• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I. La puissance: perspectives historiques et théoriques

2. Les facteurs de la puissance

4.2. La puissance douce (Soft power)

Le concept de puissance douce est apparue pour la première fois en mars 1990 dans l'article “The misleading metaphor of decline” de Joseph Nye.206 Il répondait aux thèses «déclinistes» de l'époque, présentées par Paul Kennedy à propos des Etats-Unis. Ensuite, il a conceptualisé la puissance douce dans son livre “Bound to Lead: The changing nature of American power” où il cherche à trouver des solutions pour faire en sorte que les Etats-Unis continuent d'être la première puissance mondiale.207 C’est dans cette perspective, qu’il opère la distinction entre la puissance dure et la puissance douce. Pour Nye, en plus de sa capacité économique et militaire, les Etats-Unis doivent avoir la capacité d’influence, par la promotion de ses valeurs et par son pouvoir attractif afin de maintenir sa suprématie sur le reste du monde. Après le succès de ce terme dans les années 1990, Nye a publié un autre livre intitulé “Soft Power: The

means to succès in world politics” en 2004 pour réactualiser ses idées par rapport aux

évolutions contemporaines.

Il faut souligner qu’en 1939, Edward Hallett Carr, réaliste britannique, opérait déjà une distinction similaire des pouvoirs dans le contexte international. Il séparait, pour sa part, le pouvoir militaire, le pouvoir économique et le pouvoir sur l'opinion et il annonçait que mettre de son côté l'opinion est essentiel pour exercer pleinement sa puissance. En 1959, dans leur

      

206 Joseph NYE, “The Misleading Metaphor of Decline”, The Atlantic Monthly, March 1990 207 Idem, Bound to Lead: The changing nature of American power, New York, Basic Books, 1991

célèbre ouvrage “Five Bases of Power”, Bertram Raven et John French ont tenté d’identifier les bases du pouvoir social: le pouvoir de récompense, le pouvoir de coercition, le pouvoir de légitimité, le pouvoir de référence et le pouvoir d’expertise.208 La puissance douce est une sorte de pouvoir de référence qui touche une caractéristique personnelle qui porte les gens à vouloir imiter la personne admirée en mettant l’accent sur l’identification et l’attraction. En effet, l’origine du concept de puissance douce peut même être trouvée chez Sun Tzu et Confucius. Sun Tzu (544–496 av. J.-C.), général et stratégiste militaire chinois, défendait l’importance de gagner une bataille sans combat. Le philosophe et penseur chinois Confucius (551- 479 av. J.-C.) croyait que les dirigeants devaient avoir l’allégeance du peuple par le vertu et non par la force. Il ne serait donc pas faux de dire que Joseph Nye propose de renouveler et d'affiner une terminologie déjà latente.

Nye définit la puissance douce comme “la capacité d'avoir ce qu’on veut par l'attraction plutôt que par la coercition ou des paiements.”209 Il souligne que “quand nos politiques sont vues comme légitimes aux yeux d'autres, notre puissance douce est améliorée. Ainsi, la puissance douce réside dans le pouvoir de cooptation, dans le faire en sorte que les autres acteurs des relations internationales prennent des décisions qui vont en votre faveur”.210 Ce type de pouvoir se différencie d'autres types de pouvoir qui reposent sur des encouragements (la carotte) ou des menaces (le bâton).

Nye précise qu’il n’y a pas de contradiction entre le réalisme et la puissance douce et que cette dernière n’est pas une forme d’idéalisme ni de libéralisme. Néanmoins, ce concept reflète certaines caractéristiques de l'approche transnationale développée par Joseph Nye et Robert Keohane dans les années 1970. Par exemple, l'existence de plusieurs sortes d'acteurs, notamment sub-étatiques et non étatiques, est reprise dans le concept de puissance douce. Ces acteurs peuvent aussi bénéficier de ce pouvoir de cooptation. Dans l'approche transnationale, les auteurs défendent également que la force militaire est de moins en moins adéquate pour atteindre les objectifs de la politique étrangère. En parallèle, dans son livre “Soft Power: The

means to succèss in world politics”, Nye souligne que de nos jours, la puissance dure doit être

complétée par la puissance douce pour obtenir le meilleur resultat.211

      

208John FRENCH and and Bertram RAVEN, “The bases of social power” in D. CARTWRIGHT and A.

ZANDER (eds.), Group dynamics, New York, Harper and Row, 1960, p. 607-623

209 Joseph S. NYE, Soft Power, op. cit., p. 5 210 Ibid.

La compréhension populaire du concept de puissance douce inclut un sens étroit et un sens large. Au sens étroit, la puissance douce est semblable à l’influence culturelle. Il est possible de voir cette approche dans les travaux de l’historien britannique Niall Ferguson, du journaliste allemand Josef Joffe et de la majorité des universitaires chinois212. Quant au sens large, la puissance douce est synonyme d’une capacité non-militaire qui inclut le poids diplomatique, culturel et économique.

Selon Nye, les principales sources de la puissance douce sont la culture (le rayonnement), les valeurs politiques (la légitimité morale) et la politique étrangère (pour rentabiliser les deux premiers en termes d'alliances et de soutien). Mais elle repose également sur d’autres sources intangibles telles que: l'image ou la réputation positive d'un État, son prestige (souvent ses performances économiques ou militaires), ses capacités de communication, le degré d'ouverture de sa société, l'exemplarité de son comportement, son rayonnement scientifique et technologique, mais aussi de sa place au sein des institutions internationales lui permettant de contrôler l'ordre du jour de ses débats. Il est important de souligner que même si la puissance douce se base majoritairement sur les sources intangibles, les sources tangibles comme la force armée et la puissance économique peuvent contribuer à la puissance douce d’un pays. Par exemple, grâce à sa puissance économique, l’Union est vue comme un modèle d’intégration par les autres acteurs régionaux. De plus, l'aide militaire en cas de catastrophe, le programme d’aide à l’instruction militaire et le programme d’échanges militaire ont un impact positif sur la puissance douce.

Dans le schéma des vecteurs de la puissance douce, la culture est souvent présentée comme la source la plus évidente d'influence auprès des nations étrangères. Chez Nye, la culture se définit comme l'ensemble des valeurs et pratiques qui créent du sens pour une société213. Communément, une distinction est faite entre haute culture et culture populaire, bien que les deux soient en égale mesure de porter la puissance douce. Si la puissance douce des Etats- Unis découle majoritairement du succès de leur culture populaire (de McDonald's à Nike en passant par Hollywood et Michael Jordan), la Chine est un bon exemple de puissance douce

      

212 Voir Niall FERGUSON, “Think Again: Power”, Foreign Policy, No.134, January/February 2003, p.21; Josef

JOFFE, “The Perils of Soft Power”, NewYork Times Magazines, May 14, 2006; Bonnie GLASER and Melissa MURPHY, “Soft Power with Chinese Characteristics” in Carola MCGIFFERT (ed.), Chinese Soft Power and Its Implication for the United States: Competition and Cooperation in the Developing World, Report of the CSIS Smart Power Initiative, Center for Strategic and International Studies, Washington, 2009 

produite à partir de composantes de culture traditionnelle, celle de sa coutume culinaire, de ses arts martiaux ou de ses philosophes. Puisqu’aujourd’hui les valeurs comme la liberté de pensée ou d'expression, la propriété privée, la libre entreprise, la tolérance sont communément partagées, les pays qui ne les respectent pas obtiennent une image négative aux yeux des peuples étrangers. En outre, les politiques étrangères pacifiques, multilatérales et coopératives assurent aux pays concernés une certaine légitimité sur la scène internationale. Il faut bien souligner que la légitimité est l’élément central de la puissance douce. Cette dernière fonctionne au fur et à mesure que les objectifs et les politiques d’un acteur soient perçus comme légitime. On peut donner comme exemple la politique extérieure de la Chine qui est fondée sur cinq principes appelés « principes de la coexistence pacifique » énoncés en 1954. Le respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale, la non-agression, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l'égalité et la réciprocité des avantages font gagner en légitimié à la Chine sur la scène mondiale.

Le succès de la puissance douce dépend de la réputation de l’acteur au sein de la communauté ainsi que du flux d’informations entre les acteurs. C’est pourquoi, la révolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication a facilité la mise en oeuvre des stratégies de puissance douce. La culture populaire et les médias sont régulièrement identifiés comme des sources de puissance douce, au même titre que la diffusion d’une langue nationale. Prenant en compte cette réalité, les Etats et les organisations internationales tentent d’utiliser les nouvelles formes de communication favorisées par l’Internet comme les blogs, les chatrooms, les sites web et les applications de média social, en plus des diffusions sur les chaînes télévisées et les stations de radio en langues locales comme BBC World (Angleterre), la RFI (France) et Deutsche Welle (Allemagne).

Les médias traditionnels et le média social sont également important pour les campagnes de la diplomatie publique qui est le moyen de déploiement de la puissance douce. La diplomatie publique peut être définie comme la tentative de gérer l’environnement international à l’aide du contact avec un public étranger214. Ce terme a été utilisé pour la première fois par Edmund Gullion, un diplomate états-unien, en 1965 lors de la fondation du Centre Edouard Murray à l'Ecole Fletcher de droit et de diplomatie de l'Université Tuft. Selon lui, la diplomatie publique est une action politique visant à « influencer les attitudes des publics » à l’étranger

      

dans un sens favorable à la politique étrangère; une diplomatie qui s’adresse directement aux opinions publiques; une aide à la circulation internationale des informations et des idées; une « interaction » des groupes privés et des intérêts dans d’autres pays.215 Pour cet objectif, on peut utiliser divers instruments comme les médias traditionnels ou sociaux émettant dans leur langue, les relations culturelles et les réseaux humains créés à travers les programmes de mobilités, les conférénces, les colloques, les expositions, les bourses, les contacts des ONG, des universités, des institutions non étatiques, etc. Puisque la diplomatie publique vise à de bonnes relations à long terme, elle crée un environnement favorable aux politiques gouvernementales.

Par ailleurs, il est important de distinguer les ressources et les comportements de la puissance douce (soft power behaviors). En d’autres termes, avoir les moyens de la puissance n’est pas la même chose qu’être puissant car les mêmes ressources peuvent produire différents types de comportement. Par exemple, les forces armées peuvent être utilisées à la fois pour faire la guerre et pour participer aux opérations humanitaires. L’obtention des forces armées ne garantissent pas la possesion de la puissance douce; ce sont les comportements de l’acteur qui montrent la forme de sa puissance. Selon Nye, le comportement de la puissance douce repose sur l’établissement de l’agenda, l’attraction et la persuasion. Mais bien evidemment, la perception de la cible est déterminante pour l’obtention de la puissance douce.

Quant à la conversion des sources de puissance douce en résultats, compte tenu de la grande variété de sources, il faut tout d’abord définir des stratégies pour obtenir le meilleur résultat, c’est-à-dire qu'il faut bien choisir les outils à utiliser, le groupe à cibler et le comportement à préférer selon le contexte. Par exemple, les programmes incitatifs (les bourses, les stages, les visites, les échanges académiques) pour les étudiants étrangers auront un impact positif sur la puissance douce puisqu’ils engendrent la sympathie et la gratitude ou bien l’admiration auprès de ces étudiants qui seront les leaders d’opinion, élites et décideurs politiques de demain.

La puissance douce n’est ni une évolution ni un remplaçant de la puissance dure. Elle est une autre forme de puissance. Cependant, Nye précise que la puissance, douce et dure, sont liées car elles sont les deux aspects de la capacité d’obtenir un résultat recherché et d’altérer les comportements des autres. La différence entre les deux est une question de degré en terme de

      

215 “What is Public Diplomacy?”, The Edward R. Morrow Center of Public Diplomacy,

comportement et de source. Les sources de la puissance douce sont associées à la cooptation et celles de la puissance dure au commandement. Toutefois, cette relation est loin d’être parfaite. Par exemple, un pays peut influencer les autres grâce aux mythes concernant l’invincibilité de son armée et la capacité militaire peut être utilisée pour établir des institutions qui seront considérées comme légitime. Une économie puissante est nécessaire pour suivre la politique de la carotte et du bâton, mais aussi pour attirer les autres.

Figure 1. Comportements et sources de la puissance

Hard Soft Spectre de comportement coercion incitation

Command

établir l’agenda attraction

Co-opt Sources les plus probables Force Paiement

Sanction

Institutions Valeurs Politique Culture

Source: Joseph S. NYE, Soft Power: The Means to Succèss in World Politics, New York, PublicAffairs, 2004, p.8

D’autre part, c’est le contexte qui précise la rentabilité des sources de puissance. En termes de puissance dure, un tank est très efficace pour gagner une bataille dans le désert, mais il est un inutile dans un marais ou une jungle. Les films d'Hollywood peuvent obtenir beaucoup de succès auprès des Brésiliens et des Chinois. Néanmoins, les mêmes films auront un effet opposé en Arabie Saoudite ou au Pakistan. La proximité géographique, la similarité culturelle, les relations historiques et les liens économiques influenceraient le déploiement de la puissance douce d’un pays à l’autre. Il est donc essentiel, pour l'évaluation de toute sorte de puissance, de savoir intégrer le contexte.

Il est important de souligner que la puissance douce n’est pas un instrument utilisé en dernier recours, lorsque la puissance dure ne fonctionne plus. Elle est une forme indépendante de puissance. C’est pour cette raison que l’influence politique d’un pays peut être plus grande que sa capacité économique et militaire. Par exemple, au cours des deux dernières décennies, la Norvège qui n’est pas une grande puissance sur le plan militaire, a obtenu une image

positive sur la scène internationale grâce à sa participation aux négociations de paix aux Philippines, aux Balkans, en Colombie, au Guatemala, au Sri Lanka et en Moyen Orient, sa contribution aux opérations de maintien de la paix et ses aides aux développements216.

La puissance douce n'est pas une théorie en relations internationales, d'ailleurs ce n'est pas du tout considéré comme tel par Joseph Nye. Elle est plutôt un outil conceptuel permettant de mieux agir sur la scène internationale. De plus, elle est agrégative puisqu'il s'appuie sur de nouvelles formes de puissance. Son principal agrégat au XXIème siècle est la cyber puissance. Comme prouve le rôle joué par Facebook lors du « Printemps arabe », la cyber puissance est la puissance “médiate” de toutes les autres et notamment de la puissance douce217. Cette puissance virtuelle renforce de façon considérable la puissance douce en rendant possible sa diffusion dans le monde entier par les agents eux-mêmes. Toutefois, la cyber puissance est aussi un nouveau défi à relever pour les grandes puissances du fait de sa nature complexe et incontrôlable.

Comme la puissance douce est relative, intangible, basée sur le contexte et elle se nourrit des sources diverses, il est difficile de la mesurer et de la contrôler. Nye énumère une série d'exemples comme mesures approximatives de la puissance douce218:

Les immigrants étrangers Les lauréats du prix Nobel Les demandes d’asile L’espérance de vie

Les étudiants internationaux Les aides humanitaires Les touristes Le nombre d'internautes

La vente de livre et de musique Le budget pour la diplomatie publique Les sports populaires

La Rand Corporation propose aussi des indicateurs similaires à ceux de Nye pour mesurer la puissance douce: l’innovation technologique, l’aide internationale, le commerce, les étudiants

       216 Ibid., p.9

217 Pierre-William FREGONESE, “L'évolution du soft power sur l'échiquier de la puissance”, IHEI, No.1, Avril

2012, p.4

étrangers, la diffusion de la langue nationale, la popularité des films et de la musique. D’autre part, selon la Rand Corporation, en tant qu’indicateur subjectif, la réponse à la question “En dehors de votre propre pays, dans quel autre pays voudriez-vous vivre?” peut donner une idée concernant la puissance douce des pays.219

Sans doute, il est important de réaliser des enquêtes et des sondages pour voir la perception d’un pays aux yeux d’un peuple étranger et donc l’efficacité des actions de la puissance douce. Pourtant l’éfficacité de ces sondages pour mesurer la puissance douce est discutable car le choix d’échantillon a un impact direct sur les résultats. Bien que les mesures de la puissance douce soient basées sur les sondages de l’opinion publique, en 2007 l’Institute for

Government and Monocle a développé une gamme d’outils statistique pour mesurer la

puissance douce des pays par différents indicateurs. En tenant compte des trois sources fondamentales de Nye, l’Institute for Government and Monocle tente d’évaluer la puissance douce des pays selon cinq catégories: culture (le nombre annuel de touristes, la diffusion de la langue nationale, le nombre de sites classés au patrimoine mondiale de l’UNESCO), gouvernement (l’attractivité des valeurs politiques et des institutions), diplomatie (l’aide au développement, le rôle dans les organisations multinationales, les missions culturelles à l’étranger), éducation (le nombre d’étudiants étrangers, la qualité des universités, les publications académiques), affaires et innovation (l’attractivité du modèle économique, l’innovation, la corruption et la compétitivité). Quant aux résultats de ce travail (2011), les Etats-Unis sont la première puissance douce et la France est en troisième position après l’Angleterre220. Même si du fait de la nature subjective de la puissance douce, la fiabilité de ces résultats est discutable, ce travail est important pour le développement des travaux consacrés à la mesure de la puissance douce.

Bien que le concept de puissance douce se soit répandu dans le monde universitaire et politique, il est aussi devenu la cible de plusieures critiques. La première raison des critiques est le manque d’énoncé d’une théorie complète à suivre. Certains auteurs pensent que ce manque incite la communauté académique à mal interpréter ce concept221. Une théorie complète de la puissance douce a dû stipuler les variables dépendantes et indépendantes, et

      

219 Gregory TREVERTON et Seth JONES, “Measuring National Power”, Rand Corporation, 2005, p.17 220 Jonathan MCCLORY, “The New Persuaders II: a 2011 Global Ranking of Soft Power”, Institute for

Governement, 2011, p.15

221 Matthew KROENIG, Melissa MCADAM et Steven WEBER, “Taking Soft Power Seriously”, Comparative

expliquer la façon dont ces variables sont liées par des mécanismes causaux. Nye parle de variables indépendantes comme la culture, les valeurs et les politique ainsi que de variables dépendantes comme le succès d’un pays dans l'atteinte de ses objectifs de politique étrangère. Par contre, il ne précise pas les mécanismes qui lient ces deux variables. Par exemple, comment la campagne de diplomatie publique des Etats-Unis l’aide pour gagner les esprits et les coeurs? Plus largement, comment la puissance douce aide un pays à façonner les résultats internationaux à son propre avantage?222

Brantly Womack, professeur de science politique dans l’Université de Virginia, prétend que