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Les discussions autour du concept de puissance civile

CHAPITRE II. L’UE: Quelle type de puissance?

1.2. Les discussions autour du concept de puissance civile

Au début des années 1980, c’est un article de Hedley Bull qui a relancé la discussion sur le concept de puissance civile. Pour Bull, parler de puissance civile est une contradiction dans les termes car il n’y a pas de puissance possible sans puissance militaire.286 A cette époque, l’Europe était redevenue un enjeu sensible de la compétition Est-Ouest à travers le déploiement des euromissiles. C’est pourquoi Bull a plaidé pour une puissance militaire européenne capable de prévenir un retrait américain et autosuffisante en matière de sécurité et de défense. Selon lui, suite à la sérieuse divergence d’intérêt entre les deux rives de l’Atlantique et la nécessité de garantir la sécurité du continent, la capacité militaire européenne est devenue une condition sine qua non pour la CEE.

Bull a ensuite posé plusieurs conditions à une véritable stratégie européenne pour envisager un “pilier européen de l’Alliance”. Premièrement, l’Europe occidentale devrait posséder un

      

284 François DUCHÊNE, « Europe’s role in world peace » dans Richard Mayne (ed.), Europe tomorrow. Sixteen

Europeans look ahead, Royal Institute for International Affairs, Fontana, Londres, 1972, p.37-38

285 Strelios STAVRIDIS, “Why the Militarising of the European Union is Strengthening the Concept of a

Civilian Power Europe”, Robert Schuman Center Working Paper, No.17, 2001, p.6

minimum de forces de dissuasion nucléaires qui lui soient propres. Deuxièmement, elle devrait promouvoir qualitativement et quantitativement ses forces conventionnelles. Troisièmement, l’Allemagne de l’Ouest devrait jouer un plus grand rôle en matière de sécurité. Quatrièmement, la France devrait rester fidèle à l’approche gaullienne. Cinquièmement, le Royaume-Uni devait changer de politique. Sixièmement, il faudrait être très attentif aux réactions des superpuissances. Enfin, les Européens de l‘Ouest devaient développer une forme appropriée d’unité politique et stratégique287. Selon Bull, la mise en oeuvre d’une telle stratégie était indispensable pour la CEE afin de trouver sa place dans un environnement stratégique où les puissances militaires se règnent car la puissance civile serait inefficace dans un tel environnement.

Bull n’était pas le seul universitaire qui a contesté la validité de ce concept durant les années 80. Certains ont attiré l’attention sur le manque d’un dispositif en terme de sécurité, surtout le manque d’un méchanisme de gestion des crises288. D’autres ont accentué l’importance du système international sur la validité du concept. Panayiotis Ifestos, professeur à l’Université de Panteon, a conclu que les turbulences pendant les années 70 et la première moitié des années 80 ont mis en doute cette approche289.

A la fin du système bipolaire, ce concept a été repris par Christopher Hill, professeur à l’Université de Cambridge, qui s’est opposé aux propos de Bull et s’est attaché avant tout à prendre au sérieux l’UE en identifiant les domaines où elle peut être une puissance comme les fonctions de stabilisation régionale en Europe de l’Ouest et de régulation de l’économie mondiale. L’UE est donc devenue un acteur vers lequel convergent des demandes émanant de pays extérieurs et qui, de ce fait, se trouve confrontée au défi du déséquilibre entre ses moyens et ces demandes.290 Il dénomme cette situation capability-expectations gap. Parmi les

expectations, Hill énumère la stabilisation de l’Europe de l’Ouest, la gestion du commerce

international, l’amélioration des relations entre le Nord et le Sud, être une deuxième voix occidentale dans la diplomatie internationale, remplacer l’URSS afin de promouvoir l’équilibre de la puissance, assurer le pacifisme régional, l’intervention en situation de crises, la médiation pour gérer les conflits et être le superviseur adjoint de l’économie mondiale.

       287 Ibid., p.163

288 Alfred PIJPERS, The Twelve Out-of-Area: A Civilian Power in an Uncivil World? dans A. PIJPERS et al.

(eds), European Political Cooperation in the 1980s, Martinus Nijhoff, Dordrecht, 1988, p.157

289 Panayiotis IFESTOS, European Political Cooperation: Towards a Framework of Supranational Diplomacy?,

Gower, Aldershot, 1987, 68

Pourtant ces expectations constituent des défis pour la capacité de l’UE en terme d’ability to

agree, resources et instruments. Même si l’Union possède les moyens de la puissance surtout

après la mise en oeuvre de la PESD, elle doit aussi possèder les institutions pour les mobiliser et le mécanisme de décision pour les commander. L’incapacité à résoudre la crise yougoslave et d’assurer la stabilité dans l’Europe de l’Est pendant les années 90 et le retard de l’UE pour intervenir au Darfour au début des années 2000 ont bien montré ce capability-expectations

gap.

Dans son état actuel, l’Union se situerait donc dans une phase de mobilisation croissante de ses capacités internationales, mais à un niveau qui resterait encore très en deçà des attentes dont elle est investie à l’échelle internationale, d’où la notion de gap. Selon Frank Petiteville, professeur à l’IEP de Grenoble, le principal avantage de cette approche est d’être dynamique et évolutif car Hill précise que le concept de capability-expectations gap est en effet un « concept-étalon », qui vise à mesurer un écart (entre le potentiel d’action internationale de l’UE et les attentes internationales), écart susceptible d’évoluer au cours du temps291.

Pendant les années 90, une autre discussion, principalement entre Hanns W. Maull et Karen Smith, a vu le jour autour du questionnement de la militarisation de l’UE. Le politologue Hanns Maull a repris le concept de puissance civile afin de souligner le caractère nouveau de la notion de puissance dans des pays comme l’Allemagne ou le Japon, dépourvus d’ambition militaires et donnant la priorité à la prévention civile des conflits. Maull a formalisé le concept de puissance civile autour de trois critères: la primauté accordée à la coopération avec les tiers dans la poursuite de ses objectifs internationaux; la focalisation sur les moyens économiques et diplomatiques, la puissance militaire n’ayant qu’un caractère résiduel; et la volonté de promouvoir des structures supranationales pour gérer les problèmes internationaux.292 Selon lui, le concept de puissance civile qui se repose sur les outils diplomatiques plus que sur des mesures coercitives, façonne le comportement de l’Union sur la scène mondiale.293

Contrairement à Duchêne, Maull pense que la principale caractéristique d’une puissance civile n’est pas son incapacité en terme militaire mais son objectif de transformer l’anarchie

      

291 Franck PETITEVILLE, “L’Union Européenne, Acteur International “Global”?”, op. cit., p.154

292 Hanns W. MAULL, « Germany and Japan: The New Civilian Powers », Foreign Affairs, vol. 69, No. 5,

hiver 1991, p. 92

dans les relations internationales en civilité (civility) et d’obtenir ainsi un monde moins violent. De plus, elle doit montrer cet objectif à travers de sa politique étrangère, sa définition de valeur et ses leviers de la puissance. Selon Maull, ce concept n’exclut pas totalement l’usage de la force militaire pour défendre les principes de la puissance civile s’il n’y a pas d’autre moyen. L’usage de la force peut être nécessaire pour assurer la mise en oeuvre et le respect de certaines valeurs et aussi la crédibilité. Toutefois, cet usage doit être collectif et légitime. L’obtention d’une certaine capacité militaire suite à l’établissement de la PESC ne doit pas être interprété comme si l’UE n’étant plus une puissance civile. En donnant l’exemple de la participation allemande à l’intervention militaire au Kosovo, Maull souligne que puisque cette intervention a eu lieu pour des raisons humanitaires, l’Allemagne continue d’être une puissance civile et non-militaire.

Chez Richard Whitman, professeur à l’Université de Kent, l’obtention de la capacité militaire n’est pas suffisant pour valider ou invalider la notion de puissance civile européenne294. Les opérations humanitaires et celles de maintien de la paix prouvent que l’UE privilègie encore la puissance civile et limite ses aspirations militaires.

Quant à Karen Smith295, professeur à la London School of Economics and Political Science, elle prend une position entièrement opposée à celle de Maull. Tout d’abord Smith fait une distinction entre “exercer la puissance civile” et “être la puissance civile” . Le premier met l’accent sur les moyens (les instruments politiques) utilisés par les acteurs afin d’avoir de l’influence sur les autres acteurs. Elle mentionne qu’il y a deux sortes de moyens: civils et militaires, mais il n’est pas toujours facile de préciser les limites de ces moyens. Par exemple, les forces de maintien de la paix sont généralement considérées comme des instruments civiles. Par contre, que ces forces soient armées ou pas, elles sont des troupes qui sont entrainées pour tuer, ainsi, elles ne sont pas civiles.

Quant à “être la puissance civile”, sa définition comprend l’objectif de l’acteur, l’usage de la persuasion et son processus de formation de la politique étrangère à côté des moyens utilisés. Smith pense que la définition de Maull accentue les moyens civils plutôt que les objectifs qui doivent être atteints. De plus, elle lui reproche de définir ces objectifs de façon ambigue. En

      

294 Richard WHITMAN, “The Fall and Rise of Civilian Power Europe?”, Australian National University,

National Europe Center Paper No.16, 2002, p.19m

outre, selon Smith, on ne peut pas prétendre qu’un acteur utilisera seulement des instruments civils parce qu’il est une puissance civile. Ces instruments peuvent être utilisés d’une manière coercitive. Par exemple, la sanction est un des instruments politiques.

En laissant de côté toutes ces ambiguités et difficultés, Smith propose de définir l’idéal-type de puissance civile comme un acteur qui utilise des moyens civils de persuasion, essaye d’atteindre des objectifs civils et possède un processus d’élaboration de la politique étrangère soumis au contrôle démocratique. L’opposé de cet idéal-type est la puissance militaire qui utilise des moyens militaires, compte sur la coercition, essaye d’atteindre des objectifs militaires et ne possède pas de processus d’élaboration de la politique étrangère soumise au contrôle démocratique. On peut nommer la Corée du Nord, l’Irak de Saddam et l’Allemagne d’Hitler pour l’idéal-type de puissance militaire. Les pays européens neutres (l’Autriche, la Finlande, l’Irlande, la Suède et la Suisse) sont les plus proche de l’idéal-type de puissance civile. L’auteur met l’accent sur le mot proche (closest) car puisque ces pays ont déjà participé à des opérations de l’ONU, Smith ne les accepte pas comme des vraies puissances civiles. En bref, elle défend que parallèlement au développement de la PESC et de la PESD qui ouvrent la porte à des interventions militaires sous le drapeau européen, l’UE a perdu son statut de puissance civile et s’est transformée en puissance diplomatico-militaire classique.

Pour conclure, si l’on reste fidèle à la définition de Duchêne, on ne peut pas dire que l’UE est toujours une puissance civile car l’absence de capacité militaire n’est plus valable aujourd’hui. Les développements dans le cadre de la PESD (les missions de Petersberg, le Headline Goal, les groupements tactiques, les opérations de gestion de crise, etc.) montrent cette réalité. Mais avant d’arriver à la conclusion finale, il faut répondre à la question suivante: est-ce que les développements militaires ont vraiment fait perdre à l’UE son statut de puissance civile comme le dit Karen Smith? Sans doute, une puissance civile ne doit pas utiliser la force unilatéralement ou préventivement en transgressant les règles du droit international. Néanmoins, force est de constater que la capacité militaire est indispensable pour defendre les territoires, assurer la dissuasion et mener des opérations en faveur de la paix. Donc, le point essentiel sur ce sujet doit être l’objectif de la puissance qui recourt à la force militaire plutôt que sa possession de la capacité militaire.

On peut donc affirmer que Bull avait raison de souligner l’importance de la capacité militaire. Toutefois, il ne faut pas regarder le monde contemporain d’une perspective purement militaire

ce qui nous inciterait de ne pas pouvoir associer la puissance aux instruments civils et de voir la puissance civile comme une contradiction dans les termes. Si l’on va plus loin, le concept de capacity-expectation gap de Hill démontre que les moyens matériels ou immatériels ne sont pas suffisants pour acquérir la puissance, il faut posséder aussi des institutions actives et un mécanisme de prise de décision effectif. Sinon le fossé qui s’élargit ébranlera l’image postive et la crédibilité de l’UE en tant que puissance civile.

Dans le système international d’aujourd’hui, les opérations de maintien et de rétablissement de la paix sont devenus des instruments primordiaux pour des fins civiles et humanitaire. Maull souligne aussi qu’une intervention peut être mise en oeuvre pour des raisons humanitaires. Cependant il ne désigne pas les limites d’une telle intervention, c’est-à-dire qu’il ne précise ni les situations qui peuvent engendrer une intervention ni les conditions d’une intervention légitime. D’ailleurs, ce problème constitue aujourd’hui l’un des sujets les plus discutés dans le domaine des relations internationales.