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Les critiques apportées au concept de puissance normative

CHAPITRE II. L’UE: Quelle type de puissance?

2. Une puissance normative

2.3. Les critiques apportées au concept de puissance normative

Concernant la méfiance de Manners et de Laïdi à l’encontre de la capacité militaire, le scepticisme de Hedley Bull à l’egard de la notion de puissance civile peut être ici transposé à la notion de puissance normative. Bien que la puissance militaire ait perdu sa prédominance après la Guerre froide, elle est toujours un élément significatif du système international. La puissance normative qui sous-estime la capacité militaire n’est pas plus que la puissance civile, en mesure de relever les défis de la puissance tout court. Pour être plus concret, la puissance normative européenne n’est d’aucune utilité à la resolution du conflit israelo- palestinien, à la gestion du dossier nucléaire iranien ou à la lutte contre Al-Qaida en Afghanistan et ailleurs. Elle n’est ni un mode alternatif de la puissance ni une solution de rechange par rapport à celle-ci. D’ailleurs, au cours de temps, Manners a adopté une approche plus modérée concernant la puissance militaire: “la puissance normative et la puissance militaire ne sont pas nécessairement inconciliable”308.

Helene Sjursen, chercheur à l'Université d’Oslo, souligne l’ambiguité des caractéristiques spécifiques du concept de puissance normative. Si on accepte que la puissance est la capacité d’obliger l’autre à faire ce dont il se serait autrement abstenu, le concept de puissance normative est une contradiction dans les termes, reprenant la formule de Bull car la puissance fait allusion à la coercion et la norme fait allusion à la légitimité.309 Pour éviter cette contradiction, il faut bien définir les critères et les indicateurs du concept dans un cadre théorique précis. Par exemple, il est nécessaire de bien désigner les critères qui légitiment une action dans le système international.

Adrian Hyde-Price qui apporte une critique néoréaliste prétend que l’UE ne peut être ni une vraie puissance normative ni une vraie puissance économique parce que les grands pays européens comme l’Allemagne, l’Angleterre et la France continuent à privilégier leurs propres politiques étrangères. Ceci incite l’UE à rester un acteur multilatéral atypique qui sert seulement aux intérêts collectifs des pays membres qui sont contradictoires310. De plus, selon lui, la puissance normative qui est un concept idéaliste-libéral néglige les dynamiques de la

      

308 Thomas DIEZ et Ian MANNERS, “Reflecting on Normative Power Europe” dans F. BERENSKOETTER et

M.J. WILLIAMS (ed.), Power in World Politics, London, Routledge, 2007, p.187

309 Helene SJURSEN, “What Kind of Power?”, Journal of European Public Policy, Vol.13, No.2, 2006, p.178 310 Adrian HYDE-PRICE, “Normative Power Europe: a Realist Critique”, Journal of European Public Policy,

puissance économique et militaire. Par contre, l’influnce de l’Union est basée sur son poids économique, la peur d’exclusion de ses marchés et la promesse de l’intégration en son sein.

Samir Amin et Ali El Kenz soulignent que les efforts de l’UE consacrés à la démocratisation et la libéralisation politique dans la région méditerannéenne ne sont pas éthiques. Ces efforts sont des tentatives calculées pour obliger les pays de la région à adopter des politiques économiques néolibérales qui servent les intérêts économiques de l’UE311. Les réformes concernant la libéralisation économique, la privatisation et la dérégulation sont privilégiées par l’Union par rapport à la promotion de la démocratie, la protection des droits de l'homme, le respect des principes fondamentaux, etc.

Chez Laïdi, la politique européenne de voisinage (PEV) est l'espace naturel, pour l'UE, de l'exportation de sa puissance normative. Par contre, selon Martine Tomassetti, les politiques de voisinage de l’UE forgent de fortes asymétries: c’est l’Europe qui dicte ses normes et les diffuse en imposant par exemple une « européanisation de la Méditerranée », cependant il n’est question de « re-méditerranéiser l’Europe » pour que cette dernière n’apparaisse plus comme une puissance d’imposition312.

D’après Tuomas Forsberg, directeur du Finnish Institute of International Affairs à Helsinki, dans le débat sur la puissance normative, on a utilisé au moins cinq critères de définition: l’identité normative, les intérêts normatifs, agir conformément aux normes, utiliser les moyens normatifs de la puissance et cibler des objectifs normatifs313. Toutefois, l’identité normative n’est pas un critère concret. Selon quels critères il faut définir et évaluer l’identité? Il est possible de dire que l’UE a des intérêts normatifs (donner de l’importance à la dimension sociale de ses politiques commerciales, mettre en avant les droits de l’homme au sein de l’Organisation Internationale du Travail, etc). Par contre, l’UE donne plus d’importance à ses intérêts économiques, surtout concernant ses relations aves la Russie et la Chine. De plus, l’UE utilise plus fréquemment les instruments économiques comme moyen de la puissance. On peut dire que l’Union agit conformément aux normes internationales, mais

      

311 Samir AMIN et Ali El KENZ, Europe and the Arab World: Patterns and Prospects for the New Relationship,

NewYork, Zed Books, 2005, p.97

312 Martine TOMASSETTI, « De l’invention de la Méditerranée à la construction de l’euroméditerranée», dans

Bernard Paranque, Corinne Grenier et Nadine Levratto (dir.), L’Euroméditerranée: de l’espace géographique aux modes de coordination socioéconomiques, Paris, L’Harmattan, 2007, p.64

313 Tuomas FORSBERG, “Normative Power Europe, Once Again: A Conceptual Analysis of an Ideal Type”,

ceci n’est pas sans exception. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a reproché à l’UE de violer les principes du commerce international en interdisant l'importation de produits provenant d'animaux traités à l'hormone de croissance. Quant aux objectifs normatifs, l’incapacité de l’Union à diffuser ses normes et ses valeurs aux pays arabes par la politique méditerranéenne a déjà montré les limites de ces objectifs. En tenant compte de tous ces arguments, Forsberg suggère de voir la puissance normative comme un type idéal dont l’UE est plus proche que les autres acteurs, car le type idéal est une construction intellectuelle qui permet d’extraire de la réalité empirique314.

En résumé, de nos jours, tous les acteurs souhaitent que les normes reconnues à l’échelle mondiale soient les plus proches de leurs intérêts, ou de leur vision puisqu’il devient difficile de se protéger par les moyens classiques. Puisque les normes occupent une place importante dans la régulation des affaires internationales, la préférence des normes et des principes universels fait gagner à l’Union un certain poids sur la scène mondiale. C’est pourquoi l’Union cherche à étendre ses normes au-délà de ses frontières. Pourtant la question qui se pose est alors la suivante: cette puissance normative peut-elle reléguer la puissance économique au second plan? Pour répondre à cette question, il serait convenable de reflechir sur la politique méditerrannéenne de l’Union, perçue comme un reflet de la puissance normative européenne par certains auteurs. Cette politique a déjà fait l’object de nombreuses critiques à cause de son caractère unilatéral, asymétrique, inadapté et complexe. A part la critique de Samir Amin et Ali El Kenz sur les efforts calculés de l’UE pour obliger les pays de la région à adopter des politiques économiques néolibérales qui servent les intérêts économique de l’Union, les bouleversements au Sud de la mer Méditerranéenne durant le “printemps arabe” ont encore une fois mis en évidence l’échec de la politique méditerrannéenne de l’UE.

En tenant compte de la méfiance de Manners et de Laidi envers la capacité militaire, une deuxième question se pose: La puissance militaire doit-elle nécessairement être opposée à la puissance normative. Si la voix diplomatique ou les sanctions économiques ne fonctionnent pas pour arrêter les actes d’un pays “autoritaire” qui viole les principes et les normes les plus fondamentaux, que doit faire l’Europe? Si elle ne peut pas faire face à ce défi et ne réussit pas protéger les normes et les valeurs qu’elle défend, est-ce qu’on peut toujours parler de

       314 Ibid, p.1199

l’éxemplarité européenne en matière de protection et de diffusion des normes? De plus, l’enthousiasme autour de la puissance normative de l’Europe présente le risque d’éluder la nécessité de l’Europe de la Défense, d’une construction militaire qui ouvrirait la voie à l’approfondissement de l’Europe politique.

En outre, le discours sur la capacité européenne de régulation de la globalisation est aujourd’hui beaucoup moins enchanté qu’il y a quelques années à cause de la crise économique et financière. En matière de développement, elle reste attachée au paradigme de la “lutte contre la pauvreté” prôné depuis le début des années 2000 par la Banque mondiale, respecté à la lettre les prescriptions du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et du développement (OCDE) et a intégré les Objectifs du millénaire comme tous les acteurs de la Communauté du développement315. Quant à l’environnement, supposé être le domaine que l’influence politique de l’Europe est de loin la plus forte et la plus structurante sur l’organisation des relations internationales, la puissance normative européenne n’a visiblement pas été suffisante lors du sommet de Copenhague lorsqu’il s’est agi de convaincre la Chine, les Etats-Unis et les autres pays de suivre “l’exemplarité européenne en matière de maitrise du changement.”316

Pour conclure, on peut affirmer que la capacité militaire de l’UE ne constitue pas un obstacle devant sa puissance normative car elle n’utilise pas sa capacité militaire unilatéralement et agressivement. Sa nette préférence pour la norme plutôt que pour la force et sa capacité à diffuser ses normes de référence à l’échelle internationale prouve que l’Union jouit d’une puissance normative. Néanmoins, les pratiques dans le cadre de la PEV ou de la politique méditerranéenne ne coincident pas toujours avec les normes de préférence et ceci constitue donc une limite pour la puissance normative de l’UE.

3.Une puissance douce (soft power)

Selon Joseph Nye, de nos jours, la puissance d’un Etat ou d’un groupe d’Etats se caractérise de plus en plus par sa capacité d’influence, par la promotion de ses valeurs et par son pouvoir attractif, et non plus exclusivement par ses moyens militaires. La puissance douce vise à convaincre plutôt qu’à imposer, à dialoguer plutôt que contraindre, et à attirer plutôt que

       315 Franck PETITEVILLE, op.cit., p.111 316 Ibid. 

persuader. “Quand on obtient que les autres admirent nos idéaux et veulent ce que nous voulont, on n’a pas besoin de recourir à la politique de la carotte ou du bâton pour les attirer dans notre direction. La séduction est toujours plus effective que la coercition” dit Nye et ajoute: “l’Europe qui detient les principales sources (la culture, les valeurs politiques et la politique étrangère) de la puissance douce est la première concurrente des Etats-Unis en la matière”317.

3.1.Les sources de la puissance douce de l’UE