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COMME ENJEU

178 Jassem Al Than

permettaient à la chaîne de poursuivre sa stratégie commerciale et d’élargir au gré des années son bouquet numérique. De la même manière que la position des Frères musulmans au sein notamment des institutions culturelles, religieuses et éducatives assurent à ces derniers des ressources matérielles et financières très confortables686

.

Outre les ressources matérielles, le Qatar offre également à ces acteurs non-étatiques un environnement idéologique favorable à leur développement. En effet, comme nous l’avons vu, le développement du programme de libéralisation du Qatar orchestrée par l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani a constitué un terrain favorable à l’implantation de ces acteurs sur le territoire de l’émirat. La volonté de l’émir d’engager son pays sur la voie de la réforme à travers notamment la modernisation sociale et politique du pays s’est accompagnée d’une politique de libéralisation des médias— avec par exemple l’abrogation officielle de la censure le 27 juin 1997— et d’une stratégie de promotion de la confrérie des Frères musulmans au sein des structures sociales et religieuses de l’émirat.

d) La « Question de Palestine »687

: une étude de cas de la relation collaborative entre le Qatar et les acteurs transnationaux.

Le développement des relations entre le Qatar et la Palestine constitue une parfaite illustration de cette dynamique de convergence des intérêts stratégiques entre ces acteurs non- étatiques et le Léviathan. Cette dynamique incarne une ressource que l’État s’attachera à capter dans le but de satisfaire les objectifs assignés à sa politique étrangère.

Le conflit inter-palestinien est celui qui va opposer deux organisations dans la lutte pour la représentation de la cause palestinienne : le Fatah d’un côté, parti érigé par Yasser Arafat en 1959 et représenté aujourd’hui par le président de l’État de Palestine en exercice Mahmoud Abbas ; puis de l’autre le Hamas, mouvement créé par les Frères Musulmans en 1987 et victorieux aux élections législatives palestiniennes de 2006. Cette victoire va constituer le terreau d’une lutte intestine entre les deux factions sur un espace palestinien déjà largement fragmenté par la politique de colonisation israélienne et la construction en 2002 du « mur de

685 Sur ce point voir WHEELER Brain, Al Jazeera Cash Crisis, BBC News Oneline, 7 avril 2003.

686 Entretien avec un chercheur membre du Center for International and Regional Studies at Georgetown University, mai 2014.

687 Cette notion fait référence à la quadrilogie de LAURENS Henry : La Question de Palestine : Tome 1 - L'invention de la Terre sainte (1799-1922), t. 1, Fayard, 7 avril 1999 ; La Question de Palestine : Tome 2 - Une

mission sacrée de civilisation (1922-1947), t. 2, Fayard, 27 mars 2002 ; La Question de Palestine : Tome 3 -

L'accomplissement des prophéties (1947-1967), t. 3, Fayard, 13 juin 2007 ; La Question de Palestine : Tome 4 -

179 séparation »688

. Cette lutte fait alors craindre l’éclosion d’une guerre civile pouvant altérer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), une organisation politique et paramilitaire palestinienne qui recoupe en son sein des factions politiques palestiniennes dirigées depuis 1964 par le Fatah. Jusque dans les années 1970, l’OLP refuse de reconnaître l’existence d’Israël. Toutefois, à partir de cette date l’organisation accepte, avec la promotion d’un nouveau plan de partage territorial de reconnaître l’État hébreu. Cette modification de la politique de l’OLP va conduire en 1988 à l’adoption de la déclaration d’indépendance de l’État de Palestine. Cette déclaration ainsi que l’acceptation du plan de partage territorial avec l’État d’Israël vont constituer les éléments déterminants de l’ascension progressive du Hamas.

En effet, sous l’impulsion du Cheikh Ahmed Yacine fondateur et guide spirituel du Hamas, l’organisation décide de ne pas accepter la direction adoptée par le Fatah et de maintenir la lutte armée contre l’ennemi sioniste. Dans les pas des Frères Musulmans en Égypte, le Hamas va s’exclure du jeu politique palestinien pour entreprendre la construction d’un réseau de solidarité et de charité populaire « composé de dispensaires, d’écoles, de cliniques »689 mais également en faisant proliférer le réseau des mosquées— qui passe de deux

cents à six cents entre 1967 et 1987690

— assurant dès lors à l’organisation une grande popularité. C’est cette montée en puissance du Hamas qui va conduire à la victoire de l’organisation islamiste lors des élections législatives de 2006. Dès lors, la Bande de Gaza deviendra le théâtre d’un conflit menaçant à chaque instant d’accoucher d’une guerre civile entre les deux organisations.

Bien que la première phase de rapprochement entre le Qatar et la Palestine débute dans les années 1990691

, c’est à partir de l’arrivée au pouvoir du cheikh Hamad ben Khalifa al Thani en 1995 que les liens entre les deux acteurs vont considérablement se renforcer. La stratégie principale de l’émir en cette période est à la fois de parvenir à offrir à son pays l’image d’un acteur crédible aux yeux de la Palestine et des palestiniens tout en s’attachant à ne pas mettre en péril son indépendance au regard des intérêts des autres grandes puissances en

688Il s’agit ici de l’expression utilisée par la Cour internationale de Justice dans un avis consultatif de juillet 2004. Toutefois, le mur porte plusieurs appellations : du côté israélien on parle de « clôture de sécurité » ou de « barrière de séparation » ; les palestiniens emploient les expressions de « mur de l’apartheid », de « mur de la ségrégation », de « mur d’annexion » ou de « mur de la honte », voir NOVOSSELOFF Alexandra, La

construction d’un mur : de la protection à la séparation , Question internationales, n°28 (« Israël »), November-

December 2007, pp. 49-51.

689 Sur ce point voir, SEURAT Leila, Le Hamas et le monde, CNRS EDITIONS, 2015, p 15

690 ABU AMR ZIAD, Hamas : A Historical and Political Backgroud, Journal of Palestine Studies , vol 22, n°4, Summer 1993, p 5-19.

691 Sur cette question nous consulterons : JARLE HANSEN Stig, Holy Ground ? Qatar’s involment in Palestine, dans HANSEN Stig Jarle, GAAS Mohamed H, LEIRA Halvard, op. cit.. pp. 32-44.

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charge des questions de sécurité à cette période : l’Égypte et la Syrie. En effet, La déclaration de Damas signée au lendemain de la Guerre du Golfe, le 6 mars 1991, établissant une coopération entre les membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et les pays arabes de la coalition (Syrie et Egypte), offre au Caire et à Damas une position prédominante sur les questions de sécurité dans la région692

.

Le pouvoir d’attraction de la chaîne Al Jazeera et de la confrérie des Frères musulmans sera déterminant pour Doha afin d’investir le « champ symbolique » que constitue la défense de la cause palestinienne au sein du monde arabe, sans pour autant risquer de provoquer l’ire de voisins plus puissants. L’omniprésence du sujet au sein des programmes d’Al Jazeera, le traitement critique par les journalistes— parfois de nationalité palestinienne— des politiques israélienne et occidentale, ainsi que le processus rhétorique de sacralisation de la Palestine présentée comme un peuple « martyr » et « abandonné »693

de tous, offre à l’émirat l’opportunité d’apparaître comme le grand défenseur de la cause palestinienne et cela bien que l’initiative soit attribuable aux journalistes et à la rédaction de la chaîne694

.

De plus, fort des échecs successifs des médiations entreprises par d’autres États de la région— Égypte, Arabie Saoudite, Yémen695

— Doha est parvenu à imposer sa place de médiateur. En multipliant les initiatives diplomatiques afin de galvaniser les forces arabes autour du règlement de la question de Palestine et en mettant à profit ses richesses pour faire parvenir aux territoires Cisjordaniens et de la Bande de Gaza une aide humanitaire696

, le Qatar étendait son influence qui profita aux Frères musulmans palestiniens du Hamas.

Cette partialité s’explique par les liens qui existaient entre plusieurs personnalités présentes sur le sol qatari à cette période, à l’instar du cheikh Yusuf Qaradawi, le palestinien Wadah Khanfar directeur d’Al Jazeera entre 2003 et 2011 et le chef du bureau politique du Hamas Khaled Mechaal. Point d’orgue du soutien qatari au mouvement du Hamas, la visite de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani dans la bande Gaza le 23 octobre 2012. Première visite

692 Selon le journal Saoudien al-Sharq al-‘Awsat suite à la déclaration de Damas les forces égyptiennes et syriennes se présentaient comme « the nucleus of an arab peacekeeping force for guaranteeing the security and

safety of the Arab States», 7 mars 1991, p 1.

693 GRESH Alain, La Palestine abandonnée, le Monde Diplomatique 3 janvier 2006, article consultable à l’adresse suivante : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2006-01-03-palestine

694 Voir TALON Claire Gabrielle, op. cit..

695 Sur ce point voir : HANSEN Stig Jarle, Holy Ground? Qatar’s involvement in Palestine, Religion Prestige and Windows of opportunity? (Qatari Peace Making and Foreign Policy Engagement), Department of

International Environment and Development Studies Noragric, p36.

696 Le 21 août 2009, un document Wikileaks rapporte que l’émirat s’est engagé à verser dix millions de dollars dans le but de soutenir l’industrie de la pêche à Gaza. WIKILEAKS, Qatar to donate $10 million to gaza, lundi 24 août 2009.

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officielle d’un chef d’État sur le territoire contrôlé par le Hamas depuis les élections législatives du 25 janvier 2006. La visite de l’émir résonna comme une victoire diplomatique sans pareille pour le Hamas : amputé des donations extérieures depuis la prise de pouvoir, notamment américaines et européennes, l’enveloppe promise par le cheikh Hamad ben Khalifa al Thani pour un projet de rénovation urbaine et agricole dans la Bande Gaza venait clore une période d’isolement diplomatique difficile pour les islamistes palestiniens697

. Pour Doha, la capacité de l’émirat à entretenir conjointement des relations avec le Hamas mais également avec Israël698

place l’émirat dans une position privilégiée pour incarner la figure de médiateur aux yeux de la communauté internationale.

En somme, il nous apparaît que la captation par la politique étrangère de l’émirat du pouvoir d’attraction constitué par les stratégies d’Al Jazeera et des Frères musulmans sur le territoire palestinien a constitué une ressource supplémentaire au développement de sa politique étrangère.

2)D

ES RELATIONS CONFLICTUELLES ENTRE LES ACTEURS

La rencontre des intérêts entre les acteurs étatiques et non-étatiques en vient parfois à prendre fin face à l’impossibilité d’un des acteurs à prolonger sa stratégie. Dans le cas de l’émirat, les stratégies conjointes de visibilité entre les acteurs non-étatiques et l’État central se sont estompées devant l’incapacité de Doha à poursuivre une stratégie s’appuyant sur les ressources offertes par les acteurs non-étatiques face aux variations structurelles de l’espace moyen oriental au cours de la période des révolutions arabes699

. Dans cette circonstance, la perspective d’un conflit peut alors poindre entre les différents acteurs lorsque que les stratégies développées viennent à se heurter entre elles.

Si durant la première partie des révolutions arabes le Qatar est apparu comme l’un des acteurs en mesure de pouvoir capitaliser sur les transformations en cours, profitant notamment du vide de pouvoir laissé par les plus grandes puissances de la région touchées directement ou

697 Une aide qui s’élèverait à 400 millions de dollars, MALBRUNOT Georges, l’Emir du Qatar affiche son parti pris pro-Hamas à Gaza, le Figaro.fr, 23 novembre 2012.

698Depuis 1993 et la signature des accords d’Oslo, le Qatar poursuit une politique de normalisation économique avec l’État hébreu. Celle-ci se poursuivit au cours du mois de septembre 1996 avec l’accueil, très critiqué par les voisins arabes, de la première représentation commerciale dans le Golfe. Celle-ci fut fermée temporairement à partir de novembre 2000. Sur cette question : LAMLOUM Olfa, Al Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde

arabe, Ed. La découverte, 2004 ; également, ABDULLAH Jamal, op. cit.. p. 237-238. 699 Cf. Partie I, chapitre II.

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indirectement par le processus révolutionnaire, une seconde période s’ouvrit au travers de laquelle le Qatar perdit l’avantage de son image « d’associé dans la révolution »700

pour se transformer en ennemi de celle-ci :

« Pour beaucoup d’égyptiens, pendant les premiers temps de la révolution le Qatar à travers Al Jazeera semblait être au côté du peuple, des jeunes, de la liberté… mais avec le temps beaucoup ont compris que l’émir du Qatar ne faisait pas ça pour la liberté des égyptiens mais bien au service d’une cause secrète probablement conduite pour les américains» nous explique un jeune bloggeur égyptien701.

La théorie selon laquelle Doha serait le fer de lance d’une stratégie impérialiste américaine destinée à manipuler le processus révolutionnaire va à partir du début de l’année 2012 se propager au sein des plus hautes instances diplomatiques. Comme lorsque l’ancien ambassadeur de Tunisie Mezri Haddad refusa de saluer l’ambassadeur du Qatar auprès de l’Unesco en déclarant à celui-ci « Je ne serre pas la main aux mercenaires de l’impérialisme et aux ennemis de la nation arabe »702

.

Au sein de ce processus de stigmatisation de la politique étrangère du Qatar au sein du printemps arabe, Al Jazeera et le soutien à la confrérie des Frères musulmans constituent les premières cibles.

« Derrière Al Jazeera se trouve les Frères musulmans et derrières les Frères musulmans se trouve l’émir du Qatar. Le tout nous rappelle une stratégie classique utilisée par les américains pour déstabiliser le Moyen- Orient »703

À partir du 14 février 2011, date à laquelle une vague de contestation populaire avait atteint l’archipel du Bahreïn, le royaume saoudien soucieux d’éloigner la menace que constituait un soulèvement populaire près de ses frontières s’employa dès lors à retrouver son rang de grande puissance sunnite au sein de l’espace régional. Dans cette perspective l’Arabie Saoudite dénonça à plusieurs reprises le soutien que l’émirat du Qatar apportait à la confrérie frériste via les réseaux d’Al Jazeera, l’accusant d’interférer dans les affaires internes de l’Arabie Saoudite et des autres pays du Moyen-Orient. La situation devint critique pour le Qatar alors dirigé par Tamim ben Hamad Al Thani lorsque, le 16 novembre 2014, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis ainsi que le Bahreïn décidèrent de rappeler leurs ambassadeurs siégeant à Doha en signe de protestation contre la politique menée par l’émirat dans le déroulement des

700« Le Qatar est notre associé dans la révolution », déclaration de Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha, cité dans NOUMA Frank, Qatar, Printemps arabe et frénésie islamo-wahhabite, Jeune Afrique, 10 Juillet 2013, disponible à l’adresse : http://www.jeuneafrique.com/169741/politique/qatar-printemps-arabe-et-fr-n-sie-islamo- wahhabite/

701 Entretien réalisé à Doha, le 18 mai 2014.

702Propos rapportés dans HALA Kodmani, L'implication du Qatar dans les révolutions arabes : stratégie d'influence ou OPA ? , Confluences Méditerranée 1/2013 (N° 84), p. 77-85.

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