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Chapitre 2. Assises théoriques pour l’analyse didactique en littératie avancée

2.7. L’apport de l’approche énonciative à l’étude littératique

2.7.5. La question de la polyphonie

L’étude des phénomènes de la polyphonie s’enracine généralement dans les travaux de M. Bakhtine, traitant de la stylistique littéraire de certaines œuvres de

73 Dostoïevski. Cette perspective est restée longtemps circonscrite aux textes littéraires avant d’être étendue à d’autres discours, celui de la presse et de la science notamment. L’analyse comparative fournie par P. Dendale et D. Collier (2006) montre clairement que les théories de la polyphonie ne constituent pas un seul cadre de référence unifié.

Au-delà des différences conceptuelles qui ne nous intéressent pas dans cette recherche, on entend globalement par polyphonie l’existence au sein d’un même discours de « la voix d’un ou de plusieurs actants aux côtés de la voix du narrateur avec laquelle elle s’entremêle d’une manière particulière » (Détrie C., Siblot P., et Verine B., 2001 : 256).

Dans l’approche didactique qui est la nôtre dans cette recherche, l’analyse polyphonique nous intéresse pour caractériser les jeux de positionnement qui accompagnent l’acte de se référer à un chercheur ou à une recherche. Notre étude polyphonique sera alors bornée à la présence dans l’écrit de l’étudiant d’autres discours qui ne sont pas le sien, ou pour reprendre M-C. Pollet et V. Piette (2002) les discours d’autrui, et leurs implications sur le plan des postures énonciatives adoptées par l’étudiant-mémorant.

Notre réflexion se basera sur trois critères essentiels : les modes de référencement, les fonctions des discours d’autrui et le positionnement. L’étude de ces trois éléments nous permettra de caractériser le rapport des étudiants-mémorants aux autres chercheurs et d’évaluer son degré de concordance avec les normes des écrits de recherche, qui par définition invitent à « des actions et des attitudes coopératives » (Fløttum, K., 2005 :324).

Les discours de recherche se présentent en effet comme « créé[s] dans une situation communicative particulièrement plurivocale ou polyphonique » (Fløttum, K., 2009 :58). Ce sont des « discours multiréférencés » (Grossman, F., 2002, 2003), où les noms propres jouent un rôle très important dans le repérage des discours d’autrui et constituent des « emblêmes de positionnement »

74 (Grossman, F., 2010 :419). Ou comme l’exprime Fløttum, K., 2005 :324 : « il s’agit d’une activité qui se veut coopérative, entre MOI, en tant que créateur de cette rhétorique, et AUTRUI, en tant que collectivité scientifique par rapport à laquelle MOI se positionne ».

Dans les sciences humaines, la polyphonie est le lieu même où se produit le savoir. En effet, comme le souligne Y. Jeanneret (2004), tout effort d’interprétation engagée par le chercheur pour comprendre un phénomène n’est en réalité qu’une compréhension de l’interprétation des sujets sur lesquels porte son enquête. De ce fait, la polyphonie est un phénomène qui ne se limite pas à une partie bien délimitée du mémoire de recherche. On s’en sert tout aussi dans l’introduction du mémoire que dans sa conclusion. Mais il semble tout à fait logique que la partie dite théorique soit « un lieu propice à la circulation des discours » (Boch F., Grossman F. et Rinck F., 2010).

Si les nouveaux entrants dans le champ de la recherche, que sont les mémorants et les thésards, semblent bien avertis de l’importance de recourir aux discours d’autrui, et surtout de l’obligation éthique de noter les sources, ils semblent cependant méconnaitre toute la complexité énonciative de l’acte de se référer. La gestion de la polyphonie est en effet directement liée à la question de la hiérarchisation des points de vues, qui dans le cas des discours de recherche doit permettre au scripteur d’assurer une sur-énonciation, c’est-à-dire de dominer l’instance énonciative (Grossman F. et Rinck F., 2004 ; Rabatel A., 2003, 2004). Le problème principal auquel sont confrontés les étudiants mémorants est tributaire à leur statut de novice, voire d’étudiants en phase d’apprentissage, mais qui doivent tout de même produire de la connaissance. Cette situation est génératrice de tensions, qui souvent empêchent les étudiants d’afficher une présence adéquate et d’assumer une position de surplomb, exigée par les genres de recherche. Il s’agit pour eux en effet de se frayer une voix parmi celles qu’ils

75 invoquent. Exigence qui n’est pas aisée à satisfaire car les auteurs qu’ils citent sont nettement plus expérimentés, et ainsi leurs paroles seraient plus légitimées. Ce double enjeu de se référer à autrui et de dominer le jeu énonciatif nous a amené à analyser les trois éléments que nous avons précédemment cités. Concentrons-nous tout d’abord sur le premier critère susceptible de Concentrons-nous renseigner sur les postures énonciatives adoptées les étudiants mémorants : il s’agit du référencement.

Des travaux de F. Boch (2013) et de M-C. Pollet et V. Piette (2002), nous retiendrons cinq modes de référencement, que nous avons sythétisés dans le schéma suivant :

Au-delà des problèmes techniques de notation auxquels il faudra initier les étudiants, le mode de référencement est révélateur d’un certain rapport des scripteurs aux auteurs qu’ils citent. Ainsi, le recours abusif aux citations directes,

A p p el la ti on d u m od e Evocation

Allusion aux travaux sans prétendre les

résumer Discours rapporté Reformulation Intégrer et assumer la parole de l’autre La citation

Classique Intégrée Ilot citationnel

L es m a rq u es d is ti n ct iv es - Pas de marques introductives. -Pas de développement thématique - marques introductives -pas de marque scripturale -pas d’autonomie énonciative - marque introductive - marque scripturale - autonomie énonciative -marque scripturale (sans mise en relief - intégrer et mise évidence de segments par marquage scriptural

76 remarquées dans les écrits des néophytes (Boch F., 2013), est un indice d’une mauvaise gestion de la polyphonie, qui traduirait, selon M-C Pollet et V. Piette (2002 :171) « un certain fantasme de la scientificité » ou « la crainte de s’affirmer en tant que chercheur ».

Le recours des chercheurs experts à la citation sous ses trois formes (surtout les formes classique et intégrée) est au contraire très limité. Leurs écrits se définiraient plutôt comme des « discours avec des noms d’auteur, sur lequel viennent se greffer, de temps à autre, les dires de ces auteurs (sous la forme de citations) » (Boch F., 2013).

Pour ce qui est des fonctions des discours d’autrui, M. Kara (2004) en distingue quatre. On fait référence selon cet auteur pour définir, pour faire avancer une idée, pour appyer une idée ou pour débattre. La valeur accordée aux discours d’autrui dans un discours de recherche peut certes être révélatrice de la posture énonciative adoptée.

Le dernier critère sur lequel se base notre analyse des difficultés rencontrées par les étudiants mémorants en termes de gestion de la polyphonie est le positionnement. Pour déterminer le positionnement des étudiants par rapport aux auteurs qu’ils citent, nous procéderons par une analyse des modalisateurs d’introduction et de reprise des discours d’autrui, comme nous l’expliquerons dans le chapitre méthodologique (cf. 4.6).

Il nous semble nécessaire de rappeler ici que notre recours aux thérories de l’analyse du discours est très limité et sélectif, étant donné que notre étude est didactique.