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CHAPITRE I. La puissance: perspectives historiques et théoriques

1.1. La puissance selon les historiens

Dès le cinquième siècle avant notre ère, l’historien grec Thucydide analyse, à travers son “Histoire de la guerre du Péloponèse”, une lutte pour la prédominance entre Athènes et Sparte, et les évolutions, structurations et modes d’action des puissances respectives des deux cités.55 Il voit la volonté de puissance comme le facteur structurant des relations entre les pays. Selon lui, les Etats sont perçus en fonction de la puissance et des rapports de force entre eux.

      

54 Hans J. MORGENTHAU, Politics among Nations, The Struggle for Power and Peace, 6th Edition, New York,

Alfred Knopf, 1985, p.31 et 36

55 Barthélémy COURMONT, Valérie NIQUET et Bastien NIVET, “Quelle évolution de la notion de puissance et

L’historien britannique Edward H. Carr a un rôle primordial dans la réhabilitation de la notion de puissance durant la période de l’entre-deux-guerres. Dans son ouvrage Twenty Years

Crisis: 1919-1939, il affirme que “la politique est, dans un certain sens, toujours politique de

puissance.”56 Selon lui, bien que la puissance soit un tout indivisible en politique internationale, elle est séparable en «puissance militaire», «puissance économique» et «pouvoir sur l’opinion publique». Autrement dit, l’importance de mettre de son côté l'opinion afin d’exercer pleinement sa puissance et d’assurer les intérêts nationaux a déjà été annoncée par Carr dans les années 1920.

Un autre historien britannique, Paul Kennedy écrit dans son livre best-seller The Rise and Fall

of the Great Powers que la puissance à l’échelle internationale n’était jamais constante,

qu’elle variait en fonction à la fois du taux de croissance économique et des avantages technologiques notamment dans le domaine militaire.57 Néanmoins Kennedy souligne que l’économie et la puissance militaire ne peuvent pas évoluer parallèlement: si on consacre trop d’importances aux dépenses militaires, les dépenses économiques des Etats peuvent être affaiblies.

Selon l’historien français Jean Baptiste Duroselle, le pouvoir est “la capacité pour l’Etat de modifier la volonté de groupes ou d’individus inclus dans sa sphère, à l’intérieur, se désigne plutôt, en français par le mot “pouvoir sur”58. Pour la puissance, il propose la définition de Raymond Aron: “la capacité d’imposer sa volonté aux autres” et il précise qu’à partir du moment où un Etat existe, il est forcement, si petit soit-il, une puissance, en ce sens qu’il est à même de dissuader les autres de le faire disparaitre.”59 D’après Duroselle, la puissance qu’exerce un Etat, qu’il soit grand, moyen ou petit, dépend strictement des circonstances. On peut donner l’exemple des alliances militaires et des interdépendances économiques entre les Etats.

Pierre Renouvin est un autre historien français qui mérite d’être mentionné surtout grâce à sa notion de “forces profondes”. Cette notion décrit les forces qui pèsent sur le cours des

      

56 Edward Hallett CARR, The Twenty Years Crisis; 1919-1939, 2nd Edition, Basingstoke, Palgrave-Macmillan,

2001, p.46

57 Paul KENNEDY, The Rise and Fall of the Great Powers: Economic Change and Miliatry Conflict from 1500

to 2000, London, Hyman, 1988, p.537

58 Jean-Baptiste DUROSELLE, Itinéraires: Idées, hommes et nations d'Occident, XIXe-XXe siècles, Paris,

Publication de la Sorbonne, 1992, p.113

relations internationales: selon lui, à côté des « forces matérielles » – les facteurs géographiques, les conditions démographiques, les forces économiques – figurent les « forces

spirituelles » ou les « mentalités collectives », en particulier le sentiment national, les

nationalismes et le sentiment pacifiste60. Ces forces profondes sont indissociables des comportements des Etats qui jouent le premier rôle dans les relations internationales qui ne sont qu’une question de rapports de puissance.

Contrairement à l’approche réaliste de la puissance, René Girault et son équipe d’historiens européens ont mis en exergue que la « perception de la puissance» compte tout autant que la puissance elle-même. C’est pour cette raison qu’il faut prendre en compte l’importance des facteurs sociaux, culturels, politiques et subjectifs, au même titre que les facteurs économiques et militaires. La cohésion sociale, la volonté politique d’avoir ou de ne pas avoir une influence à l’extérieur de ses frontières, pèsent lourd dans la balance de la puissance, de même que la représentation de sa propre puissance et de celle des autres.61 Par exemple, il a fallu du temps pour que les Britanniques comprennent que malgré leur attitude héroïque pendant la Deuxième Guerre mondiale, leur pays n’était plus ce qu’il avait été avant. La perte de leur statut de grande puissance était plus difficile à admettre que pour des nations qui avaient connu la défaite.62

Robert Frank, historien français, souligne que la puissance ne se mesure pas seulement en termes de divisions blindées ou de pouvoir économique. Par exemple, l’Europe a besoin d'un projet, d'une identité et d'une cohésion, si elle veut être une puissance.63

On peut dire que ces définitions du concept de puissance sont les reflets des contextes historiques dont étaient témoins leurs auteurs. A ce titre, Thucydide définit la puissance comme la capacité respective des cités grecques (athénienne et spartiate en particulier) à avoir la suprématie afin de dominer le monde Egéen, tandis que les auteurs de la première moitié du vingtième siècle, comme Carr, ont utilisé ce concept pour définir les capacités et la volonté des États à dominer les autres pour assurer l’optimisation de leur intérêt national. Quant aux

      

60 Pierre RENOUVIN et Jean-Baptiste DUROSELLE, Introduction à l’Histoire des Relations Internationales,

Paris, Agora, 2007

61 Robert FRANK, “Penser historiquement les relations internationales”, Annuaire français des relations

internationales, 2003, p.53

62 Ibid. 

63 “L’Euro plus rien comme avant? Les dimensions politiques et culturelles d'un choix historique”, Colloque

historiens français, il ont mis en avant le rôle des circonstances, des différents facteurs et des représentations pour définir la puissance.