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COMME ENJEU

1) L A FRAGILITÉ DE L ’É TAT DES A L T HAN

Devant la complexité rencontrée par les Al Thani pour asseoir leur pouvoir sur les autres tribus présentes sur le territoire national (1), Khalifa ben Hamad Al Thani, père de Hamad ben Khalifa Al Thani, entreprend de fonder l’identité nationale et de renforcer le lien communautaire autour de la famille des Al Thani (2).

a) La difficile imposition de l’autorité des Al Thani Fondée après celles des Émirats du Koweït et de Bahreïn567

, la dynastie des Al Thani est dans un premier temps contrainte à exercer son pouvoir sur un perimètre restreint autour de la ville de Bidaa, un port de pêche de 12 000 habitants rebaptisé Doha en 1971. À l’extérieur de cette zone, le territoire est disputé par d’autres tribus de la région. La tribu des Al Khalifa, famille régnante du Bahreïn revendique son autorité sur la ville de Zubâra située dans la partie nord-ouest de la presqu’île qatarie. Ceux-ci avaient en effet occupé cette partie du territoire jusqu’en 1766 avant de s’installer de l’autre côté du bras de mer qui sépare les émirats de Bahreïn et du Qatar. Depuis lors, la tribu réclame un droit historique sur cette partie du Qatar et comme nous l’avons noté auparavant, le différend territorial pris fin suite à la décision de la

566 ANDERSON Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983.

567 ZAHLAN Rosemarie S, The Making of Modern Gulf States Kuwait, Bahrain, Qatar, the United Arab Emirates and Oman , Ithaca Press; Rev Upd edition, Londres, 1998, p 99.

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Cour internationale de justice rendue le 16 mars 2001. À l’intérieur des frontières qataries, les tribus Al Na’îm soutenue par les Al Khalifa du Bahreïn et la tribu des Al bin Ali notamment, réclament elles aussi des droits sur des territoires qu’elles occupaient selon eux depuis toujours. Ceux du nord de l’émirat aujourd’hui proche de la ville d’Al Khor, ainsi que sur la ville de Wakara deuxième foyer de peuplement du Qatar situé au sud de Doha. Ainsi, avant le début du XXe siècle et l’arrivée des anglais sur le territoire, le pouvoir des Al Thani pâtit d’une faible légitimité historique par rapport à d’autres tribus plus anciennement implantées sur le territoire.

En 1916, l’accord signé entre le petit-fils du fondateur de la dynastie des Al Thani le cheikh ‘Abd Allah bin Qasîm et la Grande-Bretagne impose l’autorité centrale des Al Thani sur l‘ensemble du territoire. Au cours de cette période, la dynastie régnante éprouve toutefois de grandes difficultés à imposer son pouvoir. Les menaces incessantes d’Abdelaziz bin Saoud à l’ouest de la frontière du Qatar, le développement de la crise industrielle perlière dans les années 1920 ainsi que la grande mobilité de la population au sein de la péninsule arabique, rendent d’autant plus complexe la cohésion de ces membres autour d’une autorité centrale568

et limite considérablement l’autorité des Al Thani sur la vingtaine de clans présent sur le territoire. En 1935, l’économie du Qatar est au plus bas. Sonnant presque comme une ironie aujourd’hui lorsque l’on connaît la fortune amassée par la dynastie régnante, la détresse financière de l’émir ‘Abd Allah bin Qasîm pousse celui-ci hypothéquer sa demeure pour 17 000 roupies indiennes569

. Devant le délitement de son pouvoir économique et politique, l’émir est contraint de s’en remettre à l’autorité des britanniques pour renforcer sa position. Sous la pression, le cheikh doit accepter cette même année la concession proposée en 1926 par l’Anglo-Persian Oil Companie (APOC)570

alors que l’émir avait longuement hésité à concéder ces droits à la Couronne anglaise. Notons que peu de temps après la signature de cet accord, l’APOC devint une filière de l’Iraq Petrolium Company, puis Petroleum Development Qatar Ltd, avant de prendre le nom de Qatar Petroleum Company et enfin celui de Qatar Petroleum571.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale l’exploitation du pétrole qatari n’a pas immédiatement permis aux Al Thani de renforcer leur domination sur les autres clans ni

568 DAZI-HENI Fatiha, Monarchies et sociétés d’Arabie. Le temps des confrontations, Les Presses de Sciences Po, 2006, p 174, voir également, ZAHLAN Rosemarie S, op. cit..

569 Après la signature de la concession pétrolière avec l’APOC (Anglo-Persian Oil Companie), l’émir reçu un paiement de 400 000 roupies indiennes et l’assurance de recevoir 150 000 roupies indiennes par an les six premières années, puis, passé ce délai, 300 000 roupies indiennes par an. Voir FROMHERZ Allen, Qatar, A

modern History, New York, I.B Tauris, 2012, p 75. 570 ZAHLAN Rosemarie S, op. cit.. p. 71.

571 Sur ce point nous consulterons avec attention, OTHMAN Nasser, With their Bare Hands: The Story of the Oil industry in Qatar, Longman Group United Kingdom, 1984.

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d’apaiser les dissensions au sein de leur grande famille. Au contraire. Comme le note Jill Crystal le développement de l’économie de rente au Qatar va davantage alimenter les conflits et la division au sein du territoire572

. Dans les années 1950, l’émir engage une série de réformes par lesquelles il indexe le taux de redistribution des dividendes de la rente des hydrocarbures à la proximité de la filiation des individus au clan du cheikh ‘Abd Allah bin Qasîm. Plus un individu est proche de la lignée de l’émir ‘Abd Allah bin Qasîm plus celui-ci a des chances de se voir doté d’un fort pouvoir économique et politique. Contrairement à d’autres émirats de la péninsule arabique, la mainmise par la famille régnante sur la redistribution de la rente pétrolière va exacerber les tensions entre ceux qui bénéficieront pleinement de ces ressources, les groupes proches du pouvoir et ceux qui obtiendront un moindre avantage dans la distribution de cette rente573

. À partir du milieu des années 1950, les factions les plus lésées par l’institutionnalisation du principe de redistribution de la rente des hydrocarbures comme la tribu des Al Hamad ou encore celle des Al Attîya, tribu originaire de la région centrale du Nadjd en Arabie Saoudite et associé par alliance à la tribu des Al Thani, vont être les fers de lance d’un mouvement d’opposition au pouvoir des Al Thani.

Lorsque l’émir ‘Alî ibn Abdallah Al Thani succède à son père en 1949, la contestation s’étendra aux classes marchandes présentes au Qatar. Parmi elles, on trouve notamment la tribu des Al Misnad, une frange de la grande tribu marchande des Al Muhannadî par ailleurs liée au contrat de concession pétrolière de la Qatar Petroleum entre 1951 et 1956574. Suite à

l’organisation d’un mouvement de contestation qui paralysera la compagnie, le nouvel émir entreprend une série de réformes par laquelle il tente de reprendre l’initiative politique en imposant la gestion de la rente des hydrocarbures par l’État central. Ici, le recours à l’exercice de la force fait écho aux recherches déjà entreprises dans la fin des années 1980 sur le développement des structures rentières des États du Moyen-Orient. Pour Lisa Anderson575

, la nature exogène des revenus de la rente, en ce qu’ils proviennent de sources extérieures à la société—il s’agit des revenus versés par la Grande-Bretagne dans le cas du Qatar— permet de comprendre le caractère autoritaire des régimes dans ces pays. En effet, et d’après « l’École de l’État rentier » ou « renterism » dans sa version anglaise576

, le fait que ces États disposent d’une

572 CRYSTAL Jill, Oil and the Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge CUP, 1990, citée dans, DAZI-HENI Fatiha, op. cit.. p 177.

573 Ibid. p 176. 574 Ibid, p 177.

575 ANDERSON Lisa, The State in the Middle East and North Africa, Comparative Politics, vol. 20, n°1, oct. 1987.

576 TALAHITE Fatiha, Le concept de rente appliqué aux économies de la région MENA pertinence et dérive, disponible à l’adresse suivante http://www.univ-paris13.fr/cepn/IMG/pdf/wp2005_07.pdf; texte présenté au

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source financière importante leur permet de doter leurs institutions coercitives de moyens considérables dans le but « de ne pas prendre leurs responsabilités vis-à-vis de la société en ne répondant pas à ses demandes de meilleure gouvernance »577

. En ce sens, une étude réalisée par la Banque Mondiale en 2003 met ainsi en perspective trois effets principaux caractérisant la tendance autoritaire des États rentiers :

1) taxation effect : devant la richesse accumulée, les États rentiers peuvent réduire la pression fiscale sur la société et dans le même temps se dégager des contreparties sociales dues à l’impôt, notamment en ce qui concerne les réponses à apporter aux demandes sociales.

2) spending effect : la formation d’une classe rentière qui amenuise la demande de réformes et qui participe à amoindrir l’effet de l’institutionnalisation de l’État.

3) group formation effect : la formation de groupes sociaux indépendants des structures de l’État se voit limitée par les moyens dont dispose le gouvernement afin de protéger son monopole dans l’initiative politique578

.

Entre 1960 et 1990, l’ère rentière va être particulièrement profitable au développement économique des monarchies du Golfe. Fort de cet enrichissement, la dynastie des Al Thani s’emploie à mettre en œuvre une marche forcée du Qatar vers la modernité. En raison du faible pourcentage d’actifs nationaux, l’émirat appuie son développement sur une main-d’œuvre expatriée qui pouvait dès lors constituer une menace à la formation de l’identité nationale du pays. Afin de pallier cette difficulté et d’asseoir définitivement sa légitimité sur les autres tribus de la péninsule, l’émir ‘Ali Al Thani institutionnalise le principe « de préférence nationale pour l’acquisition d’emplois, de logements et de commerces » et interdit « aux non-qataris de détenir un commerce sans l’acquisition d’une licence préalablement délivrée par des nationaux »579

. À noter que ce principe perdure à ce jour dans l’émirat à travers le concept du sponsoring. Le pouvoir qatari par le biais de l’émir Al Khalifa ben Hamad Al Thani, s’emploie également à produire un nouveau récit identitaire afin de consolider l’adhésion et la loyauté à la dynastie régnante.

colloque international : Les enjeux énergétiques : le challenge de l’avenir , Faculté des sciences

économiques, sciences de gestion et sciences commerciales, Université d’Oran (Algérie), 21-22 novembre 2004. Voir également sur cette question GWENN Okruhlik, Rentier Wealth, Unruly Law, and the Rise of

Opposition. The Political Economy of Oil State, Comparative Politics, vol. 31, n°3, avril, 1999. 577 Ibid., p 2.

578 BANQUE MONDIALE, Vers une meilleure gouvernance au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ; Améliorer l’inclusivité et la responsabilité, Rapport sur le développement au Moyen-Orient et en Afrique du

Nord, Wahsington D.C, 2003. 579 DAZI-HENI Fatiha, op. cit.. p 178.

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b) L’émir Khalifa Al Thani et la consolidation de l’identité nationale qatarie

Le terme d’identité nationale comporte la difficulté principale de recouvrir une très grande latitude sémantique amenant certains, à l’instar de Claude Dubar, à comparer cette notion à un « mot valise » duquel historiens, sociologues, politistes ou encore anthropologues fournissent une interprétation qui leur est propre580

. Au sein de la théorie des relations internationales le concept est au cœur de la pensée constructiviste des relations internationales telle qu’introduit par Freidrich Kratochwil581

et reprise dans sa conception moderne par les nombreux travaux d’Alexander Wendt582

. Cependant, nous ne chercherons pas ici à caractériser la formation de l’identité nationale dans les stratégies extérieures adoptées par l’émir Khalifa ben Hamad Al Thani, ce qui relève de la lecture constructiviste, mais davantage à comprendre comment la mobilisation de marqueurs identitaires a participé à la consolidation de la légitimité du pouvoir des Al Thani dans l’espace national. Dans les pas des travaux d’Anne-Marie Thiesse583

, nous cherchons à mettre en évidence l’aspect dynamique du processus de construction de l’identité nationale qatarie tel que notamment l’avait entrepris l’anthropologue spécialiste du Qatar Anie Montigny584

. À l’arrivée au pouvoir de l’émir Khalifa ben Hamad Al Thani en 1972, une année après l’indépendance du Qatar, celui-ci s’emploie à renforcer le sentiment national autour de la famille des Al Thani au moyen de deux leviers complémentaires : d'une part, par la construction d’un nouvel « imaginaire national »585

et d'autre part, en engageant la société qatarie dans un processus accéléré de modernisation.

Comme le note Pierre Ansart lorsqu’il s’attache à définir le processus d’identification sociale, « l’identification est un processus qui favorise l’unité d’un groupe et entraîne les sujets à se conformer aux valeurs communes »586. La promotion par le pouvoir d’une politique

identitaire revêt une importance particulière « dans le cas où la construction stato-nationale est récente après un changement politique, une sécession, une indépendance ou bien lorsque cette

580 DUBAR Claude, la crise des identités, Paris, Puf, 2000, p 7.

581 KRATOCHWIL Freidrich, Rules, Norms and Decisions, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 582 Parmi ces travaux, nous pouvons citer notamment WENDT Alexander, The Agent Structure Problem in International Relations Theory, International Organization, 41 (3), été 1987, p 335-370; Anarchy Is What States Make of It. The Social Construction of Power Politics, dans DER DERIAN James (Ed), International Theory. Critical Investigations, Basingstoke, MacMillan, 1995, p 129-177; ou bien encore, Social Theory of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

583 THIESSE Anne-marie, La création des identités nationales. L’Europe XVIIIème-XXème siècles, Paris, Seuil, 1999.

584 MONTIGNY Anie, le territoire livré à l’arbitrage de Dieu. L’interprétation de la loi par les Al Na’îm du Qatar, Étude rurales, juillet-décembre 2000, 155-156, p 51-74 ; La société qatarie au regard de l’histoire,

Moyen-Orient, N°16, Octobre-Décembre 2012, p 24-27.

585 ANDERSON Benedict, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1er édition 1983, 1996

586AKOUN André et ANSART Pierre (dir), Identification, in Dictionnaire de la sociologie, Paris, le Robert, Seuil, 1999, p 263.

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