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2. CADRE THÉORIQUE

2.4. Les gestes professionnels en situation de lecture dramaturgique

Après avoir établi quelques parallèles théoriques entre la lecture littéraire et la lecture dramaturgique, nous nous sommes demandé comment cette approche pouvait être

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appliquée concrètement par un enseignant, dans une classe. En effet, tout comme Bucheton et Soulé, nous croyons que « les contenus d’enseignement […] sont indissociables et même inextricablement liés aux conditions de leur enseignement et appropriations » (2009, p. 30). La notion de gestes professionnels semblait tout indiquée puisque les recherches concernant cette notion ont comme objectifs de « saisir la complexité de l’activité professionnelle » (Jorro et Crocé-Spinelli, 2010, p. 125) et de « comprendre la nature des interactions et des transactions didactiques » (2010, p. 126). Ainsi, s’intéresser aux gestes professionnels permettrait de mieux comprendre l’intégration de la lecture dramaturgique dans un cours de littérature du collégial. Aussi, tout comme Dufays, nous croyons que « le fait d’analyser l’action enseignante en termes de gestes – plutôt que d’activités, de pratique ou de compétences – permettrait de l’inscrire davantage dans l’ordre de la praxis, de l’action empirique en situation » (2019, p. 1). L’étude des gestes professionnels contribuerait donc à rendre nos propositions didactiques plus cohérentes avec les besoins des milieux scolaires. Jorro et Crocé-Spinelli (2010) proposent une matrice de l’agir professoral qu’elles divisent en quatre types de gestes : les gestes langagiers, les gestes d’ajustement de/dans la situation, les gestes de mise en scène du savoir et les gestes éthiques. Les gestes langagiers renvoient à la posture énonciative de l’enseignant devant la classe. En d’autres termes, ils renvoient à la manière d’agir et de dire de l’individu devant son groupe. Les gestes d’ajustement de/dans la situation relèvent « de la capacité à intervenir sur le déroulement de l’activité » (p. 130). Bref, ils permettent à l’enseignant d’intervenir en cas d’imprévus. Les gestes éthiques « témoignent du type de relation instaurée entre élèves et professeurs » (p.130) : « il s’agit de regarder comment le professeur occupe le devant de la scène ou reste en retrait afin de favoriser l’activité de la classe et ainsi promouvoir le développement de l’autonomie des élèves » (p. 130). Les gestes de mise en scène du savoir, quant à eux, « permettent au professeur de relier l’activité des élèves aux enjeux didactiques poursuivis » (p. 130). Pour les deux chercheures, cette matrice n’est pas un moule type. En la proposant, Jorro et Crocé-Spinelli tentaient de « mettre en évidence les modalisations à l’œuvre dans la gestuelle » (p. 131).

De la même manière, Bucheton et Soulé (2009) ont proposé un multi-agenda des principales préoccupations de l’activité des enseignants. Cette matrice s’articule autour de

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cinq préoccupations : le tissage (donner du sens, de la pertinence à la situation et aux savoirs visés), l’étayage (faire comprendre, de faire dire et de faire faire), le pilotage des tâches (gérer les contraintes), l’atmosphère (créer, maintenir des espaces dialogiques) et les objets de savoir. Pour les chercheurs, ces préoccupations sont systémiques (elles co- agissent), modulaires, hiérarchiques (selon les situations didactiques) et dynamiques (leur organisation se transforme pendant la séquence). Elles constituent les piliers de l’activité de l’enseignant, autour desquels peuvent s’articuler plusieurs variables.

Nous retenons de ces deux études que l’activité professorale est fortement singulière et complexe ; les gestes professionnels en situation de lecture interprétative ne peuvent donc pas se résumer en un moule type, notamment puisque chaque situation d’enseignement

est dynamique, ouverte et largement imprévisible. L’ajustement de l’agir langagier du maître (qui supporte son cours d’action) sur ce qui se passe en classe, à partir de ce qu’il perçoit, entend, comprend des actions, propos, silences, gestes, regards multiples des élèves est permanent. Ce système d’action – rétroaction- réflexion - prise de décision dans la dynamique du cours, module le canevas préétabli et laisse de ce fait une grande place à un travail important de gestion des imprévus : événements cognitifs, affectifs ou relationnels. Cette part d’imprévisibilité de l’agir est une dimension forte de la professionnalité (Bucheton, 2005, p.2).

Toutefois, tout comme Bucheton, nous croyons que bien qu’une part de l’agir professoral soit inventé dans l’action, il doit être partiellement pré-pensé puisqu’il « s’inscrit dans des préoccupations, une intentionnalité plus ou moins conscientisées, plus ou moins mobilisées et mobilisable » (2005, p. 3) et il doit reposer sur une base commune à tous les enseignants. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous croyons que l’identification de gestes professionnels de lecture dramaturgique s’avère nécessaire.

Selon Bucheton (2009), la reformulation de l’enseignement passe par un « changement très profond », voire par une « révolution » des pratiques. La lecture littéraire et la lecture dramaturgique demandent une approche d’enseignement différente de l’approche traditionnelle des œuvres littéraires. Elles requièrent donc un agir professionnel particulier afin de favoriser le développement des compétences interprétatives des étudiants. Cet agir professionnel de l’enseignant de français est défini par Jorro et Crocé-Spinelli comme « une inscription corporelle, perceptible, réfléchissante, en interaction avec un milieu et visant la construction d’une communauté d’apprentissage autour de situations de lecture littéraire »

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(2010, p. 126). Ces chercheures ne considèrent pas l’enseignant de français uniquement comme « un expert disciplinaire, un pédagogue averti [ou] un passeur culturel » (2010, p. 125), mais bien comme un individu aux identités multiples à qui il importe « d’entrer dans des processus de traduction et de problématisation des savoirs travaillés en classe, dans des processus de transaction auprès des élèves » (2010, p. 125). L’enseignant de français est également, tout comme ses élèves, un lecteur. Son rôle est de « communique[r] et [de] filtre[r] des significations au sein d’une communauté d’apprentissage. Sa posture peut inciter ou freiner des interprétations dès que son intervention le situe comme grand lecteur ou comme maître ignorant » (2010, p. 126). En situation de lecture dramaturgique, l’enseignant doit impérativement favoriser la création d’hypothèses de lecture en adoptant une posture d’accompagnement (Bucheron et Soulé, 2009), c’est-à-dire qu’il doit apporter « de manière latérale, une aide ponctuelle, en partie individuelle en partie collective, en fonction de l’avancée de la tâche et des obstacles à surmonter […] Il [doit] provoque[r] des discussions entre les élèves » (2009, p. 40). Il doit donc « se libére[r] d’une approche traditionnelle, mentaliste, planifiée de l’enseignement […] pour franchir le saut qualitatif nécessaire à l’accompagnement, dans l’interaction, du développement des processus interprétatifs des élèves » (Jorro et Crocé-Spinelli, 2010, p. 136). Pour ce faire, nous croyons qu’il doit adopter certains gestes professionnels favorisant cet élan interprétatif. Cette recherche s’inscrit donc dans la lignée des travaux portant plus spécifiquement sur l’enseignement de la lecture littéraire, tout comme ceux de Crocé-Spinelli qui portent sur les gestes favorisant les processus interprétatifs des lecteurs, ceux de Battistini (2008) qui s’intéressent au geste de continuité didactique17

, etc. Au final, nous postulons que « l’appropriation de gestes “adéquats” [pourrait] favoriser l’apprentissage des élèves » (Dufays, 2019, p. 2) en situation de lecture dramaturgique et qu’en les adaptant et en les combinant, l’enseignant pourrait mieux atteindre ses objectifs (Dufays citant Bucheton, 2019, p. 3).