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Question éthique, question économique

Dans le document Du bénévole au jeune cadre (Page 94-100)

Conclusion : Un clivage entre personnalité et compétence ?

2.1.1. Question éthique, question économique

Le questionnement sur l’éthique de l’entreprise prend de l’importance dans les discours au cours des années 90. La question de la RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) qui devient un discours d’entreprise majoritaire dans les années 2000, lui ajoute des enjeux de développement durable et de diversité. Prenant acte de l’existence de “parties prenantes” autour des entreprises et “d’externalités”142 produites par l’activité de celle-ci, l’entreprise

est encouragée à se comporter de façon vertueuse en essayant de limiter son impact négatif et d’augmenter son impact positif, et ce pour répondre aux intérêts des différents groupes impactés par son action. La RSE est définie en 2011 par la Commission Européenne comme suit.

“C’est « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société »

Pour assumer cette responsabilité, il faut respecter législation et conventions collectives

Pour s’en acquitter pleinement, il faut avoir engagé en collaboration

étroite avec les parties prenantes, un processus destiné à intégrer les préoccupations en matière sociale, environnementale, éthique, de droits de l’homme et de consommateurs dans les activités commerciales et la stratégie de base”143

Il est important pour notre propos de distinguer la notion de parties prenantes de la théorie des parties prenantes, notamment défendue par Freeman [1984144]. Le terme est la traduction

de stakeholder, jeu de mot inspiré de stockholder, l’actionnaire, et désigne l’ensemble de

142 Effets générés par l’entreprise en dehors de ce qui dépend directement de la réalisation de son objet. On parle d’externalités négatives (pollution, par exemple) ou positives (impact sur la vie économique d’un territoire, par exemple).

143 Source : Ministère de l’Environnement, de l’Ecologie et de la Mer, http://www.developpement-

durable.gouv.fr/La-responsabilite-societale-des,45921.html consulté le 2 décembre 2016 144 Freeman, E., Strategic Management. A stakeholder approach, Boston, Pitman, 1984

95 ceux qui ont un intérêt (stake) autre que le fait de percevoir un dividende dans l’activité de l’entreprise. Les parties prenantes regroupent donc à la fois ceux qui participent à l’activité de l’entreprise (salariés, clients, fournisseurs) et ceux sur lesquels cette activité a une influence (clients, société civile, représentés par les associations et ONG). Pour Freeman, les parties prenantes sont “ tout groupe ou individu qui affecte ou est affecté par la réalisation d’un but d’une entreprise ”. Ayant la possibilité d’affecter autant que d’être affectées, les parties prenantes apparaissent alors comme les individus ou groupes indispensables à la survie de l’entreprise, et qui par conséquent peuvent être consultés pour certaines décisions ou certains arbitrages. Freeman lie alors dans sa théorie des parties prenantes les conceptions stratégiques, politiques et morales des organisations : rendre pérennes les organisations passe par correspondre aux attentes des parties prenantes, et donc plus largement de la société. Il s’agit en fait de faire sortir l’entreprise du seul marché, pour l’inclure dans la société, dans une représentation poreuse de l’organisation qui s’oppose à une représentation essentialiste de l’entreprise unifiée.

Ce que Freeman propose, c’est en fait une critique de la vision que les théories néo-libérales ont du but d’une entreprise, limité au profit à destination des actionnaires. Pour Freeman, ce profit ne serait qu’une conséquence de l’activité de l’entreprise. L’entreprise doit, pour sa pérennité, être gérée dans l’intérêt de ses parties prenantes, et une rationalité économique pure basée sur un rapport coût/bénéfice simple n’est pas une stratégie viable.

Les critiques de la théorie des parties prenantes portent en premier lieu sur les difficultés de gestion qui résultent de cette conception d’une entreprise gérée dans l’intérêt desdites parties, et en particulier de par la difficulté d’identification des parties [Mercier, 2010145] (si on les considère au niveau de l’individu, une même personne peut par exemple faire partie de plusieurs groupes aux intérêts divergents). Par ailleurs, on peut considérer qu’au travers de la satisfaction des parties prenantes, c’est tout de même la maximisation des gains économiques qui est visée [Bonnafous-Boucher et Dahl Rendtorff, 2014146]. C’est pourquoi notre propos ici n’est pas de considérer cette théorie dans sa dimension normative (l’entreprise doit gérer pour les parties prenantes), mais de l’utiliser “ comme cadre

descriptif, explicatif et interprétatif de modalités de décision et d’action pour le

145 Mercier, Samuel, Une analyse historique du concept de parties prenantes : quelles leçons pour l’avenir ?, Management&Avenir, 2010, vol.3, n°33,

146 Bonnafous-Boucher, Maria, et Dahl Rendtorff, Jacob, La théorie des parties prenantes, Paris, La Découverte, 2014

96

management ”147 en observant le rôle de la diffusion du concept dans la mise en place des politiques de RSE. En effet, en parallèle de son analyse dans la littérature scientifique, le terme devient un lieu commun de la littérature managériale professionnelle [Mullenbach, 2007148].

Selon Mercier [2001149] des auteurs avancent dès les années 30 l’idée que l’entreprise, pour maintenir la coopération entre ses différents acteurs qui est nécessaire à son fonctionnement, doit prendre des décisions qui ne favorisent pas l’une ou l’autre des parties, et conserver un certain équilibre. Des entreprises commencent cette période) à tenter d’identifier les groupes d’acteurs nécessaires à leur fonctionnement. General Electrics, par exemple, en retient quatre : les clients, les employés, la communauté et les actionnaires.

Pour Acquier et al. [2007150], on observe au cours de la période 1965-1980 un mouvement

de rationalisation des relations entre entreprises et société, qui passe par mise en question de la légitimité de l’entreprise dans les années 70 et donne naissance à la “corporate social

responsiveness” sous la forme notamment de réglementations sécuritaires. Ce mouvement

est ensuite l’objet d’une conceptualisation à partir des années 80, notamment avec le concept de partie prenante, avant que ces concepts ne soient transférés dans la sphère managériale à partir du milieu des années 90.

En 1990, le CNPF (qui deviendra le Medef) publie une brochure intitulée “Entreprise, éthique, justice et responsabilité”. La “moralisation” du capitalisme [Salmon, 2009151] passe

notamment par la multiplication des chartes et des engagements sociaux et écologiques pris par les entreprises.

Plus récemment, la norme ISO 26000 relative à la responsabilité sociétale des organisations acte l’importance de la notion de parties prenantes en proposant un cadre pour identifier celles-ci et dialoguer avec elles. De même, pour l’obtention de certains Labels comme le

147 Ibid.

148 Mullenbach, Astrid, L’apport de la théorie des parties prenantes à la modélisation de la responsabilité sociétale des entreprises, La Revue des Sciences de Gestion, 2007, vol.1, n°223

149 Mercier, Samuel, L’apport de la théorie des parties prenantes au management stratégique : une

synthèse de la littérature, XIe conférence de l’Association Internationale de Management Stratégique, 2001

150 Acquier, Aurélien, Aggeri, Franck, Une généalogie de la pensée managériale sur la RSE, Revue

Française de Gestion, 2007, vol.11, n°180

97 Label Diversité, l’entreprise doit solliciter ses parties prenantes internes et externes et obtenir leur concours dans la réalisation du dossier [El Abboubi et Cornet, 2010152].

Martinet [2007153] note cependant que la question des externalités et des relations entre

entreprises et société est au cœur même des régimes capitalistes. Il est en effet impossible de considérer l’entreprise comme un agent économique opaque n’ayant d’effet que ceux, directs et généralement volontaires, qu’elle produit sur son marché. On peut par exemple noter que le paternalisme industriel du 19e siècle pourrait déjà être considéré comme une forme de politique de responsabilité sociétale, puisque l’entreprise contribue alors à améliorer les conditions de vie de ses salariés et de leur famille au-delà du simple salaire versé.

Si l’interaction entre l’entreprise et son environnement n’est donc pas une problématique propre à la fin du 20e siècle et au début du 21e, l’objet des politiques de responsabilité sociétale a cependant évolué avec le contexte social en présence. Ils font en fait partie des stratégies de l’entreprise qui rentrent dans le modèle SWOT (“Strength and Weaknesses,

Opportunities and Threats”, soit forces et faiblesses, opportunités et menaces que

l’entreprise doit prendre en compte pour établir sa stratégie). Les critiques adressées à l’entreprise par l’extérieur (par lesdites “parties prenantes”, notamment) y sont autant de menaces qui doivent être prises en compte puisqu’elles peuvent résulter dans des difficultés ayant un impact direct sur l’activité économique de celle-ci. On peut alors accepter la définition selon laquelle “la responsabilité sociale de l’entreprise est l’ensemble des obligations légales ou volontaires qu’une entreprise doit assumer afin de passer pour un modèle imitable de bonne citoyenneté dans un milieu donné” [Pasquero, 2006154]. Cette

notion de modèle pourrait signifier que ce que l’entreprise prend en compte, c’est plus une sorte de “Zeitgeist”, une série de principes éthiques correspondant à l’époque et à la société avec laquelle elle interagit, que les intérêts spécifiques de chaque partie prenante. Être un modèle de bonne citoyenneté est cependant avant tout un calcul économique, qu’il s’agisse de ne pas payer les amendes correspondant aux minima légaux, de donner aux clients des

152 El Abboubi, Manal et Cornet, Annie, L’implication des parties prenantes comme un processus de construction sociale. Analyse à partir de la théorie de l’acteur-réseau, Management&Avenir, 2010, vol.3, n°33

153 Martinet, Alain Charles, Responsabilité sociale de l’entreprise, Revue française de Gestion,

2007/11

154 Pasquero, Jean, La responsabilité sociale comme nouvelle forme de régulation

98 raisons de préférer l’entreprise à une autre ou d’éviter la démotivation et donc le turn over des salariés.

La question de l’éthique et des valeurs agit alors pour les entreprises comme un “pansement symbolique” [Laufer, 1996155]. Cet effet est particulièrement remarquable en ce qui concerne

les entreprises qui exercent des activités relevant auparavant du service public et passées dans le secteur marchand : dans ces organisations, la responsabilité sociétale fait office de “mythe rationalisé de substitution” destiné à retrouver la légitimité qu’elles ont perdue avec le passage à une rationalité marchande [Delpuech Portales, 2012156]. La responsabilité

sociétale fait alors office de “justification” fournie par l’entreprise capitaliste en réponse aux critiques qui lui sont adressées [Boltanski et Chiapello, 1999157] : pour les auteurs, le

capitalisme modifie ses valeurs dominantes afin de répondre aux critiques qui lui sont adressées, de se redonner une légitimité et de permettre la motivation des cadres. Ils évoquent la critique “sociale” des inégalités générées par le système capitaliste, ainsi que la plus récente critique “artiste” qui présente la société marchande comme manquant d’authenticité et étouffant la créativité de l’individu. C’est de la récupération de cette critique artiste que naît en particulier la figure du réseau comme modèle d’un capitalisme libertaire. Une critique que l’on pourrait appeler “écologique” semble s’être ajoutée au cours des années 2000 aux éléments relevés par les auteurs.

Sur bien des points, les politiques de responsabilité sociétale fonctionnent donc sur le même modèle que les politiques de bien-être au travail (elles-mêmes adressées aux salariés, parties prenantes essentielles), et sont en lien avec le mouvement d’humanisation des rapports au travail qui est au cœur de l’entreprise post-fordiste : “Le oui au lieu du non, l’affirmation de

soi au lieu de l’abnégation, la positivité au lieu de la contrainte, le vouloir être au lieu du sacrifice structurent cette nouvelle éthique qui se réclame de l’épanouissement de la valorisation de l’individu et de la restauration possible de son intégrité dans et par le travail” [Salmon, 2009158].

155 Laufer, R., Quand diriger c’est légitimer, Revue française de gestion, 1996

156 Delpuech (Portales) Corinne, Pourquoi et comment les grands groupes dépositaires d'une

mission de service public s'approprient-ils les concepts de RSE et développement durable ? : application de la Poste et de GDF SUEZ, Thèse de doctorat, Université de Toulouse, 2012

157 Boltanski, Luc, et Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 158 Op. Cit.

99 Pour Salmon, ce qui évolue avec l’avènement de la RSE et des politiques de management “humain”, c’est alors moins l’attachement de l’entreprise à respecter les valeurs religieuses ou politiques de la société dans laquelle elle prend place que le fait qu’elle fasse de son propre fonctionnement la référence en matière de valeurs. L’entreprise doit être le lieu d’épanouissement de la personne, permettant la naissance d’une aristocratie inspirée, travailleurs d’élite qui se séparent de la masse des individus indifférenciés en ayant la possibilité d’être “eux-mêmes”, mais également en offrant un cadre hors travail permettant la qualité de vie (salles de sport en entreprise, sauna et salons de massage…). Ces éléments ne sont pas étrangers aux évolutions des entreprises dans leurs modes de fonctionnement que nous détaillerons dans le chapitre 3. Ainsi, si le “nous ensemble” (les différents salariés formant l’entreprise comme groupe) doit remplacer la lutte des classes et l’opposition d’un “nous” ouvriers au “eux” patronat, dans une représentation consensuelle des rapports sociaux et d’une identité collective [Salmon, 2009159], ce “nous” est avant tout une somme

d’individus distincts, dont les différences individuelles sont mises en exergue mais qui se mettent ensemble d’une façon qui veut être vue comme volontaire (le choix de travailler dans une entreprise, sur un projet), ce qui n’est pas sans rappeler une dimension d’associativité. L’idée de l’épanouissement individuel et de la valorisation de chacun et de sa contribution nous semble d’ailleurs pouvoir être mis en lien avec l’apparition des politiques de gestion des compétences à la fin des années 90, qui vont avec une individualisation de la gestion des carrières.

RSE et bien-être semblent donc former un tout qui est l’avatar actuel de la réponse du capitalisme aux critiques qui lui sont adressées. Ils partagent l’objectif de satisfaire différentes parties prenantes afin de ne pas subir un contrecoup (ou un contre-coût) économique dû à une crise de légitimité en interne (baisse de motivation, de productivité, hausse du turnover) ou en externe (crises médiatiques ayant un impact sur la clientèle, par exemple)160. Il s’agit alors de décliner des réponses à ces critiques exprimées en faisant usage de terme qui ont une connotation positive, dépassant la simple absence de symptôme ou de

159 Ibid.

160 RSE comme Bien-être sont concernés par les deux aspects internes et externes, l’image de l’entreprise pouvant être un facteur motivant pour les salariés et les politiques de RSE offrant des avantages à ceux-ci, et à l’inverse les scandales concernant la qualité de vie au travail pouvant avoir des répercussions médiatiques fortes.

100 problème légal [De Zanet et Vandenberghe, 2002161] : on parle de “bien-être” ou de “qualité

de vie au travail” plutôt que de lutte contre le stress et les risques de suicide, de “diversité” plutôt que de lutte contre les discriminations, de “développement durable” ou d’investissement de l’entreprise dans son territoire…

Dans le document Du bénévole au jeune cadre (Page 94-100)