• Aucun résultat trouvé

La question des subjectivités dans les discours de recherche

Chapitre 2. Assises théoriques pour l’analyse didactique en littératie avancée

2.7. L’apport de l’approche énonciative à l’étude littératique

2.7.3. La question des subjectivités dans les discours de recherche

Le siècle dernier a été le témoin d’une évolution considérable dans notre manière de concevoir la connaissance scientifique. Dans le domaine de l’épistémologie, on a assisté, non seulement à un débat méthodologique de fond sur la méthode scientifique et le problème de la généralisation des résultats expérimentaux, mais aussi sur la question de la possible -ou de l’impossible !- neutralité scientifique. Empruntée à E. Benveniste, la notion de subjectivité dans le langage, traitée par C. Kerbrat-Orecchioni (2006), postule l’omniprésence de la subjectivité dans les productions langagières, mettant ainsi fin au mythe de la neutralité et de la transparence des textes scientifiques. Définir le style scientifique comme vrai et impersonnel, « c’est confondre la science telle que la présentent les manuels d’enseignement avec les écrits scientifiques qui s’échangent à l’intérieur du champ scientifique », écrivent B. Latour et P. Fabbri (1977 :81).

63 Bien avant les analystes du discours, les philosophes généalogistes voyaient déjà dans le discours de la science l’inévitable subjectivité du scientifique : « Il n’y a pas de faits, écrivait F. Nietzsche (dans les Fragments posthumes, fin 1886-1887), il n’y a que des interprétations, car toute interprétation d’une opinion peut être elle-même interprétée à son retour et ainsi de suite jusqu’à l’infini : notre nouvel infini ». Cette thèse sera défendue plus ardemment encore par J. Lacan (1991).

Dans le domaine scientifique de l’analyse du discours, la démarche adoptée par C. Kerbrat-Orecchioni (2006) procède du repérage des faits énonciatifs, à savoir, « les traces linguistiques de la présence du locuteur au sein de son discours » (2006 : 36). C’est à partir de ces faits énonciatifs que nous pouvons déduire l’inscription explicite ou implicite du scripteur-mémorant et la nature de sa présence. Et car « l’axe d’opposition objectif/subjectif n’est pas dichotomique, mais graduel » (2006 :81), il convient d’interpréter ces marques en termes de distance, séparant le scripteur de son écrit. En termes plus opérationnels, ce sont donc les déictiques qu’il s’agit de repérer et d’étudier dans les mémoires qui nous concernent.

Il faudra préciser que, tout comme E. Benveniste (1966), nous appelons déictiques les unités linguistiques dont le référant change d’un énoncé à un autre. Ils permettent donc une mise en relation de l’énoncé aux circonstances de l’énonciation. En d’autres termes, les déictiques impliquent, d’un côté, « le rôle que tiennent dans le procès d’énonciation les attentes de l’énoncé » et, d’un autre côté, « la situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement de l’allocutoire ». Dans notre cas, nous limiterons l’analyse aux déictiques susceptibles de rendre compte des rôles que les scripteurs s’assignent dans leurs mémoires.

Dans la panoplie des catégories de déictiques proposées par les linguistes, nous retiendrons ici la catégorie des pronoms personnels qui impliquent directement le scripteur, ceux de la première personne (je et nous), de la deuxième personne (tu

64 et vous) et l’indéfini (on). Et si les pronoms je et tu renvoient sans ambiguïté respectivement au scripteur et au lecteur, les autres déictiques (le on plus encore) sont très nuancés.

Pour illustrer cette nuance dans les discours scientifiques d’une manière générale, nous présentons le graphe suivant, qui s’inspire de la liste de valeurs typiques attribuées aux pronoms on et nous par les doctorants dans leurs écrits (K. Fløttum et E.T. Vold, 2010) : Je Scripteur On Je Je + le lecteur Je + les chercheurs

Les chercheurs (excluant le scripteur) Tout le monde Nous Je Je + le lecteur Je + les chercheurs Tout le monde

Figure 2. Les renvois des pronoms personnels impliquant le scripteur

Si la subjectivité passe nécessairement, et en premier plan, par l’analyse des unités dites déictiques, pour R. Amossy (2010), la présence du locuteur dans les productions langagières n’est pas réductible à sa manifestation par les pronoms de la première personne.

Les renvois nuancés des pronoms sont la preuve de la nécessité de dépasser cette « vision réductrice qui assimilerait de manière directe l’emploi directe de telle ou telle marque à telle ou telle forme de positionnement » (Grossman, F., 2010 : 418). Les pronoms personnels doivent alors être appréhendés dans leurs contextes, en relation avec « d’autres observations linguistiques » (Boch, F. et

65 Rinck, F., 2010 :9). Les autres marques les plus apparentes sont les verbes liés aux pronoms en question et d’autres modalités.

Pour étudier les différentes formes de modalités, il est d’usage selon E.T. Vold (2008 :85-86) de procéder à l’analyse de deux moyens complémentaires : lexicaux d’un côté et grammaticaux de l’autre. E-T Vold (ibid.) met dans les moyens grammaticaux, les éléments morphologiques (comme les modes et les temps verbaux) et les moyens syntaxiques (comme les auxiliaires modaux). En ce qui concerne le lexique, il s’agit de l’étude des verbes, des adjectifs, des adverbes, etc.

Dans ce sens, si aucun discours n’échappe à la subjectivité, se distinguent, cependant, plusieurs formes de subjectivité, qui se déploient différemment d’un genre à un autre. Ainsi, si est-il fréquent qu’un poème affiche une subjectivité qui est de l’ordre de l’affection, un article scientifique ne peut le tolérer.

S’il semble aujourd’hui admis que les discours de recherche n’échappent ni à la subjectivité ni à la visée persuasive qui transcende toute pratique discursive, il reste à déterminer la forme de subjectivité qui leur est adéquate.

L’exigence des discours de recherche tend vers une présence épistémique de l’auteur et prohibe fortement une présence empirique ou affective. P. Bourdieu (1984), dans son Homo Academicus, distinguait l’individu empirique de l’individu épistémique, et explique la nécessité, lors de la lecture de la science, de faire attention à ne pas les confondre. Mais quels sont les éléments qui peuvent les distinguer ? Ou quels sont les critères d’interprétations des pronoms personnels ? Comme nous l’avons mentionné, les interprétations se font à partir des agencements des pronoms personnels en question avec les différentes modalitsateurs qui les entourent. Ce sont les modalités épistémiques qui sont évidemment sollicités par les écrits de recherche. La modalisation qui semble la plus essentielle est celle des verbes, mais pas seulement.

66 E-T Vold (2008), dans une étude des modalisateurs épistémiques de la langue française entres autres, distingue de prime abord les moyens grammaticaux comme le mode subjonctif, les temps du conditionnel présent et du futur antérieur et les auxiliaires grammaticaux comme devoir et pouvoir. Il souligne néanmoins que la valeur épistémique de ses éléments n’est pas évidente et doit répondre à l’exigence d’exprimer la possiblité.

Du côté du lexique, la liste est évidemment plus longue. Selon E-T Vold (Ibid.), nous pouvons retenir la classe des semi-auxialiaires (comme sembler et paraitre), celle des verbes épistémiques (tels que croire et supposer), celle des adjectifs, celle des adverbes et celle des noms épistémiques. Les notions qui s’inscrivent dans ces catégories ont des traits sémantiques en commun, puisqu’elles expriment l’une des ces valeurs épistémiques : l’évidence, la certitude, la conviction, la probabilité, la supposition, l’impression, la possiblité ou le doute (Ibid, p.100). La présence épistémique est aussi tributaire des différents rôles rhétoriques que peut endosser l’auteur scientifique dans son discours. K. Fløttum (2009) en détermine trois : le «chercheur », le «scripteur » (ou « guide textuel », selon l’expression de l’auteur) et l’ « argumentateur ». Le premier critère discriminatoire à prendre en considération est bien évidemment le verbe du pronom en question. Pour K. Fløttum (2004), il existe trois catégories de verbes qui corresponderaient respectivement aux trois rôles cités : verbes de recherche, verbes discursifs et verbes de prise de positions.

De cette manière, si le pronom est associé à un « verbe de recherche » (tel que examnier, analyser, etc.), l’auteur scientifique assumerait son rôle de chercheur. Quand le verbe du pronom est discursif (par exemple, résumer, illustrer, etc.), l’auteur est dans son rôle de scripteur. Il est argumentateur quand le verbe qui suit le pronom personnel renvoyant à l’auteur est l’un des verbes de prise de position.

67 Ceci dit, il semble bien illusoire de vouloir lier les rôles définis par K. Fløttum (Ibid.) à des endroits précis du mémoire. Mais certains lieux semblent plus propices à un certain rôle qu’à un autre. Le premier lieu qui nous a semblé emblématique d’une présence de l’auteur jouant le rôle de guide textuel, c’est bien l’étape de la planification, qui peut correspondre à la fin de l’introduction générale et aux introductions des chapitres. La fonction de scripteur peut correspondre aux conclusions, des lieux propices aux reprises et aux résumés. Le rôle d’argumentateur, bien qu’ils traversent tout le mémoire, peut se trouver fortement concentré dans l’introduction, quand on tente de justifier l’ensemble des choix effectués quant à l’objet de recherche et tout ce qui s’y rattache.

Si à partir de ces verbes, nous sommes en mesure de préciser le rôle rhétorique qu’un scripteur s’assigne, d’autres éléments peuvent rendre compte du degré du pisitionnement de ces auteurs, comme nous l’avons déjà mentionné.

Ainsi, dans une étude sur un large corpus constitué d’articles scientifiques issus de plusieurs disciplines, A. Tutin (2010) remarque certaines routines au niveau phraséologique impliquant les auteurs. L’étude qui s’est centrée sur un système de marques énonciatives, combinant l’usage des pronoms personnels renvoyant à l’auteur (je/nous/on) aux verbes et aux modalités, révèle une prudence de la part des auteurs. A mesure que les verbes utilisés expriment un positionnement marqué, les auteurs prennent moins en charge leurs énoncés.

Cette recherche montre in fine que le choix des pronoms personnels n’est pas annodin chez les auteurs professionnels : quand les pronoms personnels renvoient à l’auteur uniquement, ils se trouvent souvent suivis par un verbe qui indique un apport scientifique ou une intention. Quant aux verbes d’opinions, ils sont, non seulement, introduits dans la plupart des cas par nous (qui inclut les pairs ou le lecteur) ou on (exclusif), mais aussi, dans quelques cas, ils sont modalisés.

En outre, une autre stratégie énonciative est tout aussi importante que largement présente dans les écrits scientifiques qui aspirent à l’objectivité : il s’agit de

68 l’effacement énonciatif. Cette stratégie procède généralement par les nominalisations, les formes impersonnelles, la voix passive et la métonymie. Quoiqu’effacement énonciatif n’implique pas la disparition de la subjectivté de l’auteur mais afficherait plutôt une présence épistémique adéquate aux discours de recherche.

R. Amossy (2010 :187), en discutant de l’effacement énonciatif, parle de « locuteur dissimulé » et explique que « l’absence du « je » est traitée comme une présence en creux. Elle est le fait d’un gommage, non d’un manque». Le locuteur fait comme si il diparaissait « complètement de l’acte d’énonciation, et de laisser parler le discours par lui-même », pour reprendre P. Charaudeau (1992 : 650, cité par Amossy. R, Ibid.). La disparition du locuteur est impossible, ou comme le note R. Amossy (2010 :187), celui-ci « inscrit toujours des traces de subjectivité dans son discours, à partir desquelles s’esquisse une image de soi plus ou moins précise ».

Cette stratégie est une caractéristique des discours théoriques des différents genres scientifiques, qui tendent, selon F. Rinck et F. Grossman (2004 :37-38), à « s’autonomiser par rapport à la situation d’énonciation, de sorte que l’interprétation peut se faire indépendamment de la situation d’énonciation». Cette logique transcende évidemment le mémoire de master, étant lui aussi propice aux discours théoriques.

Mais il serait chimérique de croire que recourir à l’une des stratégies de l’effacement scientifique assure infailliblement une présence épistémique. La question est bien plus complexe. Comme le montrent les différentes contributions du 156ème numéro de la revue Langages, le phénomène de l’effacement énonciatif est directement lié à la question de la polyphonie tant il détermine la place qu’occupe le locuteur vis-à-vis de ceux qu’il cite. La notion d’effacement s’y trouve appréhendée en termes de surénonciation, de coénonciation et de

69 sousénonciation, trois notions sur lesquelles nous reviendrons dans le troisième axe de l’analyse.

Pour conclure ce point, il faudra formuler brièvement (puisque nous le reprendrons quand il sera question des propositons didactiques) une remarque didactique primordiale. Elle a trait à l’importance de la sensibilisation des étudiants à la différence qui existe entre le je épistémique et le je déictique dans le cadre d’une formation aux écrits de recherche. Cette question constitue pour F. Boch (2013 :552) « la clé de voute de la rhétorique de l’écrit scientifique du point de vue du positionnement énonciatif du chercheur ».