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COMME ENJEU

157 organisations universelles ou régionales

2) L A TRANSFORMATION DES ESPACES D ’ EXPRESSION

Constitués afin de promouvoir l’intégration de l’émirat à l’OIF et ainsi participer au développement de la stratégie d’intégration du Qatar aux instances multilatérales, ces structures vont ainsi créer de nouveaux espaces de réunion, d’expression, voire de politisation pour la communauté francophone établie au Qatar. Pour s’en convaincre, nous reviendrons dans un premier temps sur la fondation et le rôle de la radio francophone Oryx Fm, caractéristique du phénomène (1), avant d’interroger les effets de la création de la radio sur les structures de la société au Qatar (2).

a) Radio Oryx Fm, première radio francophone dans le Golfe

C’est en 2003 que le projet d’établissement d’une radio francophone au Qatar voit le jour sous la coordination de la Qatar Media Corporation QMA, de Radio France

621 L’ambassadeur du Qatar en France rapporte que le territoire comptait près de 200 000 personnes parlant le français sur une population inférieure à 2 millions, entretien réalisé le 19 mai 2015.

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Internationale (RFI) ainsi que de l’ambassade de France au Qatar. À partir du 16 janvier 2011, la radio Oryx Fm commence à émettre sur les ondes qataries intégralement en langue française623

. Jusqu’alors, dans le paysage radiophonique du Golfe persique seule la radio nationale qatarie officielle proposait quelques tranches horaires diffusant des programmes en langue française. Malgré la mission confiée à la Qatar Broadcast Services de fournir un soutien logistique à la création de la radio, cette dernière a souffert du manque d’implication des autorités qataries dans la mise à disposition de locaux, de matériels, mais également du droit de diffusion sur les ondes du Qatar : « L’objectif pour les qatariens était l’annonce de la création de la première radio francophone dans le Golfe. Peu importe que celle-ci fonctionne »624

. Ainsi, les autorités qataries laissent les journalistes occidentaux mettre en œuvre la grille des programmes, le choix des sélections musicales, ainsi que l’organisation du recrutement des personnels (les journalistes, issus pour la plupart des écoles de journalisme françaises, ainsi que les techniciens).

À la faveur de l’investissement des journalistes, la radio Oryx Fm va se développer peu à peu et offrir un espace de communication nouveau à la communauté francophone résidant dans l’émirat. La matinale sous forme de « radio libre », les programmes mettant à l’honneur les initiatives des expatriés au Qatar tels que l’émission « Le meilleur des mondes », ou bien encore les bulletins d’informations relayant les messages des internautes postés sur les pages des différents réseaux sociaux de Oryx FM (Facebook, Twitter), participent à la redécouverte de « la parole populaire » pour des expatriés francophones largement tenus au silence dans la monarchie. Nous pensons ainsi à ce qu’écrivait en 1978 le dramaturge allemand Bertolt Brecht dans sa « Théorie de la Radio » : « [la radio] non seulement [devrait] émettre, mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur, mais le faire parler ; ne pas l’isoler, mais le mettre en relation avec les autres »625.

b) Vers une « société civile d’expatriés » ?

En faisant de l’actualité des expatriés présents sur le territoire du Qatar l’une des sources principales d’informations diffusées sur les ondes de la radio francophone, Oryx FM délaisse le temps de certaines émissions le terrain du divertissement pour occuper parfois celui

623 Ces informations sont issues d’un entretien réalisé avec le directeur de la radio Oryx FM, ZIANI Mabrouk le 26 mai 2014.

624 Entretien avec Guilhem Delteil, chargé de la coordination entre RFI et Oryx FM, 19 mai 2014.

625 BRECHT Bertolt, Les Radios libres. Collectif des radios libres populaires, Paris, Maspero, 1978, cité dans FERRY Claude, Une radio libre : Lorraine Cœur d’Acier, Le Débat, 1981/2, n°9, p 11.

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du politique. Privée d’espace de parole, la communauté des expatriés trouve ici un nouveau médium à partir duquel chacun trouve à s’exprimer. À partir de mai 2012 par exemple, la radio francophone s’emploie à faire la promotion d’une pétition circulant sur internet relative à la réglementation des conditions d’exposition des animaux présentés au souk Waqif de Doha. Très vite, forte de cette publicité, la pétition fut relayée sur d’autres plateformes d’informations et récolta près de 2 500 signatures obligeant les autorités qataries, notamment des agents du Ministère de la Municipalité, de l’Environnement et de l’Aménagement Urbain, à réagir sur le phénomène en multipliant les visites dans le souk de la capitale qatarie.

Ainsi, bien que la radio francophone ait été conçue comme un outil au service du rayonnement de la politique étrangère du Qatar, il apparaît à travers celle-ci la formation d’une association volontaire d’individus cherchant à défendre ensemble leurs intérêts. Autrement dit, la volonté d’intégration du Qatar à l’OIF comprise comme une stratégie de politique étrangère s’accompagne d’un phénomène plus large, non voulu par les dirigeants du Qatar, « un effet pervers » au sens entendu par Raymond Boudon626

, à savoir un stimulus affectant l’ordre politique interne, qui dans le cas présent se traduit par l’émergence d’une société civile hybride que nous qualifierons de « société civile d’expatriés ».

En effet, si l’on retient la définition de Société civile au sens d’un vecteur de la participation des individus dans l’espace politique, par la recherche de l’intérêt général, d’un intérêt commun ou encore la défense d’intérêts particuliers, cela permet d'en considérer une grande diversité de formes. Dans son ouvrage Droit et Démocratie. Entre Fait et Normes, Jürgen Habermas montrait que « la société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements, qui, à la fois accueillent, condensent et répercutent, en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée »627

. Bien que non-citoyens, les expatriés francophones au Qatar trouvent dans les structures développées par le gouvernement qatari pour intégrer l’OIF (radio Oryx notamment) un moyen d’amplifier les problèmes liés soit à leur condition d’expatrié soit à un intérêt qu’ils jugent général. Notons toutefois que le rôle endossé par cette forme de « société civile d’expatriés » ne concerne pas des questions de premier ordre de la politique interne du Qatar.

626 BOUDON Raymond, Effets pervers et ordre social, Presses Universitaires de France – PUF, 1977, réédition 2009.

627 HABERMAS Jürgen., Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 394, cité par OFFERLÉ Michel (coord.), La société civile en question, Problèmes politiques et sociaux, n° 888, mai 2003, p. 35-36.

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À travers cet exemple, il apparaît que le développement des stratégies de la politique étrangère du Qatar, en l’occurrence la volonté d’intégration aux instances multilatérales, puisse être porteur d’effets sur la structure du pouvoir interne de l’émirat, qui, dans le cas présent, se manifeste par l’évolution du statut politique des expatriés. Si cette situation ne représente pas pour l’heure un phénomène constituant une altération dans l’exercice du pouvoir des Al Thani, loin s'en faut, le grand déséquilibre dans la répartition des populations nationales et non- nationales au Qatar est néanmoins porteur d’interrogations quant au développement de ce phénomène.

L’influence de la politique étrangère sur les structures institutionnelles met ainsi en lumière l’effet des logiques multiples défendues par les acteurs étatiques, ainsi que le lien d’interdépendance entre la politique extérieure et l’institutionnalisation du pouvoir de la famille régnante. C’est cette même relation entre la politique étrangère et les logiques des acteurs transnationaux qui doivent être observée maintenant.

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CHAPITRE 2 :

LA POLITIQUE

ÉTRANGÈRE DU QATAR À L’AUNE DE

L’ANALYSE TRANSNATIONALISTE

Orientés vers la critique du stato-centrisme réaliste, les théoriciens de l’interdépendance, à l’instar de Robert Keohane et de Jospeh Nye628

ou encore James Rosenau629

s’emploient à décentrer l’analyse internationale de l’étude du seul acteur étatique pour y inclure la variable transnationale. Comme le notent Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, celle-ci peut se définir comme « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle et à l’action médiatrice des États »630

. Toutefois, il ne saurait suffire d’admettre l’interdépendance entre ces acteurs afin de rendre compte des dynamiques au sein de ce qu’il convient alors de nommer la société internationale pour exploiter ces effets dans l’analyse des politiques étrangères. À partir des années 1960 et jusqu’à la fin des années 1980, la recherche s’est alors consacrée avec plus ou moins de succès631

à fournir une théorisation générale. Autrement dit, un cadre conceptuel qui permettrait la systématisation d’une grande quantité de données, dépendantes de la pluralité croissante des acteurs agissant au sein de cette société internationale, ainsi que du degré d’interconnexion qui existe entre ceux-ci632

.

Sur ce point, le travail de James Rosenau dans Turbulence in the World Politics : A Theory of Change and Continuity633

constitue une avancée notoire. En approfondissant la critique de l’État, James Rosenau caractérise l’existence de deux mondes, l’un « stato-centré »

628 KEOHANE Robert and NYE Jospeh, Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1972; Power and Interdependence: World Politics in Transition, Boston: Little & Brown, 1977.

629 ROSENAU James. N, Domestic sources of Foreign Policy, Free press, New York, 1967.

630BADIE Bertrand et SMOUTS Marie-Claude, Le Retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Presse de Science Po , 3ème édition, 1999, p 66, cité dans BATTISTELLA Dario, op. cit.. p 224. 631 ROSENAU James. N, The Study of Political Adaptation, Essays on the Analysis of World Politics, Nichols Publishing, New York, 1981; HOLSTI Kal, J, Why Nations Realign: Foreign Policy Restructuring in the

Postwar World, Unwin Hyman, 1982, ou encore, GOLDMAN Seth K, Change and Stability in Foreign Policy: The Problems and Possibilities of Détente, Princeton University Press,, Princeton 1982.

632 Sur ce point nous consulterons avec attention SEMINATORE Irnerio, Interdependance, linkage et système international : de l'analyse conceptuelle aux problèmes de politique étrangère, Études internationales, vol. 18,

n° 2, 1987, p. 329-352.

633 ROSENAU James. N, Turbulence in the World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton University Press, 1990.

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recouvrant le jeu des acteurs classiques de la scène internationale et l’autre « multicentré »634

composé « d’acteur non-étatiques, individuels ou collectifs, qui suscitent, par leurs échanges, un nombre considérable de « flux transnationaux »635

.

En avançant « l’existence d’un tissu complexe de réseaux, de communication et de coopération dans le système international » 636

la théorie transnationale impose donc de mettre en perspective des acteurs dont la nature, les modes d’actions, la structuration et l’organisation politique sont grandement différenciés. Dans cette perspective, la problématique principale s’établit autour de la difficulté à prendre en considération l’effet de l’interconnexion entre ces acteurs et la poursuite de la politique étrangère d’un État. En ce sens, l’approche par la sociologie des relations internationales, en ce qu’elle « privilégie les liens entre les acteurs et les ensembles qu’ils composent, c’est-à-dire ce qui fait la spécificité de l’international comme espace de relations conflictuelles et coopératives »637

nous apparaît comme particulièrement pertinente pour rendre compte de l’effet des dynamiques transnationales sur la politique étrangère du Qatar.

Dans cette démarche nous nous attacherons à identifier puis à déconstruire les logiques des acteurs constituant un paramètre dans l’environnement de politique étrangère du Qatar (A), avant d’examiner les relations que ceux-ci entretiennent ou, autrement dit, le jeu de ces acteurs et ses effets sur la politique étrangère du micro-État (B).

A.

L’ENVIRONNEMENT TRANSNATIONAL DE LA POLITIQUE