pour nos modes d’intervention, d’affirmer au démarrage de celles-ci qu’il y a un « espace commun » et qu’il n’y a ni supériorité ni prérogative des acteurs sociaux sur celui-ci. On n’imaginerait pas ainsi, dans le cadre d’un atelier de rue, qu’un pédagogue social excédé renvoie un enfant chez lui !

C’est le commun, la possibilité de rencontres, de coopération, mais aussi de partage, comme de conflits, qui marque la question de la relation à l’espace. Ainsi nous ne pouvons avancer que dans le cadre des ateliers de rue en pédagogie sociale, l’espace des interven- tions a des qualités particulières :

– Il s’agit d’un espace commun et non exclusif qu’on ne fait « qu’emprunter ».

– Il s’agit d’un espace qu’on prend comme il est, sans discussion ni exigence préalable ; c’est un « tout », un « déjà-là ».

– C’est en revanche un espace dans lequel on s’investit, qu’on habite et qu’on se propose peu à peu de transformer.

Du cadre à l’environnement

Sortir du cadre pour aller vers l’environnement « naturel » des publics bénéficiaires des actions et interventions sociales, éducatives et culturelles des publics recherchés suppose donc de se lancer dans une transformation des pratiques, des attitudes et des références théoriques classiques qui ont été développées pour le travail dans les structures et les insti- tutions. C’est donc à une transformation fondamentale et non pas superficielle des interven- tions elles-mêmes, c’est-à-dire à la fois de leur théorisation et de leurs pratiques, qu’amène le travail éducatif « hors structures ».

L’essence de ce changement radical peut être définie et caractérisée par l’emploi de l’adjec- tif « naturel ». Ce terme est employé dans la théorie de la pédagogie Freinet. En effet, pour le grand pédagogue français, sa plus grande critique vis-à-vis des institutions éducatives classiques, et essentiellement de l’école, concernait le fait que le « cadre scolaire », selon lui, n’était pas « naturel ». C’était là, à ses yeux, à la fois la raison de son inefficacité, mais aussi de ses nombreux dysfonctionnements.

Or l’emploi du terme « naturel » chez Freinet, contrairement à ce que l’on croit le plus sou- vent, n’a rien à voir à la notion de nature. Pour Freinet, l’adjectif « naturel » prend le sens contraire de l’adjectif « artificiel ». Ce que Freinet critique c’est l’artifice au sens large ; au sens d’un cadre, d’une institution, même mue par des ambitions et des projets généreux. Pour lui, bâtir un projet éducatif à partir d’une structure sociale, même « idéale » ou merveilleuse, est toujours une erreur. Seul l’environnement naturel des enfants, des familles, c’est-à-dire aussi leur milieu, leurs pratiques culturelles et sociales liées à leur condition et à leur histoire, peut constituer la base d’un véritable travail d’éducation et de transformation sociale. Penser son action sociale et éducative depuis l’environnement tel qu’il est, depuis la réalité vécue par les enfants et les familles, peut passer pour une idée acceptable mais, dans la réalité, cette attitude tourne le dos aux modalités de formation et de pratiques des acteurs

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sociaux et éducatifs qui se réfèrent constamment et continûment à des structures et à des politiques, comme « normes » et modèles pour leurs actions.

S’affranchir d’un tel héritage est, dans les faits, une ambition énorme.

Dans le document Recherche-action et écriture réflexive (Page 61-64)