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Si l’on regarde les recherches antérieures, on constate qu'une différence est faite entre deux sortes de terrain : le terrain se déroule soit dans une société autre, soit dans sa propre société. Les œuvres d’anthropologie portent majoritairement sur la société et la culture de l’autre. Ainsi, garder la distance, ou le principe de neutralité est devenu le principe essentiel de l’enquête ethnographique. Après la guerre, et avec la décolonisation, l’anthropologie a du même coup entamé une décolonisation de la discipline elle-même, elle a ainsi un regard moins exotique de la culture de l’autre, nourri par des critiques sur le culturalisme. De plus en plus d’anthropologues s’orientent vers leur propre société et leur propre culture. Cette transformation provoque des discussions à l’égard de la méthodologie : comment les chercheurs gardent-ils une extériorité ? Comment peuvent-ils garder une distance sociale et culturelle avec leurs terrains et les enquêtés ?

Avec la circulation mondiale de la population, de plus en plus de sociologues et anthropologues s’intéressent à un autrui dont la culture se trouve dans leur propre société.

A la fin du 20ème siècle et au début du 21ème siècle, avec la mondialisation plus rapide et

plus étendue, on constate des vagues de migrations massives à l’échelle de la planète. Depuis cette période, certains chercheurs issus d’un groupe ethnique non occidental travaillent sur leur

63 propre groupe. Cela pose des défis méthodologiques pour les chercheurs, surtout pour savoir comment traiter la proximité sociale et culturelle entre l’enquêteur-trice et les enquêtés. C’est le défi que je rencontrais : en tant que Chinoise qui travaille sur l’immigration chinoise en France, comment puis-je surmonter ces défis méthodologiques ? Comment puis-je garder la distance nécessaire pour mener une recherche neutre et scientifique ?

S’il est vrai que la proximité culturelle existe entre moi et les enquêtés, on peut toujours, néanmoins, se demander s’il y a une proximité sociale.

1. Tout d’abord, en tant qu’étudiante étrangère, je suis détentrice d’un titre de séjour « étudiant », alors que les enquêtés sont pour la plupart des immigrants irréguliers ou régularisés mais ayant une expérience de vie clandestine. Une fois régularisés, ils ont un titre « VPF » (« vie privée et familiale », qui a des droits différents du titre « étudiant » dans différents aspects de la vie). De cette manière, nous ne partageons pas la même expérience migratoire.

2. Ensuite, je n’ai qu’une expérience professionnelle dans le secteur de l’enseignement, alors qu’eux ont souvent occupé de nombreux postes variés. La plupart d’entre eux ont commencé à travailler très jeunes.

3. De plus, les enquêtés sont majoritairement originaires de la région de Wenzhou, de la province du Zhejiang et de Fuqing, de la province du Fujian, alors que je viens d’une ville de la province du Jiangsu dont peu d’immigrés sont originaires, et ne maîtrise donc pas leurs dialectes. Nous devons employer le mandarin, le chinois standard, pour se comprendre. Ainsi, je suis plus ou moins considérée comme une « étrangère » par les enquêtés, au vu de mes différences linguistiques et géographiques.

4. Enfin, être chercheuse-femme sur le terrain me donne aussi un statut particulier. Pour les enquêtés, je suis une fille, d’une trentaine d’années mais qui n’a toujours pas fini ses études, qui n’est pas encore mariée (au début du terrain), n’a pas d’enfants non plus, ce qui est très étrange pour eux. Car, à l’âge d’une vingtaine d’années, la majorité d’entre eux sont mariés, ont des enfants, ou sont entrés sur le marché du travail. Par exemple, Madame Liu Taohua, habitante de la Noue, du même âge que moi, a deux enfants scolarisés à l’école primaire. Pour eux, une femme mariée sans enfant, aurait probablement des problèmes de santé qui ferait, « qu’elle n’est pas capable d’avoir un bébé ». Madame Pan Hou, née en 1990, subissait déjà cette pression sociale, n’ayant pas d’enfants à 24 ans. Au travers de ces aspects, j’ai pu prendre une distance sociale

64 avec les enquêtés, ce qui me permettait de réfléchir à la relation entre l’enquêtrice et les enquêtés.

Ainsi, en négociant ma position sur le terrain, j’ai montré, au début, deux faces de l’enquêtrice.

D’abord, du point de vue des habitants, l’enquêteur est un « autrui » et « intrus », qui apparaît dans leur quartier. Cela pose la question de la confiance : au début, les sujets de conversation entre les habitants, tels que le travail, la famille ou le statut juridique (avec titre de séjour ou non) étaient rarement mentionnés avec moi. J’ai l’impression que la confiance n’est pas fondée seulement sur l’ethnicité, mais aussi sur d’autres critères, par exemple, l’expérience de la même trajectoire migratoire. La question était ainsi de savoir quoi faire pour établir une relation de confiance avec ces habitants.

Deuxièmement, l’enquêtrice devient elle-même une sorte de ressources. Lors de l’interaction avec les habitants, la position de l’enquêteur dans le terrain varie en même temps qu'évolue la relation de confiance. Cette position est négociée au fur et à mesure, suivant le déroulement de l’enquête de terrain.

Florence Weber a retracé brièvement l’évolution de la méthodologie de l’ethnographie et montré le principe de neutralité comme principe essentiel pour l’anthropologue. Néanmoins, en traçant son parcours d’enquête dans le terrain avec les enquêtés, elle a mis en cause ce principe, en insistant sur le fait « [qu’]il n’y a pas d’extériorité absolue du chercheur » (Weber 2009 : 29). Dans mon terrain d’enquête, cette extériorité n’a jamais existé, les enquêtés, tant les habitants chinois que les personnels du centre social et culturel ont toujours cherché à m’imposer un rôle, ou une position. Ils cherchent, en mobilisant leur connaissance, à comprendre ma présence sur leur territoire. Une fois arrivée sur le terrain, je suis d’emblée considérée comme une interprète, puisque je maîtrise à la fois le chinois et le français ; de temps en temps, je suis vue comme une journaliste, surtout quand je demande à faire des entretiens avec eux ; parfois je passe pour une espionne, quand je pose trop de questions sensibles, sans expliquer mon rôle de chercheur. A la fin, après des interactions sur le long terme, je suis devenue une amie, pour certains habitants qui fréquentent le centre et qui demandent mes services en tant qu’écrivain public.

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