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Alfred Binet affirmait en 1907 que « c’est une pure folie d’apprendre, pendant six à

huit années d’efforts, les lettres à un enfant qui n’arrivera jamais à lire complètement et qui, quand même il saurait lire, ne pourrait rien comprendre à ce qu’il lit265». Qu’en est-il un peu plus de cent plus tard ? La compréhension des textes narratifs est une compétence mal acquise à l’école primaire et mal maîtrisée par les élèves en école primaire, et plus particulièrement par ceux présentant des troubles des fonctions cognitives au sein des dispositifs spécialisés de scolarisation. Si ces deux éléments que sont d’une part les troubles cognitifs et d’autre part une compréhension défaillante semblent a priori aller de pair, deux autres éléments viennent cependant questionner cette apparente évidence. Le premier est le principe d’éducabilité défendu par quelques précurseurs à l’égard des enfants souffrant de handicap et désormais partagé par l’École de la République. Même si ces enfants sont en difficulté, sourds, aveugles ou encore déficients intellectuels, il revient au pédagogue de chercher et de trouver les conditions et la voie qui permettront leur apprentissage. Le second élément est le fait que la compréhension est un processus et que, bien qu’il puisse être perturbé, il peut être construit chez ces élèves à condition d’un enseignement qui prenne en compte leurs besoins et soit suffisamment explicite pour permettre la construction d’un apprentissage. Or, l’enseignement de la compréhension de textes est souvent défaillant si bien que l’on se heurte à un cruel paradoxe : là où la compréhension est hétérogène et parfois entravée par la présence de troubles cognitifs, elle n’est pas davantage enseignée, elle l’est même peut-être moins. On s’étonne de ce constat à l’heure où l’École se veut inclusive. Ainsi, la scolarisation pour tous se résume-t-elle à la présence d’élèves en situation de handicap au sein de ses murs sans avoir pour fondement premier l’ambition de leur offrir un enseignement qui leur permette d’acquérir les compétences attendues ? Le décodage, souvent fortement investi par les enseignants, les parents d’élèves en situation de handicap et l’institution elle-même, ne peut cependant pas être une fin en soi. Il est néanmoins rarement accompagné d’un enseignement réel de la compréhension des textes. Sait-il lire ? Telle est la question fréquemment posée dans l’enseignement spécialisé, mais elle est à entendre au sens de la maîtrise de la technique de la combinatoire. Assembler des lettres et produire les phonèmes correspondant à ces graphèmes est une technique que les élèves parviennent progressivement à apprendre. Connu et maîtrisé

115 par les enseignants, cet enseignement demande du temps mais ne pose pas de difficultés particulières en lui-même. Il ne permet cependant pas d’assurer la compréhension de textes alors que le nœud de difficulté de l’apprentissage de la lecture semble précisément se situer ici, et cela de façon particulièrement saillante chez des élèves présentant des troubles cognitifs dont la compréhension est à construire.

Ainsi, les difficultés rencontrées dans la déclinaison de cet enseignement ne permettent pas encore de démentir totalement les propos d’Alfred Binet, mais permettent de poser les questions suivantes : les élèves présentant des troubles cognitifs ne comprennent-ils pas parce que la confrontation à cette compétence révèle leur déficience ? Ou ne comprennent-ils pas parce que cette compétence ne leur est que partiellement et rarement enseignée ? Qu’en est-il ici du postulat d’éducabilité ? L’enseignant spécialisé a-t-il renoncé à permettre aux élèves d’apprendre à construire cette compréhension ou rencontre-t-il des obstacles qu’il ne parvient pas, seul, à dépasser pour faciliter cet apprentissage ? Michel Develay rappelle qu’« il existe un lien de non-déductibilité totale, mais de contiguïté non fortuite entre apprendre et enseigner, en situation scolaire266. » C’est donc bien au questionnement de ce lien que notre recherche s’intéresse : comment se décline-t-il effectivement pour l’enseignement de la compréhension des textes narratifs auprès des élèves en situation de handicap ? À partir de ces questions émerge alors la question nodale de notre thèse, ainsi formulée :

Comment les élèves atteints de troubles des fonctions cognitives, scolarisés au sein de dispositifs spécialisés, s’y prennent-ils pour accéder à la compréhension d’un texte narratif et à quelles conditions les enseignants peuvent-ils faciliter cet accès ?

Nous effectuons alors plusieurs hypothèses.

La première d’entre elles est la suivante : face à un texte narratif, si les élèves mobilisent des ressources, leur démarche ne procède pas d’une méthode et d’une stratégie conscientes, structurées et maîtrisées et cela dans la mesure où l’enseignement de la compréhension au sein des dispositifs spécialisés est tout aussi peu structuré, fondé sur un manque de connaissances didactiques et pédagogiques de la part des enseignants. Il en résulte pour les élèves, une

116 compréhension lacunaire et mal ajustée et pour les enseignants, insatisfactions professionnelles et questionnements stériles.

L’enseignement de la compréhension est difficilement mis en œuvre, et par conséquent, son apprentissage l’est tout autant, dans la mesure où il est mal identifié et maîtrisé par les enseignants. Comme nous l’avons vu précédemment à partir des travaux des chercheurs, les élèves présentant des troubles cognitifs ne présentent pas une absence de compréhension, mais plutôt une compréhension différente et hétérogène des textes narratifs. Si cette dernière n’est pas enseignée ou mal définie par les maîtres des dispositifs spécialisés, la compréhension de leurs élèves ne peut en être que défaillante, et cela indépendamment de la présence ou non de troubles cognitifs et ce, dans la mesure où la compréhension n’est pas uniquement un résultat mais aussi un processus. Il s’agit ainsi dans un premier temps d’observer et questionner cet enseignement tant dans sa conception que dans sa réalisation.

La deuxième hypothèse liée à la précédente correspond à l’idée selon laquelle un scénario au sein duquel les élèves seraient acteurs de leur apprentissage de la compréhension des textes narratifs d’une part et un changement de posture et de pratiques des enseignants d’autre part sont susceptibles de remédier à cet apprentissage lacunaire. Aussi la proposition d’un outil et d’une démarche conçus et déclinés selon les travaux de B-M Barth serait-elle un levier de changement de l’enseignement/apprentissage des compétences nécessaires à la compréhension de textes narratifs auprès des élèves scolarisés au sein des dispositifs spécialisés. Elle permettrait d’une part de réellement construire chez les élèves le concept de compréhension de textes et d’autre part chez les enseignants d’élaborer celui d’enseignement de la compréhension de textes.

Dissociée des compétences liées au décodage, cette proposition didactique et pédagogique, en prenant appui sur le modèle opératoire du concept permettrait ainsi, dans un premier temps, de définir avec précision les compétences nécessaires à la compréhension d’un texte narratif en fonction du niveau de conceptualisation visé pour les élèves scolarisés au sein des dispositifs spécialisés. Elle fournirait dans un deuxième temps des situations d’apprentissage appropriées d’un point de vue didactique et pédagogique afin de permettre aux élèves en situation de handicap de construire cette compréhension.

117 - leur offrirait un scénario précis et structuré au sein duquel ils construiraient leurs

apprentissages et en seraient par conséquent acteurs ;

- leur permettrait, par la verbalisation de leur processus de compréhension, les interactions avec leurs pairs et le recours à la métacognition, de prendre conscience de leurs apprentissages et de la façon dont ils se construisent et donc de pouvoir ensuite les transférer dans des situations nouvelles ;

- prendrait en compte leur histoire ainsi que leur rapport au savoir sur les plans cognitif et affectif en leur permettant d’apprendre dans le respect de leur singularité ;

- leur offrirait la sécurisation affective dont ils ont besoin pour oser s’engager dans une activité inconnue et/ou mal maîtrisée.

Il ne s’agit pas ici de démontrer une nouvelle fois l’utilité et la pertinence de la démarche pédagogique élaborée par Britt-Mari Barth, tant elles ne sont plus à reconnaître, mais bien d’utiliser une approche qui a déjà fait ses preuves et dont les résultats sont assurés pour tenter d’instaurer chez les enseignants une nouvelle approche de l’enseignement de la compréhension.

Aussi, du côté des enseignants, la proposition d’un outil et d’une démarche nouvelle pourrait être le levier d’un changement de leurs pratiques en leur permettant de :

- construire le concept de compréhension de texte et d’accroître ainsi leurs connaissances didactiques ;

- faire évoluer voire de construire leur concept d’enseignement de cette compréhension en situation, par la rencontre directe avec des exemples précis et divers dont il est possible d’extraire les attributs communs par comparaison

- proposer à leurs élèves un enseignement explicite de la compréhension de textes tel qu’il a été prescrit à l’issue de la conférence de consensus organisée à ce sujet en mars 2016 afin d’en favoriser l’apprentissage ;

- modifier leur posture d’enseignant vis-à-vis du savoir et des élèves en adoptant une position de médiation entre le savoir et eux ;

- percevoir les obstacles rencontrés par chacun de leurs élèves avec précision et parvenir à y répondre tout aussi précisément ;

118 - modifier leur regard sur la compréhension de texte des élèves et de façon plus générale sur le lien entre élèves en situation de handicap et compréhension de textes.

Convaincue de l’importance des conceptions de chacun, des habitudes, du vécu, ainsi que de la nécessité de confronter l’apprenant au savoir, nous pensons que les enseignants pourront modifier leur conceptualisation de cet enseignement auprès des élèves en situation de handicap par confrontation à des exemples concrets de séances d’enseignement ainsi que dans l’échange avec leurs pairs. Pour permettre l’engagement de chacun dans la tâche, la modification des conceptions et pratiques existantes ainsi que la prise de conscience du changement, le chercheur adoptera une posture de médiation, d’accompagnement et d’étayage si besoin.

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