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LA PSYCHIATRIE, SCIENCE RÉFLEXIVE

Dans le document Td corrigé Gregory Bateson - Ma Pomme pdf (Page 173-176)

IX - La pensée psychiatrique

LA PSYCHIATRIE, SCIENCE RÉFLEXIVE

En physique, et partiellement en anthropologie et dans diverses sciences, entre autres notamment en histoire [42], on se rend compte maintenant qu'il faut inclure l'observateur et même le théoricien dans le système étudié. Les théories physiques et les travaux historiques sont tous deux des élaborations humaines; on ne peut donc les comprendre qu'en tant que produits d'une interaction entre les données et le chercheur, être humain qui vit à une certaine époque au sein d'une certaine

culture. La question qui se pose ici est de savoir si la psychiatrie est aujourd'hui une science réflexive dans le sens où les psychiatres ont l'habitude de considérer que leurs théories et leurs pratiques sont l'œuvre 289 d'êtres humains et, en conséquence, matière à étudier du point de vue psychiatrique.

Les propos de bon nombre des psychiatres cités dans ce chapitre montrent qu'ils étudient de plus en plus leurs propres théories et actions d'un point de vue psychiatrique. Nous pourrons citer ici quatre opinions pour illustrer différents types de pensée réflexive.

Un jungien:

Les gens s'orientent effectivement d'eux-mêmes vers ses travaux [ceux de Jung] selon l'archétype culturel qui leur est naturel (religieux, esthétique, philosophique ou social). Mais l'analyste jungien est quelqu'un qui devrait avoir élaboré à travers cela une position véritablement psychologique (…) qui subordonne tous ces archétypes à la compréhension psychologique (…) Il serait régressif, à mon point de vue, de retomber dans une Weltanschauung [vision du monde] religieuse ou philosophique.

Un freudien:

La métapsychologie [est] la coordination de différents points de vue (dynamique, historique et économique).

Un médecin psychiatre:

Le premier devoir du thérapeute est de parvenir à être à l'aise. S'il est lui-même anxieux ou tendu, il ne peut pas faire de thérapie. Et cela est vrai même s'il contrôle son angoisse.

Un jungien:

Une analyse, c'est une relation personnelle à l'intérieur d'un cadre impersonnel.

Le sujet de la réflexivité est traité à la fin de notre tour d'horizon sur l'épistémologie en psychiatrie, parce que c'est dans ce domaine que les différentes tendances et les changements sont actuellement les plus évidents dans l'univers psychiatrique. La plus grande différence entre les théories psychiatriques d'hier 290

et les théories qui seront probablement celles de demain dépendra peut-être de la mesure dans laquelle les théoriciens considéreront leurs propres élaborations comme l'objet de l'étude psychiatrique.

La nature non réflexive de la théorie psychanalytique à ses débuts sera illustrée par ces propos d'un intellectuel européen qui faisait une conférence sur l'historique des idées de Freud. Il disait approximativement que Freud considérait la psychanalyse comme une investigation de caractère historique – plus particulièrement une investigation sur l'histoire de la vie de l'analysé. L'analyste, à la fin de l'analyse, devrait avoir une connaissance parfaite des éléments significatifs et importants de l'histoire de la vie du malade depuis sa naissance jusqu'au moment où ce patient est entré en analyse.

Dans la discussion qui suivit l'exposé, le conférencier insista à nouveau sur le fait que l'histoire de la vie du patient telle qu'elle était étudiée par Freud se terminait au moment même de l'entrée en analyse et non pas à la fin. Et il convenait, lui qui parlait en analyste sagace, jetant à présent un regard d'historien vers le passé, que la théorie thérapeutique aurait pu progresser beaucoup plus rapidement si Freud avait considéré l'analyse elle-même comme une partie de la période étudiée.

L'orateur était, lui, conscient de la nécessité de la réflexivité en psychiatrie et il savait que Freud avait adopté un point de vue différent. La psychanalyse a toujours souligné qu'elle était en étroite relation avec l'histoire, et il est donc intéressant de trouver un énoncé aussi éloquent de l'absence de réflexivité de la pensée psychanalytique à ses débuts. Aujourd'hui, par contre, c'est l'histoire elle-même, plus que toutes les autres sciences, qui a pris conscience de sa propre réflexivité.

La question n'est pas simple, parce que, quoique Freud – au moins au départ – ait pu adopter une position non réflexive, de nos jours au moins une certaine conscience de la nature réflexive de la science est devenue presque (sinon tout à fait) orthodoxe et il résulte de ce changement que toute l'épistémologie de la psychiatrie est en train de prendre une forme très différente. Même à l'époque de Freud, on s'est vite rendu compte que les tendances névrotiques de l'analyste constituaient un important ensemble de facteurs déterminants de la progression de toute analyse, ce qui, après tout, constitue le premier pas vers la reconnaissance de la réflexivité. Dès les premiers temps, on a 291 attendu de l'analyste, dans les cercles orthodoxes, qu'il se soumette à l'épreuve d'une analyse didactique, et les analystes les plus sérieux acceptent l'idée ou le sentiment que cette expérience de formation n'est jamais achevée. Pour eux, les expériences thérapeutiques, durant lesquelles ils jouent maintenant le rôle du thérapeute, constituent une partie centrale de leur propre évolution personnelle, continuelle, au cours de laquelle ils accomplissent ou subissent eux-mêmes des changements. Ils s'efforcent d'en être conscients et par conséquent ils arrivent à une connaissance réflexive du processus thérapeutique dans lequel ils ne sont pas seulement des manipulateurs mais des participants – à la fois actifs et passifs.

Ce ne sera pas le cas pour ceux des analystes qui considèrent qu'il ne leur incombe pas de perfectionner leur métier, mais seulement d'en user comme un instrument de travail utile et lucratif; mais il en existe une pléiade d'autres qui jugent que la profession analytique implique une continuelle auto-investigation et pour qui, en conséquence, une véritable séance d'analyse doit toujours être un travail réflexif. Il est probable que ceux-là considèrent la thérapie non pas comme un objectif qui peut être atteint, mais plutôt comme une habitude de vie continue, acquise en analyse didactique, mais poursuivie tout au long de leur carrière professionnelle.

Le fait que le psychiatre envisage la psychiatrie comme une science réflexive ou non déterminera les aspects les plus profonds de l'éthique et de la pratique de son activité – ou sera déterminé par ces aspects. Sa relation au patient, sa conception de l'interaction humaine, et son besoin de se défendre lui-même contre les attaques du patient seront différents selon que son amour-propre sera investi dans une image statique de lui-même comme professionnel formé dans un certain métier ou dans une image dynamique de lui-même en constante évolution et en constante formation. Pour le thérapeute statique, la découverte de toute erreur qu'il peut faire sera une menace; pour celui qui est dynamique, la découverte de l'erreur est porteuse de la promesse de nouveaux progrès.

En présentant la psychiatrie comme une branche de la pathologie, nous avons indiqué qu'il y a un profond clivage entre ceux qui cherchent à atteindre des objectifs limités et immédiats et ceux qui veulent soutenir les développements des modèles qui 292 s'élaborent. Ici, en ce qui concerne la question de la réflexivité, nous avons une opposition du même ordre entre ceux qui sont prêts à considérer les processus thérapeutiques comme une relation de cause à effet unilatérale dans laquelle le thérapeute lui-même ne change pas pour l'essentiel et ceux pour qui la procédure thérapeutique implique un processus dynamique permanent chez le thérapeute lui-même. Et, bizarrement, ce sont ces derniers qui, dans l'ensemble, sont au diapason des théories épistémologiques les plus modernes et qui ont cours dans les autres sciences.

[1] La séparation entre sujet et attribut, et en général la notion de qualités séparables des substantifs, n'est pas une caractéristique obligatoire du langage et ne se trouve effectivement pas dans toutes les langues existantes. Par exemple, Dorothy Lee [96] explique que la langue de Trobriand n'a pas cette caractéristique. Elle n'a pas de mots que le docteur Lee considère comme des adjectifs: au lieu de cela, elle compte de multiples formes substantives hautement différenciées. C'est ainsi qu'il est possible au locuteur trobriandais de se passer des adjectifs «mûr» et

«pas mûr» parce qu'il utilise un substantif pour l'«igname mûr» et un autre pour l'«igname pas mûr». En fait, non seulement il «se passe» de la forme adjective, mais même il ne pense pas en termes de qualités qu'il soit concevable de séparer des substantifs puisqu'il n'a pas l'idée de ce qu'est un adjectif. En latin également, il est impossible d'utiliser un verbe sans inclure dans le mot même qui dénote l'action une référence à l'agent. Cogito est traduit en français par «je pense», mais il est clair que l'on commet ici un abus: la relation indiquée entre la personne et l'acte de pensée est changée. «Cogito ergo sum», formule centrale pour l'épistémologie, ne peut être traduit que d'une façon approximative en langue française.

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X - La convergence de la science et de la

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