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La puissance dans la théorie libérale

CHAPITRE I. La puissance: perspectives historiques et théoriques

2. Les facteurs de la puissance

3.2. La puissance dans la théorie libérale

A l’instar du réalisme classique, il faut remonter dans le passé pour découvrir les racines de l’approche libérale des relations internationales. Si le libéralisme s’inspire des idées des premiers penseurs grecs de la démocratie, tels Platon et Aristote, il se distingue de ces dernières en appréhendant l’individu, non pas comme un « animal politique » apte à vivre en société, mais comme un être libre de tout lien social et apolitique. Pour les libéraux l’état de nature antérieur aux sociétés organisées est loin d’être une jungle où l’homme est un loup pour l’homme. Ils l’imaginent comme un état dans lequel les hommes vivent libres, égaux et en harmonie relative.

Les adeptes de l’approche libérale en relations internationales sont les premiers à reconnaitre que “la dimension internationale du libéralisme n’a pas été autre chose que la projection à l’échelle mondiale de la philosophie liberale développé par les Lumières.”131 Emmanuel Kant dans son ouvrage “Projet de paix perpetuelle”, publié en 1795, énonce les principes qui meneront les hommes à établir une paix perpetuelle sur Terre et non pas simplement à cesser temporairement les hostilités.132 (Cette idée n’est pas exclusivement kantienne, d’autres l’ont eu avant comme l’abbé de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau.) Ce projet, qui a inspiré les fondateurs de la Société des Nations et les pays signataires du Pacte Briand-Kellog qui a placé la guerre hors-la-loi.

       130 Jean-Jacques ROCHE, op. cit., p.87

131 Stanley HOFFMAN, “The Crisis of International Liberalism”, Foreign Policy, No.98, printemps 1995, p.160  132 Emmanuel KANT, Projet de paix perpétuel, Paris, Bréal, 2002

Bien que diversifiée dans ces théories politiques, la tradition libérale repose sur un socle d’idées communes. Tout d’abord, elle soutient que les individus et leurs représentants (les Etats, les organisations internationales, les ONG, etc) sont les acteurs centraux des relations internationales. Par conséquent, l’analyse des rapports internationaux n’est pas uniquement stato-centrée, car elle prend en considération la pluralité des acteurs qui y participent. Toutefois, la tradition libérale accepte que le système international soit anarchique. Deuxièmement, cette anarchie est limité grâce au développement du droit international et des organisations internationales qui contribuent au règlement des conflits et au renforcement de la coopération entre Etats. Troisièmement, elle prévoit une intervention minimale de l’Etat et un maximum d’indépendance pour la sphère privée.

D’autre part, l’idéal libéral de la paix démocratique, qui soutient que les démocraties ne se font pas la guerre, a ses racines dans l’ouvrage de Kant. Le triomphe de la Raison et de la démocratie à l’échelle mondiale donc signifiera la fin des guerres et l’instauration d’une paix universelle durable. Cet idéal a considérablement influencé les principes wilsoniens qui proposent de pacifier le monde à l’aide des institutions universelles et du libre-échange au lieu des alliances militaires.

Quant au libéralisme économique, il cherche avant tout à privilégier la liberté de marché et à faire de l’Etat un simple complément à cet objectif. Pour l’un des premiers tenants de ce courant de pensée, Adam Smith, l’Etat coercitif et l’état de Hobbes sont transcendés lorsque les citoyens se comportent en individus interdépendants133. Pour ces libéraux, la paix internationale est possible parce que le coût élévé des guerres conduit les Etats à reconsidérer l’option d’un conflit armé. De plus, le poursuite du gain et l’accroissement des richesses accélére la coopération entre les Etats.

Le réalisme libéral peut être considéré, de prime abord, comme une contradiction dans les termes, mais en réalité, il se trouve à l’intersection du réalisme et du libéralisme. Le réalisme libéral ne nie pas l’existence d’une anarchie internationale, pourtant il défend que les Etats peuvent vivre ensemble en paix grâce à la coopération qui va de pair avec la compétition sur la scène mondiale. L’Etat qui est l’unique source de légitimité politique se situe au coeur du réalisme libérale, mais les aspirations d’une société civile et d’une économie-monde occupent

       133Alex MACLEOD, op. cit., p.248 

également une place privilégiée dans cette représentation.134 Contrairement à l’opinion courante, les réalistes ne méprisent pas le droit international et le réalisme n’est pas nécessairement une théorie amorale qui réduit le droit international à un instrument des grandes puissances qui agissent dans un contexte anarchique. Les réalistes prennent la moralité en compte: Carr refuse tout “divorce entre les sphères de la politique et de la moralité”, Kennan note qu“il ne peut pas y avoir de séparation entre le moral et le pratique”.135 Reinhold Niebuhr remarque que “les Etats ne peuvent pas suivre leurs intérêts sans prétendre de le faire conformément à un système de valeurs.”136

John Herz, qui se décrit comme un réaliste libéral, affirme qu“il n’y a pas d’opposition de fond entre le réalisme et l’idéalisme”. Il est donc possible de combiner le réalisme et l’idéalisme afin de dépasser le dilemme de sécurité et d’établir un monde plus pacifique. Herz appelle cette combinaison le “libéralisme réaliste (realist liberalism)” qui signifie d’être équidistant d’un réalisme très strict et d’un idéalisme utopique.137 C’est-à-dire, l'homme doit être conscient de sa nature conflictuelle et agressive et faire des efforts pour créer un système pacifique dans lequel le recours à la force est largement limité et les valeurs libérales sont privilégiées. D’après Herz, le succès des pays européens à établir une Union basée sur la confiance et la collaboration en faisant disparaitre la probabilité de la guerre parmi ses membres est une bonne exemple pour montrer l’application pratique du réalisme liberal.138

Raymond Aron dont la position diffère du réalisme classique anglo-américain peut être considéré comme un réaliste libéral. Il ne reconnait pas la suprématie de la politique extérieure sur la politique intérieure et souligne l’importance des rapports sociaux, de l’idéologie et des valeurs.139 Il insiste aussi sur le rôle du système économique mondial. Il ne sera donc pas possible de dire qu’Aron s’inscrit plus ou moins dans une perspective libérale. Il se distingue du réalisme tragique de Weber qui recommande l’égoisme à l’homme d’Etat

       134 Jean Jacques ROCHE, op. cit., p.60

135 Jean-Baptiste Jeangène VILMER, “Pour un réalisme libéral en relations internationales”, Commentaire,

No.141, Printemps 2013, p.14

136 Rienhold NIEBUHR, “1954. Conference on international politics”, in N. GUILHOT (ed.), The Invention of

International Relations Theory, New York, Columbia University Press, 2011, p.269

137 Christian HACKE and Jana PUGLIERIN, “John H. Herz: Balancing Utopia and Reality”, International

Relations, Vol.21, No.3, September 2007, p.373

138 John H. HERZ, “The Security Dilemma in International Relations: Background and Present Problems”,

International Relations, Vol.17, No.4, December 2003, p.416

évoluant dans un milieu d’insolubles dilemmes moraux.140 Autrement dit, le réalisme libéral s’appuie indéniablement sur l’egoisme des acteurs et le stato-centrisme (partie réaliste), toutefois il défend aussi des valeurs fondamentales comme les droits de l’homme.

Les réalistes libéraux donne une importance particulière à l’ordre pour protéger les intérêts des Etats dans un monde assez compétitif. Autrement dit, le réalisme libéral ne voit pas le monde comme une arène où les Etats se combattraient jusqu’à la mort, mais comme une “société anarchique” fondée sur l’ambivalence. 141 Le concept de “société internationale” qui symbolise “le consensus entre Etats qui partagent des intérêts communs et se lient les uns aux autres par des normes et des institutions”142 est donc le point commun entre l’Ecole anglaise et le réalisme libéral. Prof. Jean Jacques Roche souligne que le réalisme liberal s’efforce de théoriser la nature des liens établis entre les Etats à partir de l’idée d’une “gouvernance globale” qui se base sur les normes internationalement reconnues.143 Selon Hedley Bull, l'un des chefs de file de l'Ecole anglaise, l’existence de grandes puissances reconnues prouve l’existence d’une société internationale car la reconnaissance des droits et des obligations de grandes puissances atteste justement d’une volonté d’instaurer un ordre international stable. Il défend un consensus pour le contrôle d’armêmement et la constitution d’un concert de grandes puissances nucléaires pour l’évolution de cet ordre international.

A part Herz et Aron, parmi les réalistes libéraux, on peut citer Stanley Hoffman qui rejette à la fois un réalisme très strict et un libéralisme utopique. Selon lui, les réalistes doivent reconsidérer l’importance de la moralité dans les relations internationales et les libéraux doivent cesser à défendre une vision de l’ordre mondial qui ne correspond pas à la realite.144 “Etre liberal, affirme Hoffmann, signifie seulement croire que l’homme et la société sont susceptibles de progrès, limite et réversible, et qu’il est possible de batir des institutions fondées sur le consentement, déstinées à rendre la société plus humaine, plus juste et à améliorer le sort des citoyens.”145 En partant de cette analyse, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer note qu “être réaliste libéral, c’est y croire tout en tenant compte des contraintes du réel et de

       140 Ibid.,p.16 

141 Jean Jacques ROCHE, op. cit., p.60

142 Hedley BULL, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977, p.74 143 Jean Jacques ROCHE, op. cit., p.62

144 Stanley HOFFMAN, Duties Beyond Borders: On the Limits and Possibilities of Ethical International

Politics, New York, Syracuse University Press, 1981, p.2

la faisabilité de ce qu’on propose.”146 Autrement dit, pour les réalistes libéraux, même si l’emploi de la force armée doit être strictement limitée, une intervention militaire pour les valeurs fondamentales (par exemple une intervention humanitaire) peut être possible, si les conséquences probables d’une telle intervention semblent répondre aux attentes (la partie réaliste).

Le réalisme liberal se base sur une compréhension multidimensionnelle de la puissance, c’est- à-dire, bien que la force militaire continue d’être un élément important de la puissance sur la scène mondiale, elle n’est plus suffisante pour atteindre les objectifs et protéger les intérêts nationaux. Le concept de smart power semble pertinent pour illustrer cette multidimensionnalité.

Si on revient à l’Ecole anglaise, Barry Buzan qui tente de renouveler le programme de recherche de l’École anglaise à la fin de la guerre froide postule que l’existence d’un système international constitue le préalable à l’émergence d’une société internationale147. Ce système international renvoie à la politique de puissance des États. Le débat entourant la définition du concept de puissance en relations internationales est donc repris par Buzan. Il propose une nouvelle typologie de la puissance autours de quatre conceptions: la puissance attributive, relationnelle, de contrôle et structurelle148. La puissance attributive renvoie à la capacité des unités d’effectuer des tâches spécifiques selon les attributs respectifs qu’elles possèdent. La

puissance relationnelle fait allusion à la distribution de la puissance parmi les unités du

système. La puissance de contrôle elle fait référence à la capacité d’un acteur de modifier le comportement d’un autre acteur. Enfin, la puissance structurelle s’impose aux acteurs indépendamment de leur volonté car elle est induite par le système ou la structure internationale, alors que les puissances dites attributive, relationnelle et de contrôle se concentrent sur la capacité de l’acteur.

Ensuite, c’est Susan Strange qui approfondira davantage le concept de la puissance. Elle la définit comme “la capacité de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale au sein desquelles les autres États, leurs institutions politiques, leurs entreprises

      

146 Jean-Baptiste Jeangène VILMER, op. cit., p.18 

147 Barry BUZAN, « From International System to International Society. Structural Realism and Regime Theory

Meet English School », International Organization, Vol. 47, No. 3, summer 1993, p. 331

148 Idem, “The Theory and Practice of Power in International Relations: Past and Future”, dans J. V. CIPRUT

économiques, leurs scientifiques et autres experts doivent opérer.”149 Ces structures, d’après Strange, sont au nombre de quatre: il y a la structure de sécurité, au sein de laquelle la puissance consiste en la capacité de protéger quelqu’un contre les menaces dont il fait l’objet et en la capacité à menacer la sécurité de quelqu’un; la structure financière, relative à la capacité à offrir, refuser, ou demander du crédit; la structure de production, qui désigne la capacité à déterminer le lieu, le moyen, et le contenu des activités afin d’assurer la prospérité; la structure du savoir, au sein de laquelle la puissance consiste en la capacité à influencer les idées et les croyances socialement légitimes et en la capacité à contrôler l’accès au moyen de stockage et de communications150. Selon elle, les Etats-Unis restent l’acteur dont la puissance structurelle est la plus élevée: pour ce qui est de la structure de sécurité, ils détiennent la force militaire par excellence, en ce qui concerne la structure de production, ils restent le premier PNB au monde; dans le domaine de la structure financiere, le dollar reste la devise internationale de référence; quant à la structure des savoirs, il suffit de regarder le nombre de prix de Nobel et de brevets américains pour se rendre compte de la capacité d’innovation ou d’attraction des cerveaux des Etats-Unis.

D’autre part, il convient de s’arrêter sur l’institutionnalisme néolibérale (le transnationalisme), un autre courant de la pensée libérale, qui met en exergue le changement de nature de la puissance dans les relations internationales. Au début des années soixante-dix, Robert O. Keohane et Joseph Nye se sont intéressé aux mécanismes d’interdépendance qui, à leurs yeux, constituaient la transformation la plus notoire de la vie internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans un ouvrage publié en 1972, Transnational Relations and

World Politics151, Keohane et Nye ont analysé les conséquences de la mise en contact

permanente, non plus seulement des nations, mais aussi des économies et des sociétés du fait des changements de l’environnement international. L’importance accordée à l’information, au commerce international, aux flux financiers et à la libre circulation des hommes et des idées ont met en question la validité de l’intérêt national qui s’exprimait à travers l’intérêt général incarné dans les seules structures du pouvoir de l’Etat. Les relations entre nations ne peuvent donc plus se résumer aux seules relations diplomatico-stratégiques. Les interactions économiques, sociales et culturelles doivent désormais être prises en compte à côté des relations politiques, toujours centrées sur le pouvoir et la sécurité.

       149 Susan STRANGE, op. cit., p.24 150 Ibid., p.139 

151Robert O. KEOHANE et Joseph S. NYE, Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Harvard

Dans un deuxième ouvrage, publié en 1977, Power and Interdependance152, les mêmes

auteurs ont développé le concept d’« interdépendance complexe ». Ce concept se caractérise par un niveau élevé d’interactions entre les individus, les sociétés et les Etats. Les multiples et fréquentes relations qu’entretiennent ces acteurs permettent de reconnaitre une telle interdépendance. Les décisions et actions des uns ont un impact sur les actions et décisions des autres dans le système international. Concernant la nouvelle politique mondiale qui se forme par l’interdépendance complexe, selon Keohane et Nye il est important de tenir compte de trois caracteristiques: l’existence de trois sortes d’acteurs (gouvernementaux, sub-étatiques et non-étatiques); l’absence de hiérarchie entre les différents domaines de la politique mondiale (secteurs stratégico-militaire, économique, énergétique, écologique, démographique, etc); la diminution du rôle de la force militaire153.

Cette interdépendance apporte la sensibilité et la vulnérabilité aux comportement d’autrui. La

«sensibilité» désigne la vitesse et l’ampleur d’un changement induit par un premier Etat dans

un second pays154. La «vulnérabilité» signifie les possibilités offertes à l’acteur B pour résister au changement provoqué par l’acteur A155. Ils donnent l’exemple du marché pétrolier pour souligner la différence entre les deux phénomenes: deux Etats dépendant pour 35 % de leur consommation d’énergie d’importations de pétrole sont également sensibles à l’augmentation du prix du pétrole, mais celui des deux qui peut à moindre coût remplacer une partie de ses importations par davantage de sources énergétique produites en interne est moins vulnérable.

Ils soulignent que la notion de puissance n’est pas totalement remise en cause mais est envisagée en termes de « contrôle sur les résultats » (control over outcomes). De plus, l’attractivité du recours à la violence à des buts politiques diminue au fur et à mesure qu’augmente la coopération entre les Etats ainsi que l’interdépendance. Ces nouvelles caractéristiques des relations internationales découlant de la mondialisation a incité Joseph Nye à redefinir le concept de puissance à l’aide de trois formes de puissance: hard, soft et

smart power qui seront analysées plus tard sous le titre “la rédéfinition de la puissance par

Joseph S. Nye”. (voir plus loin)

      

152Idem, Power and Interdependance: World Politics in Transition, Boston, Little Brown, 1977 153 Dario BATISTELLA, op. cit., p.227

154 Robert O. KEOHANE et Joseph S. NYE, Power and Interdependance, p.12 155 Ibid., p.13 

En résumé, on peut dire que les libéraux, reconnaissant la primauté de l’État, voient la sécurité comme un dérivatif de la paix plutôt que de la puissance. L’école libérale insiste sur les vertus de l’ordre économique, démocratique, institutionnel et la paix. Cette école souligne la multiplicité d’acteurs dans le système international et l’importance des dimensions non militaires de la puissance.