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La personnalité est-elle une compétence comme les autres ?

Dans le document Du bénévole au jeune cadre (Page 141-148)

Conclusion : Une cohérence des activités associatives avec les valeurs affichées de l’entreprise, mais aussi avec ses besoins

3.1.3. La personnalité est-elle une compétence comme les autres ?

Définir la compétence en partant des usages

Afin de donner une définition très nécessaire à “cet obscur objet qu’est la compétence” [Marchal, 2015213], nous souhaitons partir tout d’abord de la notion telle qu’elle existe dans

le langage vernaculaire des recruteurs et des jeunes diplômés. En effet, le concept est né dans plusieurs disciplines en parallèle et dispose à la fois d’une multiplicité d’usages scientifiques et d’une multiplicité d’usages profanes. Ainsi nous souhaitons, plutôt que d’essayer de faire rentrer les usages dans des définitions, suivre dans un premier temps l’idée de Bourdieu [1982214] qui estime que le sociologue prend des notions qui existent déjà dans l’espace

public et doit prendre pour objet les opérations sociales de nomination pour “examiner la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales”. Tanguy et Ropé précisent d’ailleurs que “les usages qui sont fait de la notion de compétence ne permettent pas d’enfermer celle-ci dans une définition” [1994215] : il convient de déterminer une définition

ad hoc correspondant aux usages du champ que l’on souhaite étudier.

Plusieurs des recruteurs interrogés s’étonnent de ce que tant de jeunes diplômés ne sachent pas ce qu’est une compétence, semblant avoir une idée très arrêtée sur la question. Pourtant lorsqu’on leur demande leur propre définition, certains listent des séries d’exemples, d’autres citent le triptyque “savoir, savoir-faire, savoir-être”, termes qui demanderaient eux-mêmes définition. C’est d’ailleurs ce que l’on a vu précédemment avec les usages indéterminés des termes compétences, qualités et personnalité. On a donc bien affaire ici à un terme flou, polysémique et difficile à définir, ce qui serait d’ailleurs à l’origine de son succès [Laroche

et alii, 1998 in Loufradi-Fedida et Saint Germes, 2013216]. Si certains acteurs ont une vision

assez théorique du sujet, comme M. F., il semble que la plupart intériorisent une définition de la compétence à partir de la foison d’usages qui en est fait, notamment les usages en tant que mot d’ordre.

213Op. Cit.

214Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982

215Ropé, François, et Tanguy, Lucie (dir), Savoirs et Compétences : de l’usage de cette notion dans

l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan, 1994

216Loufrani Fedida, Sabrina et Saint Germes, Eve, Compétences individuelles et employabilité :

142 “Oui, je leur demande, c’est quoi vos compétences, ils vont me dire la rigueur, la…

je dis la rigueur c’est pas une compétence, c’est une aptitude peut être… ils savent pas ce que c’est… d’ailleurs vous faites le test, personne sait ce que… y’a pas quinze type de compétences, y’a trois catégories de compétences, pas plus, y’a des compétences techniques, relationnelles et organisationnelles, et les gens savent pas… après on peut mettre plein de choses dedans, c’est juste une capacité à mobiliser les ressources intrinsèques, les diplômes, les expériences, et extrinsèques, et à s’adapter à l’environnement dans lequel on évolue. Mais la majorité savent pas, neuf personnes sur dix savent pas ce que c’est une compétence, peuvent pas vous donner la bonne définition.” (M. F., RH, PME)

Dans la notion de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, développée dans les entreprises depuis la fin des années 90 comme un nouveau mode de gestion des ressources humaines [Parlier, 1996217], se dessine une première explication à l’ampleur qu’a

pris l’usage du mot. Identifier et reconnaître la compétence est serait crucial pour la réactivité de l’entreprise dans un environnement changeant. En effet, identifier et valider la compétence doit servir à positionner sur chaque poste, et notamment sur les postes émergents demandant des gestes qui ne sont encore routiniers à personne, le salarié qui lui correspond le mieux. La compétence est donc avant tout transférable d’un poste de l’entreprise à l’autre, soit attachée à la personne du salarié.

Le recrutement et la notion de compétence transférable

Entrant dans le domaine du recrutement, la compétence devient ensuite transférable d’une entreprise à une autre. Ce lien avec le domaine du recrutement nous semble à relier à deux mouvements.

En premier lieu, l’omniprésence dans le recrutement des questions de lutte contre la discrimination, depuis les années 2000 notamment avec la Charte de la diversité218 en 2004

puis la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances219, renouvelle la force

217Parlier, M., La compétence, nouveau modèle de gestion des ressources humaines, Personnel,

1996, n° 366

218http://www.charte-diversite.com/charte-diversite-texte-engagement.php

143 de la notion de compétence. En effet, le terme fait partie intégrante de la rhétorique qui entoure la discrimination : les salaires et les chances d’embauches doivent être égaux “à compétence égale”, et au final, pour être sûr de ne pas tomber dans un des critères discriminatoires, c’est la compétence qui devrait être seul critère de différenciation entre les candidats.

En second, la banalisation du chômage fait émerger la question de l’employabilité des personnes et avec elle l’idée que la compétence ne serait plus seulement constatée en action par l’entreprise mais possédée par un individu et donc applicable à un autre emploi [Dietrich, 2010, cité par Loufrani-Fedida et Saint Germes, 2013220]. Elle peut être identifiée et validée

en dehors de l’entreprise par le biais d’un bilan de compétences, par exemple. C’est donc à l’individu qu’il convient de travailler à l’accroissement de sa compétence, voire de développer un nouveau volet de la trilogie des savoirs : le savoir-évoluer, la capacité à construire et reconfigurer sa compétence, aussi appelé capacité dynamique de l’individu221

[Loufrani-Fedida et Saint Germes, 2013222].

La notion de compétence transférable prend également une nouvelle ampleur dans ce contexte : la chute du nombre de postes disponibles dans les secteurs en déclin ou l’émergence rapide de nouveaux métiers et de nouveaux secteurs demande de considérer la transférabilité de la compétence au-delà des frontières d’une même entreprise ou de postes similaires. L’identification de la compétence doit alors permettre les reconversions. On parle parfois également de compétences “transversales”, utilisables dans une grande variété de situations. Il faut ici faire revenir le pluriel de compétence, car cette idée de transversalité rapproche la définition de celles-ci des définitions ayant émergé dans le domaine des sciences de l’éducation, où les compétences sont les “savoirs transversaux” qui sous-tendent et transcendent l’apprentissage et la restitution des savoirs spécifiques à chaque matière. Les compétences sont ici des savoirs transversaux sous-tendant la mise en œuvre d’une activité dans un contexte, et pouvant par conséquent être utilisés dans d’autres contextes plus ou moins proches.

220 Op. Cit.

221 D’après la notion de capacité dynamique des organisations [Teece et al., 1997] 222 Op. Cit.

144 Pour Giret et Albandea [2016223], la notion de compétences est alors préférable à celle de

personnalité même lorsqu’il s’agit d’évoquer ce qui ne relève pas d’un savoir-faire technique, car il ne s’agit pas de caractéristiques d’un individu mais au contraire de capacités qui peuvent évoluer et dépendent d’apprentissages. Cet apprentissage est cependant fortement influencé par les caractéristiques du milieu familial.

Ils remarquent que ces compétences “non cognitives” prennent une place de plus en plus cruciale sur le marché du travail. Pour les prendre en compte, différentes terminologies sont apparues, notamment compétences sociales, émotionnelles, ou les fameuses “soft skills”. Au-delà d’une idée de transférabilité d’une compétence spécifique d’une situation à une autre, il s’agirait ici de compétences qui seraient applicables à presque toutes les situations du travail quotidien, quel que soit le secteur ou le poste considéré.

Cette évolution du terme est un terrain favorable au sujet qui nous occupe. En effet, le fait d’utiliser les “savoirs vernaculaires” des travailleurs est une des caractéristiques de l’entreprise post-fordiste [Gorz, 2003224]. C’est ce que résume Dominique Thierry au sein

de la notion de compétence expérientielle : toute expérience, professionnelle ou non, produit de la compétence. On voit apparaître ici une possibilité pour les entreprises de reconnaître comme compétence les acquis des activités associatives.

Une définition distinguant compétence et compétences

Quelle définition retenir alors ? Il nous semble essentiel, pour englober la diversité des notions liée au flou du terme lorsqu’il est employé par les recruteurs, de séparer la notion de “compétence” au singulier des “compétences” au pluriel.

Ainsi, pour la notion au singulier on pourra retenir cette définition donnée par Vergneaud [2001225], conçue pour s’appliquer aux mathématiques mais à dimension cependant

fortement générale :

223 Giret, Jean François, et Albandea, Ines, L’effet des soft skills sur la rémunération des diplômés,

Cereq NetDoc, Janvier 2016, n°149

224Gorz, André, L’Immatériel, connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003 225Vergneaud, Gérard, Forme prédicative et forme opératoire de la connaissance, Actes du Colloque GDM 2001, Jean Portugais (dir.), La notion de compétence en enseignement des

mathématiques, analyse didactique des effets de son introduction sur les pratiques de la formation,

145 « A est plus compétent que B s’il s’y prend d’une meilleure manière. […] A est plus

compétent s’il dispose d’un répertoire de ressources alternatives qui lui permet d’utiliser tantôt une procédure, tantôt une autre, et de s’adapter ainsi plus aisément aux différents cas de figure qui peuvent se présenter. A est plus compétent s’il sait se débrouiller devant une situation d’une catégorie jamais rencontrée auparavant. ».

Cette définition est assez proche de celle retenue par Zarifian [1999226] qui voit dans la

compétence la capacité à réagir à un événement ou de celle de De Terssac [2011227] pour qui

la compétence est tout ce qui permet de traduire des savoirs en action. Ici, il s’agit de la capacité à recombiner les différentes ressources détenues afin de trouver la réaction la plus appropriée à la situation, soit par imitation soit par innovation [d’Iribarne, 1993228]. Dans le

cadre de cette définition, on peut supposer que lorsque les recruteurs parlent d’adaptabilité (aux situations ou aux personnes) et de sens de l’initiative, il s’agit de la définition même de la compétence. La définition de Vergneaud nous semble particulièrement adaptée à la question du recrutement, en ce qu’elle propose de définir non pas le fait d’être compétent dans l’absolu mais le fait pour un individu d’être plus compétent qu’un autre ou que les autres, ce qui est bien l’enjeu de la sélection.

De plus, on qualifiera de “compétences” au pluriel, en accord avec ce qui nous semble ressortir des discours des recruteurs, à la fois les différentes ressources mobilisées au cours de l’action et les modes de combinaison de ces ressources. Les compétences sont donc à l’origine de la compétence, mais il faut leur ajouter la capacité à les mobiliser à bon escient.

Qu’advient-il alors de la notion de personnalité ? Dans sa dimension utile à l’entreprise et mobilisée au cours de l’activité de travail (soit tout ce qui dépasse de ladite “machine à café”), les acquis qualifiés de personnalité, attitudes ou “savoir-être” par les recruteurs nous semblent bien rentrer dans la notion de compétence telle que définie ici : les candidats ayant une “bonne personnalité” seront plus à même de bien réagir aux situations (la personnalité étant soit la compétence quand il s’agit d’être créatif, ou un mode opératoire) et chacune de

226 Zarifian, Philippe, Objectif Compétences, Paris, Éditions Liaisons, 1999

227De Terssac, Gilbert, Savoirs, compétences et travail, in Barbier, Jean Marie (dir.), Savoirs théoriques

et savoirs d'action, Paris, PUF, 2011

228D’Iribarne, Philippe, in Aubret et. al, Savoirs et pouvoir, les compétences en question, Paris, PUF, 1993

146 leurs expériences hors travail sera un registre de ressources appartenant au “potentiel” du salarié et permettant d’élargir le registre de situations face auxquelles il est compétent. Dans la partie suivante, nous nous pencherons sur les différents domaines de mise en application de la compétence valorisés par les recruteurs et la façon dont ils sont caractéristiques des organisations contemporaines. Avec cette définition, il paraît en effet évident que plus les ressources sont diversifiées, et donc plus elles combinent des acquis du monde professionnel et des acquis hors de celui-ci, plus l’individu est compétent. Nous allons dans une deuxième partie regarder en quoi les ressources extérieures à l’entreprise semblent particulièrement utiles aux situations rencontrées au cœur de celle-ci. Dans une troisième partie, il conviendra de regarder à quel point ces ressources sont considérées comme légitimes par rapport aux situations professionnelles et par conséquent à quel point les recruteurs acceptent de les valider comme ressources clé.

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Partie 2 : La compétence expérientielle en cohérence avec les

besoins des entreprises

L’entreprise post-fordienne tend à se nourrir de tout ce qui lui est extérieur et nous avons vu au cours du chapitre précédent en quoi ce mouvement de rapprochement de l’entreprise et son environnement est une tendance tenant en partie d’une affirmation de légitimité [Boltanski et Chiapello, 1999229]. Dans ce chapitre, nous souhaitons cependant analyser cette

question non plus sous l’angle du principe mais sous celui du besoin.

Ce besoin d’assimiler la créativité non directement développée au sein de l’entreprise se traduit en premier lieu par les actions visant à profiter de la “sagesse des foules” [Guittard et Schenk, 2013230] : crowdsourcing, plateformes de création en réseau… Notre interrogation

était donc de savoir à quel point elle se fait également en assimilant dans l’entreprise des personnes dotées d’une compétence développée à l’extérieur de celle-ci. En effet, pour Sue [2011231] « ce qui conditionne [la créativité] se situe largement hors travail ».

Lorsque les recruteurs se penchent sur la compétence développée par les jeunes au sein de leurs activités associatives, il nous semble en effet qu’ils sont à la recherche d’acquis qui sont à la fois cruciaux pour les besoins des organisations au vu des évolutions de celles-ci, mais qui sont également difficiles à repérer au travers de l’expérience professionnelle, parallèlement à ce que Giret et Beduwé [2004232] repèrent sur les usages que les recruteurs

font des expériences de jobs étudiants. De fait, “la nécessité de travailler en équipe,

l’autonomie et l’absence de contrôle hiérarchique accentueraient au niveau des politiques de ressources humaines un besoin plus important de compétences sociales, relationnelles ou émotionnelles” [Albandea et Giret, 2016233]. Ainsi, les activités associatives sont le lieu

d’apprentissages informels, définis comme “Tout phénomène d'acquisition et/ou de modification durable de savoirs produits en dehors des périodes explicitement consacrées

229 Boltanski, Luc, et Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999

230 Guittard, Claude et Schenk, Eric, Le Crowdsourcing : Typologie et enjeux d’une externalisation vers

la foule, Document de travail, BETA, 2011

231 Sue, Roger, Sommes-nous vraiment prêts à changer ?: Le social au cœur de l'économie, Paris, LLL, 2011

232Giret, Jean François, et Beduwé, Catherine, Le travail en cours d’études a-t-il une valeur

professionnelle ?, CEREQ, 2004, NEF 7

148 par le sujet aux actions de formation instituées et susceptibles d'être investis dans l'activité professionnelle.” [Carré et Charbonnier, 2003234], qui complètent les apprentissages formels

du milieu éducatif et des premières expériences en milieu professionnel.

3.2.1. Les transformations des entreprises avec l'avènement du capitalisme

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