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Parce que la scène internationale du XXe

siècle est marquée par la conjugaison de plusieurs événements marquants, l’achèvement de la guerre froide, la dérégulation du système économique ainsi que la globalisation financière, l’influence de l’environnement économique international sur la pratique de la politique étrangère d’un micro-état rentier est un élément particulièrement important pour saisir comment le Qatar peut conjurer un rapport de force qui lui est défavorable.

L’expression environnement économique international qualifie ici un système composé d’une structure et d’unités427

ayant trait aux différents éléments de la production, de la circulation des richesses ainsi que de l’échange des biens et des services entre les différents acteurs présents sur la scène internationale. Si l’approche rationnelle du réalisme privilégie toujours l’acteur étatique, il advient dans les faits que les organisations internationales, régionales, les grandes entreprises ou les organisations non gouvernementales prennent également part à l’organisation de ce flux428

. Dès lors que chacune des unités développent de multiples interactions avec les autres unités, et dès lors que les positions de ces unités au sein de

427 Nous nous inspirons ici librement de la définition donnée des systèmes internationaux par WALTZ Kenneth, dans Theory of international politics, McGraw-Hill, 1979, pp 79-80.

428L’importance de chacun de ces acteurs au sein de l’environnement économique international dépend des différentes perspectives théoriques (réalistes, libéraux, marxistes…) telles que nous les avons différenciées dans les chapitres précédents. Pour un aperçu du rôle conféré à chaque acteur par les théories d’économie politique internationale, nous consulterons avec attention : PAQUIN Stéphane, La nouvelle économie politique

internationale, Cursus, Armand Colin, 2008 ; CHAVAGNEUX Christian, Économie politique internationale,

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cet environnement en forment la structure —plus ou moins organisée429

—, l’unité peut devenir à la fois une partie du système et un lieu d’interaction entre les unités du système430

.

Afin de mesurer l’influence de l’environnement économique international sur la politique étrangère de l’émirat du Qatar, il convient en premier lieu de s’intéresser aux interactions de la diplomatie qatarie avec les autres unités du système ainsi qu’aux méthodes selon lesquelles la politique étrangère prend en compte la structure même de l’environnement économique international, c’est-à-dire, à travers les outils utilisés, les pratiques observées et les représentations qui en sont faites.

Cette perspective entraîne toutefois avec elle un certain nombre de considérations. La première est relative aux liens entre la puissance, l’économie et la politique. Cette question est essentielle si l’on interroge la nature des relations qui gouvernent la politique étrangère du Qatar et l’environnement économique international. Tout d’abord, parce que l’avènement de l’émirat sur la scène internationale intervient à la fin du XXe siècle, dans une période caractérisée par d’importantes mutations concernant les aspects financiers et économiques de la mondialisation431

. Ensuite, puisque les analyses de l’économie politique de l’émirat, et dans une plus large mesure des monarchies du Golfe, consentent habituellement à identifier la richesse rentière du Qatar comme le facteur prédominant qui expliquerait sa puissance extérieure et sa stabilité intérieure432

. La lecture de la politique étrangère de ces micro-États au-delà des seuls déterminants que sont la taille du territoire, la densité de population, la puissance militaire, apparaît toutefois plus complexe puisque dorénavant l’économie est une caractéristique essentielle de la puissance des nations. Comme le note Edward Morse : « les changements économiques et la politique économique sont devenus l’objet central des politiques

429 Pour Kenneth Waltz par exemple, si au niveau intérieur (environnement domestique) les unités sont structurées selon un principe hiérarchique, dans la structure globale (la scène internationale), c’est l’anarchie qui caractérise l’ordonnancement. Voir WALTZ Kenneth, op. cit..

430 Nous pouvons ici prendre l’exemple des organisations régionales telles que le Conseil de Coopération du Golfe, qui est une unité du système lorsqu’elle développe des interactions avec d’autres organisations régionales, l’Union européenne par exemple, mais qui demeure également un lieu d’interaction pour les six pétromonarchies qui la composent.

431 Ici, deux perspectives peuvent être différenciées : celles qualifiées de sceptiques, pour qui le développement de la mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et n’entraîne pas de modification profonde au sein du système international ; puis, la perspective globaliste, dont nous nous réclamons, pour qui les changements intervenus notamment après 1945 constituent « une ère de changements sans précédent à cause de son intensité,

son extensivité, sa vélocité et ses effets sur le système international, sur les gouvernements et les citoyens autour du globe ». Voir, PAQUIN Stéphane, op. cit.. pp. 127-158.

432 Voir HERTOG Steffen, Retour aux années 1970 ? La jeunesse du Golfe et les économies de la rente après le printemps arabe, Pouvoirs, 1/2015 (n° 152), p. 69-86.

107 internationales au XXe siècle »433

, « le domaine des affaires économiques serait le seul qui permet l’expression véritable de la politique étrangère »434

.

Cet environnement économique international comme structure de l’analyse devient alors un enjeu pour la politique étrangère du Qatar. Il est donc bien ici question d’une politique étrangère d’inspiration néoréaliste en ce qu’elle use des caractéristiques de l’environnement (économique) international pour satisfaire son désir de puissance. Un PIB passant de 8.138 milliards de dollars en 1995 à 206.25 milliards de dollars en 2014435

et un fond d’investissement souverain doté approximativement436

d’un budget de 85 milliards de dollars en 2012437

, nous poussent à croire qu’en premier ressort l’économie devient un instrument destiné à renforcer la puissance émanant de Doha. De cette perspective, les réalistes y voyaient une garantie d’indépendance politique et de sécurité nationale pour les nations. Puisque les États doivent assurer seuls leur survie (self-help 438 ), ils doivent être particulièrement attentifs aux

transformations des relations de pouvoirs sur la scène mondiale et les changements que cela occasionnerait sur leur intérêt national défini en termes de sécurité.

La définition donnée ici renvoit à des considérations développées à l’aune des théories mercantilistes diffusées en Europe entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle. L’accumulation des richesses — or et argent— doterait la nation d’une puissance en ce qu’elle fonde la capacité d’entretenir une vaste armée439

et d’étendre son territoire. Conception classique de la puissance, la vision mercantiliste évolue au gré des siècles jusqu’à devenir l’une des pierres angulaires des théories du patriotisme ou du nationalisme économique, telles que développées par l’américain Alexander Hamilton ou encore l’économiste Friedrich List440

.

Toutefois, la contribution des mercantilistes à l’étude de la politisation de l’économie et de son utilisation comme levier à la politique étrangère s’élabore au-delà du simple constat

433 MORSE Edward, Modernisation and transformation on international relations, The Free Press, 1976, cité dans DIXNEUF Marc, L’économie et la politique étrangère de la France : pratiques et représentations, Thèse

de Science politique, Université Paris X-Nanterre, 8 décembre 2000, p 9. 434 DIXNEUF Marc, ibid, p 9.

435 Banque mondiale, disponible à l’adresse suivante : http://donnees.banquemondiale.org/pays/qatar?view=chart 436Il apparaît complexe de déterminer avec certitude le montant alloué aux différents fonds d’investissement des émirats du Golfe en raison du secret qui entoure les opérations financières dans cette partie du monde. Sur ce sujet voir : SEZNEC Jean-François, The Gulf Sovereign Wealth Fund, Middle East Policy 15, n°2, 103, Summer 2008.

437 Voir, Qatar Investment Authority, disponible à l’adresse suivante : http://www.swfinstitute.org/swfs/qatar- investment-authority/.

438 WALTZ Kenneth, op. cit.. pp. 105-107.

439 Voir, VINER Jacob, Power versus Plenty as Objectives of Foreign Policy in the Seventeenth and Eighteenth Century, World Politics, pp 1-29.

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selon lequel les États cherchent tous à augmenter leur richesse. L’impact de l’environnement économique sur la politique internationale implique des reflexions politiques plus subtiles : la hiérarchie des États, le déplacement du rapport de force interétatique sur le terrain de l’économie politique ou encore l’internationalisation des économies nationales. Dans la politique étrangère du Qatar par exemple, les négociations entamées avec la Russie afin de stabiliser le marché des hydrocarbures dans le cadre du Forum des Pays Exportateurs de Gaz (FPEG)441

peuvent ainsi apparaître à la fois depuis Washington comme une menace au monopole américain sur les affaires économiques et politiques du Qatar ; depuis Bruxelles, comme le signe d’un affaiblissement des sanctions économiques adoptées par l’Union Européenne à l’encontre de Moscou contre l’annexion de la Crimée ; ou bien encore pour des révolutionnaires syriens comme la démonstration de la capitulation qatarie face au pouvoir du régime de Bachar Al Assad soutenu par le régime de Moscou. Et c’est précisément par sa capacité à impliquer une multitude d’acteurs que la structure de l’environnement économique s’impose comme un élément déterminant des nouvelles relations internationales et que les États y investissent leurs efforts et le dotent d’une forte dimension politique :

« This Strategy also highlights our competitive position in the international economy and reminds us of the effective role we must play at both the regional and international levels. »

Rappelait l’émir Tamim ben Hamad Al Thani442

.

Toutefois, l’étude du processus d’adaptation d’une politique étrangère à l’environnement économique international doit embrasser l’ensemble des représentations de la politique étrangère d’un État. Loin de la simple traduction des décisions adoptées par le ministère des Affaires étrangères, la capacité d’un État à pouvoir façonner son environnement international prend plus que jamais aujourd’hui de multiples visages. Le concept de « diplomatie économique », défini en ces termes par Peter Van Bergeijk et Selwyn Moons :

« un ensemble d’activités visant les méthodes et procédés de la prise internationale de décision et relatives aux activités économiques transfrontalières dans le monde réel. [...] elle a comme champs d’action le commerce, l’investissement, les marchés internationaux, les

441 Sur la politique de rapprochement entre la Russie et le Qatar, nous retiendrons notamment l’intervention du Ministre russe des Affaires étrangère CHOÏGOU Sergueï, La Russie et le Qatar sont unis par la volonté

commune de maintenir un dialogue politique actif et de construire des liens mutuellement bénéfiques dans différents domaines, dans TASS Russian News Agency, 6 Septembre 2016.

442 AL THANI Tamim ben Hamad, Qatar National Development Strategy 2001-2016, Toward Qatar National

Vision 2030, mars 2011 disponible à l’adresse suivante :

http://www.mdps.gov.qa/en/knowledge/HomePagePublications/Qatar_NDS_reprint_complete_lowres_16May.p df

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migrations, l’aide, la sécurité économique et les institutions qui façonnent l’environnement international, et comme instruments les relations, la négociation, l’influence »443

,

nous semble à cet égard pertinent pour saisir la multiplicité des acteurs et lier le niveau macro- politique au niveau micro-politique. Mais cette mise en perspective de la diplomatie économique de l’émirat du Qatar se doit d’être effectuée sans jamais en faire un objet séparé des pratiques globales de la politique étrangère du micro-État444

. Dès lors, comment présenter l’influence de la dimension économique sur la politique étrangère d’un État ?

La démarche offerte par la discipline de l’économie politique internationale (EPI)445

, permet de penser les relations qui résultent de la confrontation des États et des acteurs privés, telles qu’elles se manifestent au niveau macro-politique et micro-politique. En d’autres termes, l’EPI vient interroger le lien entre « l’accumulation de la richesse et la poursuite de la puissance »446

. En portant son attention sur ces enjeux, l’EPI offre des outils d’analyse qui nous permettent d’interroger la dimension prise par la diplomatie économique dans la poursuite des objectifs de la politique étrangère du Qatar. Cette dernière, comme nous l’avons dit, étant caractérisée par la volonté de conjurer un rapport de force défavorable qui menace la sécurité du micro-État, comment sa dimension économique a-t-elle participé à instaurer un autre rapport de force ? Quelles ont été les contraintes inhérentes à une telle stratégie ? Comment caractériser la puissance acquise par l’émirat ?

Afin de répondre à ces interrogations, la première partie de ce chapitre sera consacrée à l’analyse de la mutation de la diplomatie économique du Qatar. Les évolutions institutionnelles, normatives, mais également les transformations de la pratique économique et diplomatique au cours du règne de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani sont révélatrices de l’influence de l’environnement économique international sur la stratégie développée par le micro-État.

443 BERGEIJK Peter Van et MOONS Selwyn, Economic Diplomacy and Economic Security, (éd. par c. costa) Lisbonne, new Frontiers of economic Diplomacy, 2008, cité dans REVEL Claude, Diplomatie économique multilatérale et influlence, Géoéconomie, Hiver 2010-2011, pp 59-67.

444 Nous faisons ici référence à l’ensemble des pratiques diplomatiques du Qatar : que celles-ci s’établissent dans le domaine des médias, de la culture, du sport, du soutien aux Frères musulmans ou encore les grands projets touristiques développés dans l’émirat, ils constituent les unités d’un même ensemble qui détermine la politique étrangère de l’émirat.

445 La catégorisation de l’EPI est sujette à débat : pour certains elle relève d’une sous-branche de l’économie internationale, pour d’autres des relations internationales ou encore d’une spécialisation transdisciplinaire. Pour notre part, nous respecterons la position adoptée par Peter Katzestein, Robert Keohane et Stephen Krasner, qui viennent à distinguer l’Economie politique internationale en tant que discipline et l’économie politique internationale en tant que champ particulier des relations économiques internationales, dans, International

Organization and the Study of World Politics, International Organization, Vol 52, n°4 Autumn, pp 645-685 ; voir

également PAQUIN Stéphane, op. cit.. pp 6-13.

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Le second temps de notre réflexion, nous amènera à penser la construction des représentations de la diplomatie économique comme l’un des piliers de la maximisation de la puissance du Qatar. En effet, celles-ci traduisent l’obsession du micro-État d’acquérir une nouvelle position dans le système international grâce au développement de sa puissance structurelle.

A.

LES MUTATIONS DE LA PRATIQUE ÉCONOMIQUE AU

SERVICE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE : DE LA DIPLOMATIE