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ÉNERGIE ET QUANTIFICATION

Dans le document Td corrigé Gregory Bateson - Ma Pomme pdf (Page 168-173)

IX - La pensée psychiatrique

ÉNERGIE ET QUANTIFICATION

Nous pouvons introduire ce sujet par une série de citations. Tous ces propos ont été tenus par des analystes freudiens.

L'énergie était un pseudo-concept. Il [Freud] pensait que ce devait être une sorte d'énergie, mais que cela pourrait évoquer aussi un certain positionnement dans le corps.

Freud a aussi un point de vue économique, qui définit la tendance à maintenir à un minimum les niveaux d'excitation (…) Des poussées soudaines doivent être pénibles.

Le matériel refoulé (…) est comme un corps étranger dans le psychisme et il exerce une pression en cherchant à se décharger (…) Il peut parvenir à s'exprimer sous une forme dérivée.

D'un point de vue neurophysiologique, une névrose exprime les efforts que fait une pulsion refoulée pour arriver à se décharger. C'est une irruption d'énergie à travers le mur qui sépare le conscient de l'inconscient.

C'est autour du concept d'énergie que Freud et ses adeptes ont construit des théories qu'ils ont eux-mêmes comparées aux théories économiques du XIXe siècle.

Les fondements de la psychanalyse ont été posés à la même période scientifique que les fondements des théories économiques classiques et ils sont étroi-tement liés à la physique des années 1850. A cette période, le principe de la conservation de l'énergie (le premier principe de la thermodynamique), formulé par Mayer en 1840 et par Joule en 1845, dominait les courants de pensée orthodoxes. Le présent exposé n'a pas pour but de chercher dans quelle mesure les théories de la physique de l'époque ont contribué à déterminer 282 la formation des théories économiques et de la théorie psychanalytique. Nous remarquons seulement que, dans ces trois domaines, on rencontre des tendances similaires et, également, que des courants de pensée apparentés ont dominé en biologie à la même époque. Ils ont abouti à la théorie de la sélection naturelle ainsi qu'à d'autres idées, comme par exemple que le mâle serait surtout catabolique et la femelle anabolique.

Il est notoire également que les psychiatres ont ignoré tout le courant de pensée influencé par le second principe de la thermodynamique (Carnot 1824; Clausius 1850; Clerk Maxwell 1831-1879; Willard Gibbs l876; Wiener, Cybernetics, 1948).

Alors que le mot «énergie» est quotidiennement sur leurs lèvres, il est d'autant plus étonnant que l'«entropie» leur soit presque inconnue. S'ils avaient adopté la notion alternative de Freud, celle d'un «positionnement spatial» mentionnée dans la première des citations ci-dessus, l'état actuel de la théorie aurait peut-être été plus cohérent.

Nous ne désirons pas procéder dans le cadre de la présente étude à une critique de la théorie freudienne. Kubie, qui était lui-même un praticien freudien, l'a déjà fait [94]. Nous nous fixerons plutôt deux tâches: nous chercherons à tirer au clair les liens entre la formulation freudienne du système de l'énergie et la théorie générale de la communication proposée ici; et nous chercherons ensuite à comprendre les implications secondaires (deutero-implications) des théories freudiennes. En admettant que les freudiens et beaucoup d'autres psychiatres partagent encore ces façons de penser au XXe siècle [61], quelles en sont les conséquences pour leurs opérations thérapeutiques et leurs valeurs sociales ?

Les théories freudiennes de l'énergie ont quatre types de contenus principaux:

1. L'énergie psychique a un rapport avec (mais n'est pas synonyme) des notions telles que motivation, pulsion, but, désir, amour, haine, etc. La nature exacte

de la relation entre l'énergie psychique et la motivation est floue, mais il semble que l'énergie psychique soit, au sens strict, une «substance» dont l'aspect phénoménal est la motivation. L'énergie psychique prend sa source dans les profondeurs du système instinctuel de la personnalité.

2. L'énergie psychique est indestructible. 283

3. L'énergie psychique est protéenne: elle se transforme de sorte qu'un désir ou une haine qui n'ont pas été utilisés dans une direction pourront de façon prévisible s'exprimer phénoménalement dans quelque autre direction. La sublimation est un exemple de cette transformation de l'énergie.

4. L'énergie psychique est limitée en quantité et la quantité totale disponible dans un organisme donné est du même ordre de grandeur que la quantité dont l'organisme a besoin pour la motivation des multiples activités de la vie.

Si, par exemple, l'organisme gaspille beaucoup d'énergie en conflit psychique, il en sera appauvri en conséquence.

Historiquement, Freud et les philosophes du XIXe siècle n'eurent connaissance d'aucun modèle physique d'où ils auraient pu tirer une formulation précise sur la nature d'une finalité. Ils ne sont pas parvenus à percevoir l'analogie formelle entre les caractéristiques autocorrectrices du milieu interne (ce que soutenait alors Claude Bernard) et les phénomènes autocorrecteurs du comportement adaptatif et intentionnel. En effet, les problèmes de téléologie non résolus ont déterminé l'importance de l'abîme qui, historiquement, existait alors entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Il semble que les théories freudiennes de l'énergie aient tenté d'établir un pont au-dessus de cet abîme en empruntant à la physique le concept d'énergie et en assimilant partiellement cette notion à la motivation. (La théorie de la sélection naturelle constituait une autre tentative du même genre).

De nos jours, il existe de nombreux modèles physiques et biologiques qui présentent des caractéristiques autocorrectrices, notamment les servomécanismes [134], les systèmes écologiques [80], et les systèmes homéostatiques [37] – et nous savons beaucoup de choses sur le fonctionnement et sur les contraintes de ces modèles [153].

Tout le problème de la téléologie a par conséquent changé, et il est évident aujourd'hui qu'on parviendra probablement à jeter un pont entre les sciences naturelles et les sciences humaines à partir de la notion d'entropie et à partir du second principe de la thermodynamique plutôt qu'à partir de l'énergie et du premier principe [180]. Notre présent exposé sera par conséquent centré sur l'opposition qui existe entre un système de théories et d'actions dérivé de la conservation de l'énergie et un système reposant sur des considérations d'entropie. 284

Nous partons de deux sortes d'oppositions.

Premièrement, l'énergie physique est indestructible. L'entropie négative (ou ordre) peut être créée (et l'est continuellement) par des entités finalisées et peut être détruite par ces entités ou par l'intrusion d'événements aléatoires.

Deuxièmement, l'énergie est une «substance» dont la quantité et les variations sont indépendantes des buts ou de l'état d'esprit de quelque organisme que ce soit (il y a toujours autant d'énergie présente dans un système physique donné, quels que soient nos désirs ou notre information). L'entropie négative, par contre, est une quantité synonyme d'information; elle est par conséquent déterminée, au moins en partie, par l'état d'esprit existant chez un certain être humain ou une autre entité

finalisée. L'entropie représente un énoncé sur une relation entre une entité finalisée et un certain ensemble d'objets ou d'événements.

Ces deux différences, en se combinant, créent une profonde opposition entre les philosophies qui mettent l'accent uniquement sur l'énergie et celles qui soulignent l'importance de l'entropie en plus de l'énergie. Cette contradiction peut s'énoncer ainsi: si nous considérons l'homme uniquement en termes de conservation de l'énergie, l'image que nous nous ferons de sa situation ressemblera à celle d'une boule de billard; c'est le prototype du matérialisme fataliste du XIXe siècle. Si toutefois nous ajoutons l'idée d'entropie à la conservation de l'énergie (car l'homme est soumis au premier principe), notre tableau de l'homme devient celui d'un démon de Maxwell: il est capable dans une large mesure de trier des cartes dans un jeu et d'imposer son ordre à l'univers dans lequel il vit – cet ordre étant sa définition de l'entropie négative. Il est concevable qu'un tel homme puisse trier les isotopes de l'uranium pour contrôler des sources d'énergie bien au-delà de celles de son propre métabolisme. Ou bien il pourra peindre des tableaux, ou bien ordonner des sons musicaux pour en tirer du plaisir. Il existe, certes, des limites à ce qu'il peut faire. Il ne peut pas créer de machines à mouvement perpétuel et il est peu probable qu'il puisse faire sauter la banque du casino de Monte-Carlo. Mais, entre les limitations qui sont celles de sa propre ignorance (dans les jeux, il augmente délibérément sa propre ignorance en battant les cartes), celles de la conservation de l'énergie et de la matière et celles qui sont dues au fait qu'il n'a qu'un pouvoir limité de changer ses propres désirs et ses propres finalités, 285 l'homme de ce second tableau a les possibilités et les faiblesses d'un être humain. Il n'est pas passif: il est partie prenante dans son univers propre.

Cependant, l'image de l'homme-boule de billard ne symbolise pas correctement la philosophie de la vie selon Freud. En d'autres termes, les théories freudiennes ne se limitent pas strictement à considérer l'homme en fonction de la conservation de l'énergie – et, effectivement, pourquoi le devraient-elles ?

En réalité, il existe au moins trois idées qui modifient ce que serait l'image intolérablement restrictive de la boule de billard pour se rapprocher de quelque chose qui ressemblerait plus à une image de l'humanité.

Premièrement, l'énergie psychique est liée ou équivaut à la motivation et, en conséquence, des notions plus appropriées à l'étude de l'entropie et de la finalité sont introduites sous le couvert de cette mauvaise dénomination.

Deuxièmement, le concept de transformation de l'énergie, emprunté à la physique, est atténué pour donner l'idée que l'homme peut négocier dans ses échanges d'énergie.

Troisièmement, une série d'entéléchies (c'est-à-dire d'entités internes mythiques, finalisées, véritables démons de Maxwell) –le Ça, le Moi et le Surmoi (ou animus et anima de la théorie jungienne) – sont introduites dans le système théorique et plus ou moins personnifiées.

De ces trois façons d'humaniser le tableau, les deux premières sont nettement fallacieuses, mais les raisons pour humaniser l'image théorique de l'homme ont été de bonnes raisons. La seule métapsychologie qui pouvait légitimement être édifiée à partir de ce que Freud savait de la physique du XIXe siècle aurait été totalement destructrice de l'esprit humain, alors que ce qu'il a produit, bien que scientifiquement faible, a quand même été moins destructeur.

Bizarrement, bien que Freud ait été critiqué à de nombreuses reprises, pour avoir introduit des entéléchies dans son système théorique, il semble aujourd'hui que cela ait assez bien résolu temporairement le problème de la finalité qu'il n'était pas possible à l'époque de résoudre de façon plus définitive. La solution de Freud était bonne en ce sens qu'il est assez facile aujourd'hui de traduire ces entéléchies en notions plus modernes. Que le corps humain contienne de nombreux circuits interdépendants et 286 autocorrecteurs, nous le savons maintenant et nous connaissons la nature générale de ces circuits. Il est par conséquent facile d'imaginer à la place d'entités telles que le Ça, le Moi et le Surmoi d'autres réseaux plus complexes auto-optimisants et autocorrecteurs. Avec les métaphores énergétiques de Freud, cependant, on ne peut rien faire, sinon reconstruire presque totalement la théorie, en repartant des considérations sur l'entropie.

Ici, cependant, nous ne nous occupons que des implications des théories de l'énergie pour l'épistémologie. Nous nous demandons seulement comment ces théories, justes ou fausses, ont contribué à façonner les conceptions du psychiatre sur l'homme.

Une remarque d'un freudien orthodoxe, retranscrite mot pour mot, illustrera ce qui nous semble être une attitude générale. L'orateur était en train d'établir un critère pour distinguer «guérison magique» et «traitement rationnel» et il tirait ce critère de la proposition suivante qu'il considérait comme un postulat fondamental:

«Vous ne pouvez pas atteindre un objectif sans dépenser une quantité adéquate d'énergie.»

Un tel postulat détermine toute une conception de la vie, et il vaut la peine d'examiner ses implications secondaires (deutero-implications) avec quelque attention. D'abord, ce postulat énonce un coût avec toutes les implications morales et économiques possibles de ce concept, y compris les notions d'économie et de gaspillage et l'idée que la dépense d'énergie n'est pas en elle-même agréable. En outre, à partir de cette conception d'un coût mesurable, le théoricien en vient forcément à une grotesque quantification réciproque, non seulement de l'«énergie»

mais également de la valeur des objectifs qui devront être atteints grâce à la dépense d'énergie appropriée. Nous en arrivons ainsi à une philosophie de la vie et à un critère de la santé qui seraient tirés d'une mesure de la «productivité» au lieu de renvoyer à la «créativité». Nous aboutissons à un tableau de l'homme économique dans sa brutalité.

Il vaut la peine de mentionner également que, partant de la quantification et de l'économie de l'«énergie» les plus rudimentaires, les théoriciens prolongent naturellement la quantification à d'autres entités apparentées. Par exemple: «Il faut d'abord que le patient établisse un transfert positif et ce transfert positif est progressivement épuisé par les opérations de l'analyste.»

Mais on peut alléguer que ces tableaux quantitatifs sont vrais 287 et inévitables, et nous pouvons seulement répondre que c'est un tableau secondaire (deutero-picture) dont la validité dépend largement de la croyance de l'homme; et l'on peut démontrer avec d'autres citations que cette croyance n'est pas nécessaire. Il y a, par exemple, le proverbe français «Pour faire des omelettes, il faut casser des œufs» [sic]. Cette idée, dans ses implications, est tout à fait différente du postulat du psychanalyste et se relie beaucoup plus étroitement aux considérations d'entropie. Le proverbe français implique que des modèles soient détruits pour que d'autres modèles puissent être créés et, dès que l'on fixe combien de modèles doivent disparaître, les notions de valeur, sèchement quantitatives, se volatilisent. Il

faut encore que l'homme fasse des choix, et choisir A signifiera souvent la destruction ou la perte de B – mais, dans un monde de modèles, il ne peut pas y avoir de dénominateur commun, ni de mesure de valeur qui soit simple: il ne peut pas y avoir une économie psychique parallèle aux théories économiques du commerce du XIXe siècle.

Quant à la validité générale de ces théories de l'économie psychique, nous admettrons que de telles visions du monde peuvent être imposées aux gens par la matrice sociale dans laquelle ils vivent, et que ces gens apprendront secondairement (will deuîero-learn), au moins en partie, à voir leur univers en ces termes. Cela n'est cependant pas une raison pour croire que ces théories ont une validité autre que «secondaire» (a deutero-validity). Il est improbable que l'homme diffère des autres animaux en ayant un système de valeurs spirituelles aussi grossièrement simplifié.

Finalement, il faut encore ajouter ceci: alors que les théories freudiennes de l'énergie tiennent une place tellement centrale que les freudiens s'y réfèrent comme à des postulats, il existe beaucoup d'autres questions annexes que même les plus orthodoxes aborderont en des termes impliquant des idées d'entropie. Au cours de la même conférence sur la «guérison magique» et le «traitement rationnel» dont nous avons tiré la citation sur l'énergie présentée plus haut, le conférencier a parlé des effets du diagnostic. Ses paroles méritent d'être répétées:

Le diagnostic (…) un regard à travers les symptômes, un regard sur la nature réelle de la maladie (…) c'est le domaine et l'obligation du médecin de diagnostiquer (…) c'est surtout pour le diagnostic que le patient 288 va chez le médecin et, une fois que le diagnostic est fait, le médecin est relativement inactif (…) La guérison dépend de la disposition du patient à affronter les exigences de la réalité, telles qu'elles sont indiquées dans le diagnostic.

Ici, comme dans toute évocation de thérapie intuitive (de l'insight), on présuppose que l'efficacité de la thérapie provient non pas de l'énergie, de forces, etc., mais de la communication. Ce qui est communiqué s'appelle diagnostic. Ce terme inclut en fait une grande variété d'informations à différents niveaux d'abstraction, et particulièrement d'informations sur ce que nous appelons ici les systèmes de codage du patient et du thérapeute. On dit que la thérapie dépend en partie de l'accroissement de l'information (c'est-à-dire de l'entropie négative).

Ainsi, la position freudienne – et la position des thérapeutes non freudiens a été fortement influencée par les freudiens – peut être synthétisée en un cocktail de formulations sur l'énergie, consciemment empruntées à la physique du XIXe siècle, et de formulations dans lesquelles les idées d'entropie sont implicites, bien qu'elles n'aient pas été tirées sciemment du second principe de la thermodynamique.

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