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Comment les outils théoriques issus de l’approche pluraliste nous éclairent-ils sur la pratique de la politique étrangère de l’émirat du Qatar ?

Dans la précédente partie nous nous sommes attachés à démontrer grâce aux analyses structurelles que la politique du Qatar a fait du rapport de force l’élément central de sa politique extérieure. Les approches pluralistes permettent quant à elles de saisir l’implication des unités, à la fois dans et en dehors de l’État, dans la pratique de cette politique de puissance. En ce sens, l’approche infra étatique s’attache à mettre en lumière les logiques de ces acteurs et, dans un certain sens, de replacer « la dimension de la condition humaine actuelle »554

pour reprendre les propos de James Rosenau, dans l’étude de la politique étrangère du Qatar.

Nous chercherons donc à développer l’hypothèse selon laquelle le caractère « mutuel »555

des intérêts qui ont relié la politique étrangère du Qatar à certaines catégories d’acteurs internationaux a été exploité par Doha pour développer sa politique de puissance et imposer un nouveau rapport de force.

À cette fin, nous articulerons notre argumentation en deux temps successifs. À l’aune des outils offerts par une étude sociologique de l’État ainsi que par la théorie du transnationalisme, nous chercherons à éclairer le phénomène « d’interdépendance » qui lie d’une part le développement de la politique étrangère du Qatar au groupe social dominant, la tribu des Al Thani (Chapitre 1) et d’autre part, à des acteurs transnationaux de l’espace moyen- oriental (Chapitre 2).

554 ROSENEAU James N., Les processus de la mondialisation : retombées significatives, échanges impalpables et symbolique, Revue Études internationales, volume XXIV, N°3, 1993, p 498-499.

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CHAPITRE 1 :

UNE ÉTUDE

SOCIOLOGIQUE DE L’ÉTAT : LA TRIBU

DES AL THANI ET LA FONDATION DE LA

POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU QATAR

Comme le note Fatiha Dazi-Héni556

, les analyses portant sur la région du Golfe ont largement privilégié l’approche sous l’angle de l’autoritarisme en s’inspirant notamment des études menées sur les pays d’Europe centrale ou orientale et celles sur l’Amérique latine. Si ces travaux ont fait de l’acteur militaire le prisme principal par lequel interpréter les différents processus politiques de ces pays du Golfe, reste que d’autres démarches théoriques, celle notamment employée par Ghassan Salamé 557

, John Waterbury558

proches des analyses d’économie politique permettent de mettre en lumière d’autres variables pertinentes qui expliqueraient les nouvelles dynamiques politiques internes et externes qu’ont connues ces pays à partir de la deuxième moitié des années 1990. L’analyse qui est faite par John Waterbury, par exemple, s’attache à mettre l’accent sur le choix des réformes économiques entreprises dans la période de transition démographique comme indicateur principal des transformations structurelles des États. Dans les pas de cette approche d’économie politique, l’ouvrage de Fathia Dazi-Héni livre ainsi une perspective analytique dans laquelle la politique de libéralisation entreprise par le Qatar à partir des années 1995 constitue « un mode de substitution au déficit de souveraineté »559 autrement dit, au pouvoir de la tribu des Al Thani.

Dans son travail, quatre facteurs principaux expliquent ce phénomène : 1) la domination récente de la tribu des Al Thani sur le territoire national ; 2) les divisions internes qui traversent la grande famille des Al Thani ; 3) les contestations des autres groupes tribaux présents dans le territoire national mais parfois également en dehors de celui-ci560

; et enfin, 4) la répartition minoritaire des nationaux qataris.

556 DAZI-HENI Fatiha, op. cit.. p.25.

557 SALAME Ghassam (dir), Démocrates sans démocraties. Politique d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, cité dans DAZI-HENI Fatiha, Monarchies et sociétés d’Arabie. Le temps des confrontations, Les Presses de Sciences Po, 2006, p 25, note n°5.

558 WATERBURY John Exposed to Innumerable Delusions. Public Entreprise and State Power in Egypt, India, Mexico and Turkey, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

559 DAZI-HENI Fatiha, op. cit.. p 27.

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De ce constat naît la possibilité d’appréhender les processus politiques internes liés à l’institutionnalisation du pouvoir de la tribu des Al Thani comme une dynamique à part entière dans le développement de la politique étrangère de l’émirat. En effet, dans une démarche apparentée à la philosophie post-structuraliste des politiques étrangères telles que développées par Rob Walker561

, David Campbell562

ou bien encore Lene Hansen563

, il est possible d’envisager la diplomatie comme un outil d’ « affirmation de l’identité »564

d’un État. En ce sens, et comme le rappelle Jean-Frédéric Morin :

« Pour les post-structuralistes, l’identité n’est pas le guide en amont de la politique étrangère, c’est aussi

son objectif en aval. La politique étrangère reproduit constamment l’identité nationale pour qu’elle se maintienne en place. Sans cette constante reproduction, l’identité nationale s’effriterait- et avec elle,

l’État qui s’est édifié sur elle »565

Dans cette logique, nous tenterons ainsi à mettre en lumière deux logiques d’auto- alimentation sous-jacentes aux relations entre l’institutionnalisation du pouvoir des Al Thani sur le territoire qatari et la politique étrangère de l’émirat.

Nous chercherons dans une première perspective tout d'abord à découvrir l’influence du processus d’institutionnalisation du pouvoir des Al Thani au Qatar sur la construction des stratégies diplomatiques (A). Dans un second temps, nous renverserons l’approche en cherchant à rendre compte de l’effet de la politique étrangère du Qatar sur les structures du pouvoir interne (B).

561 WALKER Rob, Inside/Outside: International Relations as Political Theory, Cambridge University Press, 1993.

562 CAMPBELL David, Writing Security: United States Foreign Policy and the Politics of Identity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992; National Deconstruction: Violence, Identity, and Justice in Bosnia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998.

563 HANSEN Lene, Security as Practice: Discourse Analysis and the Bosnian War; Londres, Routledge, 2006 564 « La politique étrangère comme affirmation de l’identité », MORIN J-F, La politique étrangère. Théories, méthodes et références, Armand Colin, Paris, 2013, p 109.

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A.

AU FONDEMENT DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE

L’ÉMIRAT : LA LÉGITIMITÉ DE LA TRIBU DES AL THANI