• Aucun résultat trouvé

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. Un dialogue entre compréhension et interprétation

2.3.2. Comprendre, interpréter et actualiser en didactique du français

2.3.2.2. Qu’est-ce que l’interprétation?

Interpréter, c’est « postuler que le texte est polysémique » (Émery-Bruneau, 2010, p. 41). Il ne s’agit plus ici de construire le sens de l’œuvre, mais de spéculer sur la pluralité des significations de l’œuvre et de choisir parmi tous les possibles en fonction des éléments qui retiennent l’attention du lecteur (Falardeau, 2003). L’interprétation est donc le point de vue d’un lecteur particulier situé dans le temps, dans un contexte et ayant une orientation de lecture particulière (politique, psychanalytique, sociocritique, etc.) sur un objet particulier, le texte. Ce lecteur est en quelque sorte le coproducteur de l’œuvre puisqu’il lui donne une orientation, une signification (ou plusieurs); il crée de nouveaux signes à partir de ceux qu’il perçoit dans le texte. L’investissement subjectif du lecteur est donc requis dans un travail d’interprétation du texte littéraire (Langlade et Fourtanier, 2007). Comme l’a montré Sauvaire (2011), le lecteur mobilise des ressources subjectives diverses (socioculturelles, psychoaffectives, cognitives, épistémiques, axiologiques, spatiotemporelles) lorsqu’il interprète un texte. Plus il mobilise de ressources (et fait des liens entre elles), plus ses interprétations sont riches et complexes.

Or, pour interpréter, comme pour comprendre, le lecteur doit se distancier du texte par une analyse stylistique, par la reconnaissance des références culturelles, par la recherche des significations symboliques, etc. Toutefois, la distanciation par rapport au texte, telle que définie par Dufays, est insuffisante pour l’interprétation des œuvres littéraires. À la suite de Sauvaire (2011), nous croyons que la distanciation de soi à soi ou la réflexivité doit faire partie du processus interprétatif. Il importe que le lecteur soit conscient de son investissement subjectif dans l’œuvre : « les élèves qui prennent (ou ont déjà pris) conscience d’eux-mêmes comme sujets lecteurs sont ceux qui s’avèrent capables de proposer plusieurs interprétations recevables » (Sauvaire, 2015, p. 114). Ce processus permettrait aux étudiants d’accéder à une meilleure connaissance d’eux-mêmes en explicitant les ressources subjectives auxquelles ils ont eu recours en plus d’améliorer leurs

48

compétences littéraires (Sauvaire, Simard et Falardeau, 2012). La distanciation est donc nécessaire au processus interprétatif comme elle l’est pour le processus de compréhension. L’acte interprétatif demeure une pratique conditionnée et normée bien que l’implication subjective du lecteur ait une grande importance dans la richesse des interprétations. En effet, tout lecteur appartient à une ou à plusieurs communautés interprétatives (Fish, 2007). Au sein de ces communautés, des normes sont établies plus ou moins explicitement programmant ainsi les lecteurs « à faire ceci plutôt que cela, en modulant les récompenses et les punitions qui [leur] reviennent en conséquence de tels choix » (Citton, 2007, p. 61). Toute interprétation doit donc être confrontée socialement (dans un débat interprétatif par exemple) afin d’être reconnue légitime et valable. D’ailleurs, selon Citton, une interprétation « ne tire sa force que d’être reçue par d’autres interprètes » (2010, p. 67). Les confrontations interprétatives permettent au lecteur de « veiller à ce que son interprétation dépasse le statut de signe subjectif pour devenir signe social, pour qu’il puisse participer à la circulation des signes » (Falardeau, 2003, p. 688). Les normes interprétatives établies au sein des communautés interprétatives, qui ne se limitent pas seulement à l’identification d’indices textuels objectivement observables, constituent donc les limites de l’interprétation :

Il n’y a pas d’interprétation fausse quant à son rapport à l’être objectif du texte : il n’y a que des interprétations inacceptables au sein de telle ou telle communauté interprétative particulière (cette inaceptabilité tenant à des raisons qui ne sont jamais purement arbitraires). Il y a donc bien des limites à l’interprétation; elles ne sont toutefois pas à situer dans ce qu’imposerait le texte lui-même, mais dans les normes qui définissent le fonctionnement des communautés interprétatives (Citton, 2007, p. 300).

Certaines interprétations jugées inacceptables au sein d’une communauté interprétative donnée peuvent être tout à fait valables dans une autre communauté de lecture puisque les normes ne sont pas nécessairement les mêmes. Néanmoins, selon Langlade, il n’existe pas de limite à l’interprétation : « tout texte singulier élaboré par un lecteur, quelles que soient ses lacunes et ses insuffisances relatives, quelle que soit sa part de délire, constitue un état du texte digne d’être apprécié comme une production de lecture littéraire » (2004, p. 88). L’interprétation d’une œuvre littéraire est donc à la fois une création personnelle teintée des

49

connaissances, des expériences et de l’affect du lecteur et une création plus normée compte tenu de l’appartenance du lecteur à une communauté interprétative donnée.

Interpréter par la mise en voix et par la mise en corps

La lecture à voix haute est un bon outil pour interpréter les textes de théâtre de façon plus riche et plus nuancée puisqu’elle est une activité créative (Reyzabal, 1994) qui doit faire l’objet d’une certaine préparation :

La lecture orale « investie » et expressive est à la fois achèvement et singularisation du texte par le lecteur dont elle manifeste la créativité. Le texte est travaillé comme une partition. Le lecteur fait vibrer le matériau sonore, lui donne vie, lui imprime sa marque. Ce mode de réalisation éphémère est une interprétation en soi qui devrait rendre compte des choix interprétatifs du lecteur (Rouxel, 2006, p. 144).

En effet, les étudiants doivent pouvoir choisir librement les intonations, les rythmes, les moments de silence qu’ils croient propices au texte puisque ces choix contribuent au dévoilement de leurs hypothèses personnelles. Ils contribuent donc à coproduire le texte et à en proposer une lecture personnelle. La lecture à voix haute permet de « faire entendre les répliques dans leur diversité, mais aussi, et surtout [de] jouer avec toutes les manières de les dire, de les prononcer, de les proférer » (Dulibine et Grosjean, 2004, p. 79). La lecture à voix haute permet donc aux étudiants de s’exprimer sur un objet texte particulier en plus de leur faire comprendre qu’il n’y a pas une seule manière de le dire, de le comprendre et de l’interpréter. Selon Danielle Dubois-Marcoin, la pratique de la lecture à voix haute en classe permet « à bien des élèves, encore incapables d’analyses verbalisées spontanées, un cheminement progressif vers une appropriation efficace et personnelle » (2006, p. 215) des textes.

L’étude de De Peretti sur les textes classiques (2005) a également montré que le jeu dramatique, utilisé en classe, pouvait améliorer l’interprétation des élèves. En effet, la chercheure a constaté qu’en jouant les étudiants arrivaient à proposer des interprétations plus nuancées des personnages par un retour sur soi et sur le monde : « Quelle que soit leur filière, les élèves s’emparent de ces textes avec lesquels ils réfléchissent sur eux-mêmes, ou sur leurs proches, les personnages incarnent des types de comportements ou des issues au sens sartrien du terme. Dans ces textes, ils retrouvent de grands problèmes de société sur

50

lesquels ils méditent » (2005, p. 16). Par exemple, un élève interrogé a élaboré une interprétation psychologique de Néron :

Pour moi, [Néron] c’était quelqu’un d’assez fou… un empereur fou qui faisait penser à un enfant parce qu’il voulait vraiment tout avoir pour lui et rien pour les autres, c’est-à-dire il a vraiment ce côté un peu enfant de dire « Ah ça, c’est pour moi, je veux celle-là et je suis prêt à tout pour… » On voit même que son confident… le manipule plus qu’il ne lui donne des conseils, et donc il le suit à chaque fois et finalement… […] Néron, c’était quelqu’un de faible pour moi. C’était vraiment un personnage faible parce qu’il n’arrive pas autrement que par la menace à avoir… Personne ne le respecte, s’il n’était pas si tyrannique, personne ne le respecterait (2005, p. 8).

Grâce aux exercices de jeu dramatique, cet élève a pu proposer une interprétation psychologique du personnage. Il a donné une orientation à sa lecture. Par la suite, il a fait un lien entre son interprétation du personnage et la société actuelle. Il établit un parallèle entre Néron et un chef de bande « “qui impose sa loi sous peine de menaces” » (2005, p. 8). Bref, le jeu a permis à l’élève de construire une interprétation en réfléchissant à ses propres valeurs et en établissant des liens avec le monde actuel.

Aussi, De Peretti (2017, 2018) a montré que le jeu dramatique obligeait les étudiants à porter une plus grande attention à la ponctuation, qui peut être très significative au théâtre. En effet, la mise en scène du texte force les étudiants à interpréter la ponctuation finale pour y mettre la bonne intonation (2017, p. 4). La didacticienne illustre l’exemple de Mathilde, élève de CM2, qui s’interroge sur la manière de dire une réplique :

Le texte de théâtre, quand on fait « halte », quand on lit on pas « halte », on fait « halte! » [cri], quand on lit, par exemple chez nous on dit « halte », mais nous on doit dire [dans le jeu] « halte! » [cri] [cela oblige à] aller vraiment jusqu’au point, comme ça on va toujours être en avance, comme ça on voit vraiment le ton qu’il faut mettre face au point parce que si c’est une question on va dire « halte? » (2018, p. 32-33).

Le jeu dramatique permet donc aux étudiants de réfléchir à l’ensemble des signes typographiques présents dans le texte et à leurs significations.