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un état de l’art interactionniste

1 Quelques repères théoriques pour l’acquisition du

1.1 L’interaction humaine comme moteur du développement

1.1.1 Quantité et qualité du langage adressé à l’enfant

Le rôle central de l’environnement a été montré par différentes études (cf. par exemple : Barnes et al., 1983 ; Hoff-Ginsberg, 1998). De plus, pour vérifier la part de l’environnement et du facteur biologique, plusieurs projets longitudinaux se sont intéressés au développement du langage chez des enfants adoptés ou chez des jumeaux mono ou dizygotes, comme par exemple la Twins Early

Development Study, basée au King College de Londres, dans laquelle collaborent

plusieurs généticiens, logopédistes, psychologues, linguistes et représentants d’autres disciplines. Ils ont étudié environ 15'000 couples de jumeaux nés en 1994, 1995 et 1996 en Angleterre. Les résultats obtenus indiquent que si la

production vocale (en termes d’habiletés articulatoires) semble davantage influencée par des questions génétiques, le langage est quant à lui fortement lié à l’environnement (Hayou-Thomas et al., 2010), ce dernier se modifiant et s’adaptant en fonction des dispositions de l’enfant. L’environnement entourant l’enfant joue donc un rôle à lui tout seul mais également en interaction avec le bagage biologique de l’enfant. Les résultats concernant la lecture semblent également aller dans la même direction. Harlaar et al. (2008) ont en fait montré que le décryptage est lié dans une plus large mesure à la composante biologique mais que la compréhension d’un texte (fondamentale quand l’enfant doit passer de la phase « apprendre à lire » à celle de « lire pour apprendre ») est dans une plus large mesure liée à des facteurs externes. Toujours au niveau macro- quantitatif, la variabilité de l’environnement joue également un rôle : Friend et al. (2009) ont montré que le facteur biologique a une plus grande importance lorsque les parents ont un niveau d’éducation plus haut2. Les premiers résultats du projet « Early Language in Victoria Study » (cf. Reilly et al., 2010), une étude longitudinale sur 1910 enfants australiens, vont dans la même direction. De plus, l’étude de Hart et Risley (1995) a montré que la quantité d’exposition au langage parental adressé aux enfants varie grandement d’une famille à l’autre et que la quantité et la qualité du langage parental dans les premiers trois ans de vie d’un enfant sont fortement corrélées avec l’étendue du vocabulaire des enfants à 3 et à 9 ans.

Comme nous venons de le voir, le rôle de l’environnement semble avoir un impact essentiel sur l’acquisition du langage, mais les chercheurs ne se sont pas limités à des études corrélationnelles entre quantités de langage. Ils ont également étudié les contextes dans lesquels les interactions adulte-enfant ont lieu et les particularités du langage des adultes dans ces contextes. En effet, si l’on considère que l’interaction est essentielle dans le développement du langage, il est donc central d’en comprendre les caractéristiques et les spécificités. Pour cela,

2 Les conclusions qu’on peut tirer d’études similaires effectuées avec des enfants présentant des troubles du

développement du langage (Tomblin et al., 1997 ou la synthèse de Stromswold, 1998) sont opposées. Les troubles du langage semblent en fait avoir une forte composante génétique. Nous reviendrons sur les troubles du développement du langage dans le chapitre 2.

il est impératif d’analyser en détail les productions orales des adultes lorsqu’ils s’adressent aux enfants.

La littérature est riche d’études qui montrent que l’influence de l’interaction n’est pas résumable à la formule « plus on parle à l’enfant plus celui-ci va développer son langage », mais il semble également que la qualité du langage adressé ait une influence importante. Ainsi les épisodes d’attention conjointe semblent être particulièrement importants (Moore & Dunham, 1995). Par exemple, la prise en compte du focus attentionnel de l’enfant influencerait le rythme d’acquisition du vocabulaire (Tomasello & Todd, 1983).

Tomasello et Farrar (1986) ont étudié deux conditions dans lesquelles des nouveaux mots sont présentés aux enfants : dans la première de ces conditions, l’observateur dénomme ce que l’enfant est en train de regarder ; dans la seconde, l’observateur dénomme un autre objet qu’il montre à l’enfant sans que cet objet n’ait été dans le focus attentionnel de l’enfant. Leur recherche montre, dans une seconde phase, que les enfants ont une meilleure compréhension du mot qui leur a été proposé dans la première condition. Tomasello et Todd (1983) ainsi que Tomasello et Farrar (1986) ont également étudié des dyades mère-enfant de manière longitudinale et ils ont pu montrer que l’étendue du vocabulaire est liée au nombre d’épisodes d’attention conjointe et à la proportion de références que la mère a produit pendant ces épisodes. De plus, Saxon (1997) a montré que la durée des épisodes d’attention conjointe entre 6-8 mois corrèle positivement avec l’étendue du vocabulaire à 17 et 24 mois, ce qui signifie que plus les épisodes d’attention conjointe sont longs plus étendu sera le vocabulaire.

Par ailleurs, les contextes interactionnels dans lesquels se déroulent les interactions adulte-enfant présentent des caractéristiques spécifiques. Concernant ces séquences d’interaction, Bruner (1975a, 1975b), étudiant des dyades mère- enfant, en a montré le caractère formaté et leur structure dialogique. Bruner et collaborateurs parlent de formats d’actions (Ninio & Bruner, 1978). Ces interactions routinières, basées sur des scénarios et des scripts partagés par l’adulte (notamment la mère) et l’enfant, permettent à ce dernier de se repérer dans un contexte qui lui est familier (Ninio, 1980 ; Snow & Goldfield, 1983 ; Short-

Myerson & Abbeduto, 1997). Il est important de préciser que pour Nelson (1986) les scripts (ou events) sont des composantes d’organisation de la cognition humaine.

Si, que ce soit pour l’acquisition lexicale ou pour l’acquisition syntaxique, l’enfant semble enchaîner sur les productions de l’adulte de manière imitative dans un premier temps, puis dans un second temps de manière autonome, le langage des adultes est plus qu’un simple modèle pour les enfants (Snow et Ferguson, 1977 ; Bruner, 1983/1987).

Du côté des enfants, c’est en interaction qu’ils peuvent pratiquer les formes qui leur permettent d’exprimer leurs intentions communicatives, et cela dans les trois périodes d’acquisition traditionnellement mises en évidence par les chercheurs (pré-linguistique, du langage et de la langue). Ainsi, pendant la période pré- linguistique, Bruner (1983/1987) a mis en évidence que les premiers gestes de pointage sont des actes communicatifs qui s’inscrivent dans des échanges sociaux qui ont du sens entre un adulte et un enfant. Il est intéressant de noter que nous pouvons observer dans ces gestes des actes de langage que l’on retrouvera plus tard exprimés de manière verbale. Bates, Camaioni et Volterra (1975), qui assignent au pointage un rôle d’ «outil social », montrent que les jeunes enfants utilisent le pointage avec une fonction proto-impérative (pointer pour que l’adulte amène un objet à l’enfant) et proto-déclarative (attirer l’attention de l’adulte). Dans une étude plus récente, Tomasello et collaborateurs (2007) montrent que, lors de leurs apparitions vers 12 mois, les pointages possèdent déjà des caractéristiques propres au langage, comme la prise en compte des intentions, de l’attention et des connaissances de l’interlocuteur. On peut ainsi reconnaître dans ces gestes des logiques de coopération propres à l’être humain (aider en informant et partager des émotions et des attitudes). Ces résultats montrent également une continuité entre les développements.

Plus tard, lors de la phase de transition entre des holophrases et le début de la combinatoire (énoncés à deux éléments), l’enfant semble « distribuer » une même intention communicative sur plusieurs tours de parole, et ce avant d’être capable

d’articuler deux termes dans un même énoncé (Veneziano, Sinclair, & Berthoud, 1990), ce que Scollon (1979) appelle « constructions verticales ».

Les productions des enfants semblent donc se positionner progressivement sur un continuum allant de la polygestion à la monogestion. Cela signifie qu’un enfant ne peut pas encore « produire tout seul ce qu’il produit grâce au fonctionnement conversationnel et au cadre fourni par l’adulte » (Veneziano, 1997 : 199). Ce patron n’est pas observable uniquement dans les premières productions des enfants mais se retrouve dans la production de conduites discursives et des genres de discours.

L’enfant appuie donc ses productions verbales sur les contributions d’un locuteur plus compétent. Cela est possible grâce aux caractéristiques des productions des adultes lorsqu’ils interagissent avec un enfant. Par exemple, le rôle des mères semble primordial pour l’entrée des enfants dans la signification : les mères témoignent d’une tendance à sur-interpréter les productions vocales des enfants et à traiter le comportement de ces derniers comme s’il était signifiant (Veneziano, 1997).

Plus généralement, plusieurs auteurs ont désormais mis en évidence des particularités dans les productions orales des adultes lorsqu’ils s’adressent à un enfant.

On peut résumer avec la notion de « langage modulé » (Snow, 1977 ; Veneziano, 1987) les procédés que l’adulte semble mobiliser pour entrer dans la zone proximale de développement de l’enfant. Il s’agit principalement de modifications/adaptations de l’hauteur tonale, du rythme d’élocution, de l’utilisation prédominante de mots fréquents ou à référence concrète et de redondance, de la réduction de la longueur des énoncés, de simplifications et de marquages de l’attention conjointe.

Le langage modulé peut être autant explicite qu’implicite (Demetras, Nolan, & Snow, 1986) et contenir plus ou moins de questions et/ou de commentaires (Fivush & Fromhoff, 1988) et d’interventions recourant au langage non littéral (Sell, Kreuz, & Coppenrath, 1997).

Un aspect intéressant de l’adaptation des adultes se situe dans le lien sémantique entre des paires d’énoncés produits par un enfant et sa mère, c’est-à-dire lorsque l’énoncé de la mère porte sur le même thème que celui de l’enfant. En effet, suite à la production d’un enfant, les adultes (la littérature reporte souvent le cas des mères) répètent (en donnant une sorte d’accusé de réception) l’énoncé de l’enfant, le reformulent au niveau phonologique, lexical ou morphosyntaxique ou peuvent faire des extensions, c’est-à-dire ajouter des éléments thématiques liés à l’énoncé de l’enfant pour le compléter (cf. également la synthèse de Marcos, 2004). Ces épisodes de contingence sémantique semblent avoir un rôle important et positif sur l’acquisition du langage (Snow, Perlman & Nathan, 1987 ; Pine, 1994).

Les reformulations semblent être le cas par excellence de répliques liées sémantiquement (Conti-Ramsden & Adams, 1998). Il est important de signaler que la reformulation a deux fonctions principales : permettre à la communication de se poursuivre et agir comme des corrections implicites de l’énoncé de l’enfant (Clark, 1999 ; Farrar, 1992 ; Saxton, 2000, 2005 ; Chouinard & Clark, 2003). C’est- à-dire que les reformulations permettent à l’adulte de confirmer l’intention communicative de l’enfant (Chouinard & Clark, 2003) et de la replacer dans la conversation en cours (Bernicot, Salazar Orvig & Veneziano, 2006) avec une forme adéquate.

Baker et Nelson (1984) ainsi que Nelson et al. (1973) ont étudié l’impact de la reformulation avec des études expérimentales. Ainsi, les enfants qui étaient dans le groupe « reformulation » présentent de meilleurs résultats au niveau des différentes formes linguistiques proposées à la fin de l’expérimentation que ceux qui étaient dans le groupe d’enfants auxquels les expérimentateurs n’ont pas fourni de reformulations.

Pour décrire le rôle des adultes, Bruner a développé au fil de ses travaux la notion d’étayage. Les processus d’étayage sont intrinsèquement liés au concept de « zone proximale de développement » (Vygotsky, 1934/1985). Il s’agit des interventions de l’adulte qui visent à aider l’enfant et lui permettent de résoudre des problèmes qu’il ne savait pas résoudre tout seul auparavant (Bruner 1983/1987). Wood, Bruner et Ross (1976), en étudiant le rôle des mères en

interaction avec leur enfant dans une situation de construction d’une pyramide avec des cubes en bois, ont repéré six fonctions principales de tutorat :

 L’enrôlement dans la tâche : le tuteur engage l'intérêt et l'adhésion de l'enfant pour une tâche sélectionnée ;

 la réduction des degrés de liberté : en réduisant la liberté d’action de l’enfant, le tuteur simplifie la tâche du novice ;

 le maintien de l'orientation : l’expert cherche à éviter que le novice ne s’éloigne de la tâche sélectionnée, en essayant de faire converger l’attention sur la tâche tout en évitant les distractions ;

 la conduite de signalisation des caractéristiques déterminantes pour l'exécution de la tâche ;

 la démonstration : le tuteur présente des modèles de solution.

Pour mettre davantage en évidence, d’une part, la nature essentiellement langagière de l’étayage indépendamment de l’objet sur lequel il porte et, d’autre part, l’importance du dialogue, de Weck (1998), en référence à Hudelot et Vasseur (1997), retient trois sens pour le concept d’étayage (p. 14):

 « l’étayage comme réaction aux dires des autres […] dans le cadre des interactions adulte-enfant, les dialogues présentant souvent une structuration où la dépendance aux dires de l’autre est très forte et prévisible, ce que Bruner appelait les formats (exemples : dialogues à propos d’images, d’activités routinières ou encore lors des premières évocations d’événements vécus).

 L’étayage comme ressource pour le novice : dans le cadre des formats, les interventions de l’expert sont une source importante d’aide pour le novice qui peut prendre appui sur les connaissances de l’expert, celui-ci assurant la poursuite et la cohérence du dialogue.

 L’étayage comme déclencheur d’activité : « […] l’étayage permettant au novice de faire avec l’expert ce qu’il n’aurait pas pu faire tout seul. »

Ces considérations nous permettent de concevoir cette adaptation langagière de l’adulte comme un réglage minutieux (McTear & Conti-Ramsden, 1996). Cette

adaptation est particulièrement visible dans le fait que le développement progressif du langage de l’enfant entraîne une complexification du langage de la mère (D'Odorico, Salerni, Cassibba, & Jacob, 1999 ; Snow, 1972).

Comme nous l’avons dit plus haut, entrer dans le langage signifie entrer dans les genres de discours qui le composent. En effet, les adultes ne soutiennent pas uniquement les aspects formels du langage. Ainsi, comme le relève de Weck (1998), on peut reconnaître quatre fonctions principales de l’étayage à un niveau discursif :

 Fonction de recadrage du genre de dialogue : l’adulte guide l’enfant dans le maintien du genre discursif sélectionné et l’aide à prendre en charge le rôle discursif qui lui est proposé dans le genre de discours en question.

 Fonction de planification du genre de dialogue : par certaines interventions, l’adulte cherche à cadrer l’enfant dans la planification du genre de dialogue (organisation du discours) en simplifiant le rôle discursif de l’enfant de manière à lui permettre de poursuivre le dialogue.

 Amélioration de la textualisation du genre de dialogue : l’adulte intervient dans le but de montrer à l’enfant, sur les plans énonciatif, phonologique, lexical et syntaxique, les caractéristiques déterminantes du genre de dialogue sélectionné ou pour faciliter l’intercompréhension entre interlocuteurs.

 Régulation de l’interaction : certaines interventions de l’adulte, n’étant pas strictement liées au genre de dialogue, « attestent que l’adulte s’aligne sur le mode de traitement que l’enfant adopte pour certains éléments du référent de manière à que le dialogue puisse se poursuivre » (de Weck, 1998, p. 20).