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La place de la puissance dans les autres théories

CHAPITRE I. La puissance: perspectives historiques et théoriques

2. Les facteurs de la puissance

3.3. La place de la puissance dans les autres théories

A la fin des années 1980, le débat entre les néoréalistes et les néolibéraux s’est essouflé en raison d’un rapprochement entre les deux courant de pensée, mais aussi à cause de la situation internationale qui est en train de changer à la fin de Guerre froide. C’est dans ce contexte qu’émerge le constructivisme. Il ne s’agit pas d’une théorie en tant que telle, mais plutôt d’une perspective analytique fondée à partir des autres disciplines des sciences sociales. C’est avec les écrits de Nicholas Onuf, Worlds of Our Own Making: The Strange Career of

Constructivism156 et d’Alexandre Wendt Anarchy is what states make of it: the social

construction of power politics157, que le constructivisme est entré en relations internationales.

Appliqué aux relations internationales, le constructivisme, se concentre de façon générale sur ce que John Searle, philosophe américain, a appelé les “faits sociaux”158, c’est-à-dire les objets qui, tels l’argent, la souveraineté, les droits, n’ont pas de realité matérielle mais n’existent que parce qu’un ensemble de personnes croient et disent qu’ils existent et agissent en conséquence.159 Le constructivisme estime que l’environnement international dans lequel les Etats interagissent est simultanément matériel et social. A cet égard, “les règles et les normes jouent un rôle essentiel pour guider le comportement des acteurs internationaux et structurer la vie internationale en général.”160 De la même manière, Martha Finnemore estime que “la politique mondiale est déterminée moins par une structure objective de rapports de

      

156 Nicholas ONUF, “Worlds of Our Own Making: The Strange Career of Constructivism" dans Donald J.

PUCHALA (ed.), Visions of International Relations, University of South Carolina Press, 1989

157 Alexandre WENDT, “Anarchy is what states make of it: the social construction of power politics”,

International Organization, Vol. 46, No. 2, 1992 

158 John SEARLE, The Construction of Social Reality, NewYork, The Free Press, 1995 159 Dario BATISTELLA, op. cit., p.334

160Cecelia LYNCH et Audie KLOTZ, “Le constructivisme dans la théorie des relations internationales”, Critique

force matériel que par une structure cognitive composée des idées, croyances, valeurs, normes et institutions partagées inter-subjectivement par les acteurs.”161

La question de l’identité joue un rôle central dans le dilemme de la sécurité. D’après les constructivistes, les bases matérielles signifient peu de chose sans le contexte dans lequel elles prennent forme. Les Etats-Unis ne perçoivent pas le renforcement de l’arsénal de l‘Israel comme une menace, car ce sont deux pays alliés qui ont des intérêts internationaux convergents. A l’inverse, la perspective d’un arsénal nucléaire en Iran constitute une menace pour les Etats-Unis.

D’après Richard Ashley, les néoréalistes définissent la puissance comme une capacité qui peut être distribué, possedé et utilisé contre les autres pays162. Selon eux, la puissance existe indépendemment des acteurs, donc il n’y a aucun référence à la puissance sociale ni à la “puissance sur opinion”. Par contre, selon Ashley, un acteur doit d’abord être reconnu comme une puissance par les autres et pour cela, il doit pouvoir influencer les structures auxquelles les autres accordent de l’importance163.

Selon les constructivistes, on ne peut pas analyser les structures comme l’anarchie sans les mettre en lien avec l’acteur et l’action. L’anarchie résulte donc de ce que les Etats font d’une telle structure. C’est le contexte social dans lequel les acteurs évoluent qui donne un sens aux structures. Par exemple, l’équilibre de la puissance n’est pas totalement indépendante des acteurs. Les Etats qui participent à l’équilibre de la puissance le rédefinissent et le réinterprètent sans cesse.164

Alexandre Wendt affirme que “personne ne nie que les Etats agissent sur la base des intérêts tels qu’ils les perçoivent, ni même que ces intérêts soient souvent égoistes.”165 Pourtant selon lui, les intérêts des Etats dépendent non pas de la configuration objective des rapports de force matériels, mais des idéntités des Etats. Chez Wendt, l’intérêt national qui guide le

       161 Dario BATISTELLA, op. cit., p.335

162 Richard K. ASHLEY, “The Poverty of Neorealism”, International Organization, Vol.38, No.2, Spring 1984,

p.244

163 Ibid., 259

164 Steve SMITH and John BAYLIS, The Globalization of World Politics, Oxford, Oxford University Press,

2006, p.259 

165 Alexandre WENDT, Social Theory of International Politics, Cmbridge, Cambridge University Press, 1999,

comportement d’un Etat est intégré (embedded) dans les normes et valeurs qui façonnent ses identités. 166

D’autre part, Wendt montre que “le système du self-help et la politique de puissance ne s’appuient pas logiquement ou causalement sur l’anarchie et que si […] nous nous retrouvons dans un monde self-help, cela est dû aux processus et non pas à la structure. La structure n’a pas d’existence ni de pouvoir causal en dehors du processus. Le self-help et la politique de puissance sont des institutions, plutôt que des caractéristiques essentielles de l’anarchie. L’anarchie est ce que les Etats en font.”167

Dans le cadre du concept de puissance, il convient également de parler de la théorie marxiste qui met l’accent sur les facteurs économiques dans l’organisation des rapports internationaux et explique les conflits par la lutte de classe. Le marxisme est un concept politique, sociologique et économique fondé sur les idées de Karl Marx et dans une moindre mesure de Friedrich Engels. Pour les marxistes, ce sont les classes, et non pas les Etats des réalistes, ni les individus des libéraux, qui constituent l’unité d’analyse fondamentale. Les classes, dont la lutte constitue le moteur de l’histoire, entretiennent entre elles des relations qui s’expliquent par la place qui est la leur au sein du mode de production, composé des forces de production et des rapports de production.168

Selon Marx, le mode de production prédominant au XIXe siècle est le mode de production capitaliste, au sein duquel s’opposent les deux classes principales que sont la bourgeoisie, qui detient les moyens de production et le prolétariat, qui détient sa seule force de travail. Puisque l’Etat est l’instrument de la classe bourgeoise pour défendre ses intérêts, la politique étrangère d’un Etat reflète donc les intérêts de la classe dominante. Par conséquent, il y a un état de lutte permanent entre les pays capitalistes du fait des intérêts qui se croisent.169 D’après Marx, le meilleur exemple de cet état de lutte permanent est les guerres coloniales.

En relations internationales, le concept clé de la théorie marxiste qui est amorcée par Engels après la mort de Marx et surtout développeé par Lenine est la notion d’impérialisme qui vise précisement à penser le rôle de la politique étrangère dans le cadre du processus du capital.

       166 Ibid., p.350

167 Alexandre WENDT, op.cit., p.392  168 Dario BATTISTELLA, op. cit., p.257 169 Ibid., p.258

Lénine affirme que “l’impérialisme arrive à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes”.170 Les Etats recourent inévitablement aux armes afin de tirer le plus grand comme le prouve la Prémière Guerre mondiale qui était une guerre pour un “nouveau partage d’un monde déjà partagé”, la redistribution des colonies, des zones d’influence, du capital financier, etc.171

Après le processus de décolonisation, à partir des années 1960, les relations entre économies développées capitalistes et économies sous-dévelopées du Tiers Monde sont devenues la principale préoccupation des marxistes. Ils expliqent le “développement du sous- développement”172 ou la “croissance sans développement”173 par la dépendance de la périphérie par rapport au centre dans le domaine commercial, financier, technologique et social.

Par ailleurs, l’approche marxiste a développé le concept d’hégémonie. Prof. Jean Jacques Roche souligne que les approches hégémoniques ont été introduites dans le cadre des relations internationales par deux voies.174 Tout d’abord, les travaux de Keohane, puis de Gilpin, de Nye et de Susan Strange ont présenté le concept d’hégémonie par le biais de l’économie et de la théorie des régimes pour penser le changement des critères de la puissance. L’autre voie s’appuie aux travaux d’Antonio Gramsci dont l’objectif est d’expliquer la continuité des structures sociales dominantes par lesquelles les nations les plus puissantes définissent un ordre international favorable à leurs intérêts.

Selon Gramsci, l’hégémonie est basée sur la combinaison de la force et du consensus, de la puissance et de la culture; ce qui crée un leadership intellectuel et moral du groupe social dominant, fondamental pour expliquer la stabilité du système.175 Il met en exergue la capacité de résistance du capitalisme grâce à la réorganisation des modes de vie, de production et de

      

170 Vladimir LENINE, L’Impérialisme, stade supreme du capitalisme, Paris, Le Temps de Cerises, 2001, p.159 171 Ibid., p.36

172 André Gunder FRANK, “The Development of Underdevelopment”, Monthly Review, Vol.18, No.3, avril

1966, p.17-31

173 Samir AMIN, L’Accumulation à l’echelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970  174 Jean Jacques ROCHE, op. cit., p.193

consommation, la diffusion de nouveaux modèles de vie et de comportement. A travers tout cela, la puissance dominante peut réussir à construire et à consolider le consensus des nations dominées ou subordonées. Sur cette base, dans les années trente, Gramsci a prévu l’émergence de l’hégemonie américaine de l’après-guerre en Europe et dans le monde.

Robert Cox, professeur de science politique à l'Université de York, a le mérite de relancer l’approche gramscienne au début des années 1980. Selon lui, l’Etat hégémonique construit son “bloc historique” par la combinaison de forces matérielles, culturelles, sociales et politiques, afin d’assurer la stabilité internationale.176 Ce bloc exerce une influence culturelle, communicationnelle et technologique en tant que soft power. Cox conteste l’idée que la puissance américaine est en déclin depuis les années 1970 en attirant l’attention sur sa puissance structurelle.177 Il est possible de voir la source de cette idée dans les travaux de Gramsci. Selon Gramsci, le pouvoir de la classe dominante ne repose pas simplement sur la coercition ou la menace, mais également sur sa capacité à étendre son pouvoir idéologique par l’intermediaire d’un ensemble d’institutions, que ce soit le système d’éducation ou encore l’Eglise.178 D’après Cox, l’élite américaine construit, depuis 1945, un ordre hégémonique. Cette classe a imposé au monde les normes de l’ordre souhaité dans des termes universels. L’hégémonie américaine n’est pas une simple relation impériale, mais plutôt un “leadership par consentement”179. Par exemple, les organisation internationales comme l’ONU, la Banque mondiale, le FMI ou le GATT deviennent des organes de diffusion des intérêts de la puissance dominante.

En résumé, selon les constructivistes, les conflits entre Etats ne dépendent pas exclusivement de leur position géographique ou de leur puissance mais aussi de leurs identités respectives. En mettant l’accent sur la lutte de classe, la théorie marxiste souligne que ce sont les intérêts des pays capitalistes qui façonnent les rapports de puissance. La dépendance de la périphérie par rapport au centre dans le domaine commercial, financier, technologique et social constitue un facteur de puissance pour le centre. L’hégémonie vue comme un stade de développement du capitalisme par les marxistes, apporte une capacité de créer des normes internationales et

       176 Gérard DUSSOUY, op. cit., p.288 177 Alex MACLEOD, op. cit., p.34 178 Ibid. 

179 Paquin STEPHAN, « L’économie politique internationale et la mondialisation », in Stéphan PAQUIN et

de les faire respecter, et une prédominance dans les domaines économique, technologique et militaire à l’acteur qui la possède.

4.La rédéfinition de la puissance par Joseph S. Nye

En tant que fondateur, avec Robert Keohane, de l'institutionnalisme néolibéral en relations internationales, on a déjà parlé des travaux de Joseph Nye sur la notion de puissance dans le cadre du concept d’interdépendance complexe sous le titre “la puissance dans la théorie libérale”. Pourtant, la plus grande contribution de Nye aux travaux sur la puissance consiste dans la définition des trois formes de puissance que sont les hard, soft et smart power.

Joseph Nye expose que la puissance est comme l'amour: quelque chose qu'on ne peut ni définir, ni mesurer, mais réel. Pour la définition, il propose “la capacité de produire le résultat que l’on veut, mais aussi la capacité d'influencer le comportement des autres pour obtenir le résultat désiré”180. Pour cela, il y a plusieurs moyens à utiliser: exercer des pressions par la menace, donner une récompense, coopter, etc.

Contre la tendance générale d’expliquer la puissance avec les ressources de puissance, Nye souligne qu’il ne faut pas réduire la définition de puissance aux ressources car la possession de ces ressources n’apporte pas nécessairement les résultats attendus. Les Etats-Unis étaient sans doute plus puissants que le Vietnam, mais ils ont perdu la guerre. Le plus important est d’acquérir la capacité de conversion des sources en comportement (power behavior) par des différents moyens comme la force, la récompense, l’attraction, etc.

Nye imagine la politique internationale actuelle comme une partie d'échecs en trois dimensions. Il est possible de gagner ce jeu si on joue horizontalement aussi bien que verticalement. La plus haute partie de l'échiquier est celle des relations militaires traditionnelles inter-étatique où l'hégémonie américaine existe encore. Toutefois, dans la partie centrale qui implique les relations économiques internationales, les Etats-Unis doivent coopérer avec les autres acteurs majeurs comme l'UE, le Japon, la Chine, etc. Dans cette partie, la distribution des puissances est multipolaire. Enfin, dans la partie la plus basse de

      

l'échiquier qui a une nature transnationale se trouvent les problèmes de terrorisme, les crimes internationaux, le changement du climat, etc. La puissance est largement dispersée et désordonnée entre les Etats et les organisations non-étatiques dans cette partie. D’après Nye, il serait faux de s’intéresser seulement aux sujets militaires car le jeu est en trois dimensions.

Selon lui, dans ce système international, il y a trois manières d'agir sur la puissance d'un Etat: il y a la puissance coercitive qui agit avec des menaces (le pouvoir militaire et stratégique), la puissance économique (les sanctions, les paiements, les aides au développement) et enfin la puissance d'attraction et de cooptation.