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Peut-on délimiter les notions d’explication et celle de justification ?

un état de l’art interactionniste

3 Les conduites explicatives-justificatives : définitions

3.4 Peut-on délimiter les notions d’explication et celle de justification ?

Une approche complémentaire pour saisir ce que sont une explication et une justification est de chercher à définir ce que celles-ci ne sont pas en les opposant à d’autre « parties de discours » (cf. également Fasel Lauzon, 2009). Traditionnellement, l’explication s’oppose à la justification, à l’explicitation, à l’argumentation ainsi qu’à la description et à la narration.

Nous allons commencer cet aperçu des oppositions en opposant explication et justification. Afin de résoudre cette ambiguïté et de discuter leur relation avec la notion d’étayage14, Apothéloz et Brandt (1992) partent de l’idée que nous pouvons observer la co-présence du mouvement explicatif et justificatif dans un même discours. Ces deux auteurs (1992, p. 60) gardent tout de même le terme justification « lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi on peut dire telle ou telle chose » et ils réservent « le terme d’explication au cas où on explique pourquoi les choses

sont ainsi ». Ils proposent également que la valeur justificative est

hiérarchiquement supérieure à la valeur explicative : « la raison justifie la conclusion parce qu’elle l’explique et non l’inverse » (p. 61). Ils discutent ensuite les travaux de Govier (1987), du Groupe Lamba-l (1975) ainsi que les théories des actes de langage dans les versions d’Austin (1975) et de Searle (1972) pour arriver à la conclusion que des justifications sans fondement explicatif existent. Grâce à l’analyse des statuts assertifs Apothèloz et Brandt (1992) caractérisent finalement ces deux mouvements comme suit :

« L’explication [se présente, Ndr] comme une tentative d’accroître la connaissance de l’interlocuteur (valeur informationnelle), alors que la justification se présente comme une tentative d’accroître le crédit accordé par l’interlocuteur à un jugement donné (valeur plus proprement argumentative). Ces procédures ne sont bien sûr pas incompatibles, et quand elles sont co-présentes, l’explication sert de fondement à la justification » (1992, p. 88)

14 Il s’agit dans ce cas de la notion d’étayage telle qu’introduite par Apothéloz et Miéville (1985) pour

représenter les organisations raisonnées et non de la notion telle qu’on l’attribue à Bruner (1983/1987). Ces opérations d’étayage sont un « appui d’un énoncé par un autre segment du discours : causalité, finalité, recours à l’exemple,… » (Golder, 1996 :121).

Veneziano et Hudelot (2002) proposent que la distinction entre justification et explication, quand les deux conduites ne se présentent pas réunies, concerne plutôt la portée et non la nature de la conduite. Ainsi on peut parler d’une conduite justificative lorsque ce qui est justifié est un acte communicatif, verbal ou gestuel, c’est-à-dire que « l’explanans porte sur la raison d’accomplir l’acte même de dire ou de faire » (p. 220). A l’inverse on peut parler de conduite explicative « lorsque l’explanans porte sur le contenu de l’explanandum » (p. 220).

Macário Lopes (2009) propose que la justification se distingue de la cause car à la différence de celle-ci, elle ne met pas en relation deux contenus propositionnels, mais elle supporte le propos principal du locuteur (typiquement avec une valeur épistémique). De plus, une justification peut suivre un autre acte de langage (par exemple un acte directif) alors que la cause ne peut suivre qu’un acte assertif. Par ailleurs, elle se présenterait sous forme de deux phrases distinctes, alors que dans le cas de la cause il s’agirait d’une phrase complexe qui combine deux clauses.

Grize (1990) et Apothéloz et Brandt (1992) soutiennent que la justification (et en partie l’explication) peuvent être des composantes, au même titre que le refus, de l’activité plus générale d’argumentation. Grize (1990 : 40) définit cette activité comme « une démarche qui vise à intervenir sur l’opinion, l’attitude voire le comportement de quelqu’un». Bien que d’autres auteurs (cf. Govier, 1987) aient discuté des cas dans lesquels des mouvements explicatifs ne soient pas des arguments, il est généralement accepté que les notions de justification et d’explication se recouvrent largement. Ces réflexions ajoutent un autre terme à la discussion : celui d’argumentation. Cette notion est définie par Adam (1992) comme suit (p.104) :

« un discours [argumentatif] vise à intervenir sur les opinions, attitudes ou comportements d’un interlocuteur ou d’un auditoire en rendant crédible ou acceptable un énoncé (conclusion) appuyé, selon des modalités diverses, sur un autre (argument/donnée/raison). Par définition, la donnée-argument vise à étayer ou à réfuter une proposition. »

Ainsi, selon Veneziano et Hudelot (2002) la justification constitue une des figures de l’argumentation (comme l’analogie, l’exemplification, etc.).

Pour terminer ce panorama sur les délimitations entre les différentes notions apparentées à celles d’explication et de justification, nous allons rapporter brièvement les relations entre celles-ci et la notion d’explicitation. Borel (1981 : note 16 page 26) nous dit en suivant Galay (1979) qu’explication et explicitation sont « deux façons d’amplifier un discours, mais qu’elles correspondent à deux démarches distinctes » l’une analytique et l’autre synthétique. Selon Simon (2009) la différence entre explication et explicitation réside dans le fait que l’explicitation ne porte pas sur un phénomène mais plutôt sur le fait de « redire ce qui a déjà été dit […] ou le dire plus précisément» (p. 17). Finalement, pour Salazar Orvig (2008) l’explicitation « correspond à un mouvement discursif à travers lequel le locuteur donne sens à l’expérience à laquelle il se trouve confronté » (p.186).

Avant de passer au développement des explications et des justifications, il faut encore discuter le statut discursif des explications et des justifications. Comme l’a synthétisé Fasel Lauzon (2009, cf. également Halté, 1989), on peut observer dans la littérature toute une gamme d’unités pour l’explication. Nous trouvons en fait des auteurs qui proposent que l’explication soit un acte de langage (Apothéloz Borel &, 1992 ; Macario Lopes, 2009) composé de deux propositions liées de manière causale (alors que la justification serait composée de deux actes de langage, Macario Lopes, 2009, cf. plus haut). Selon Sbisà (1989), les explications rentrent également dans la catégorie des actes de langage et elles se placent entre les actes « exercifs » (ce type d’acte illocutoire modifie l’état de devoir ou non-devoir du destinataire) et les actes « verdectifs » (« les actes qui assignent au destinataire un savoir basé sur le pouvoir du locuteur dans la forme de la compétence » (p.97 notre traduction). Elle propose également que certaines explications puissent se positionner dans une zone grise entre ces deux types d’actes illocutoires.

Pour d’autres auteurs, il s’agit d’un mouvement interactionnel (Barbieri et al., 1990) ou d’une conduite discursive (Veneziano & Sinclair, 1995 ; Veneziano & Hudelot, 2002). Nous inscrivant dans une perspective socio-discursive du développement du langage nous allons retenir le terme de conduite pour décrire ces notions.

Dans le cadre de notre travail, nous n’allons pas considérer ces conduites langagières comme des genres de discours à part entière, bien que dans l’absolu, des textes explicatifs ou justificatifs puissent exister. En fait, si selon Adam (1992), nous pouvons reconnaître une séquence prototypique de type explicatif, selon Hudelot, Préneron et Salazar Orvig (1990) l’analyse des conduites explicatives chez le jeune enfant nous amène à les voir « moins comme l’actualisation d’un genre particulier que le mélange, la mise en contraste, en tension, de genres différents (notamment la description d’images et la nomination). Nous considérons donc que les explications et les justifications s’imbriquent et se combinent dans et avec d’autres genres de discours.

De plus, dans notre recherche nous tenderons à comprendre comment ces conduites s’intègrent dans les deux activités que nous allons proposer à nos participants (une lecture conjointe d’un livre sans texte et un jeu symbolique).

En fait, comme l’ont montré Berman et Slobin (1994), les explications sont une partie importante de la compétence de narration. En effet (cf. également plus bas) pour restituer un discours narratif complexe qui ne se limite pas à la description d’événements isolés il faut que la production orale soit structurée de façon causale. Cette structure globale doit porter vers une organisation globale action- structure (Giora & Shen, 1994) « in which factors of importance, thematic

coherence, and evaluative commentary are coordinated within the causal structure of an initial goal, attempts to reach this goal, and the final outcome of these attempts» (Berman & Slobin, 1994 :44).

Nous allons présenter dans le prochain sous-chapitre les principaux résultats concernant le développement de la capacité d’expliquer et de justifier. Nous allons revenir sur les critères d’identifications et d’analyse des conduites explicatives et justificatives dans ces deux activités particulières dans le chapitre 9.